a. Devoirs du client (umugaragu).

Ceux-ci sont nombreux et presque toutes les études sur le Rwanda en ont fait un relevé quasi exhaustif – mais leur nature dépend en grande partie de la race, des aptitudes, du physique du client. Certains sont rigoureux, d’autres le sont moins ; cependant il y a toujours un caractère vague qui entoure ces devoirs et cela à dessein, car la générosité du maître est généralement en rapport direct avec l’affection et le rôle du client. Ces devoirs étaient à durée indéterminée.

Devoirs du client HUTU.

1. Participer à la construction et à l’entretien de l’enceinte du « kraal » et de ses habitations, les matériaux requis (bois, cordes, roseaux, chaume étant aussi à sa charge). C’est ce qu’on appelle « kwubaka inkike » ;

2. Cultiver (guhinga) les champs du maître ou de l’un de ses parents qu’il désignerait ;

3. Assumer la surveillance nocturne et veiller sur le repos du maître, de sa famille et de ses biens, c’est ce qu’on appelle « kuralira » qui constituait en réalité la corvée la plus détestée et dont se plaignaient le plus les BAHUTU. Ils devaient en effet deux par deux et à tour de rôle, durant le cours de l’année monter pour ainsi dire la garde et passer la nuit à veiller devant la hutte du chef. Chacun d’eux était tenu d’apporter un fagot de bois sec qui leur permettait d’entretenir le feu qui devait durer toute la nuit. Il n’était pas permis de se reposer. Les coups pleuvaient dur sur celui qui se laissait surprendre par le sommeil. Certains chefs abusaient de leur autorité et trouvaient moyen de rendre ce rôle déjà odieux en luimême encore plus pénible en y ajoutant d’autres charges. D’autres, le matin venu, obligeaient les malheureux gardiens à se rendre à la source éloignée et située au bas de la colline, avec une cruche sur la tête pour puiser l’eau nécessaire aux besoins de la journée. Il fallait encore aller couper l’herbe. On ne les congédiait qu’après des tracasseries de ce genre. On prenait quelquefois des travailleurs qui avaient déjà trimé pendant la journée au service du notable ».

4. Porter (guheka) le maître, les membres de sa famille et leurs charges en cas de voyage.

5. La courtisanerie (gufata igihe = littéralement : prendre de son temps pour la courtisanerie). C’est le moment que le client doit choisir pour rappeler à son maître qu’il lui reste fidèle; il réserve ce moment à vraiment faire la cour à son patron, causer, distraire, louer la bonté du maître et de son épouse, le tout assaisonné de pots de bière ou d’hydromel et d’autres cadeaux agréables et utiles au maître et à la ménagère pour essayer de faire maintenir « la cote » déjà obtenue.

6. Être prêt à être dépêché n’importe où, n’importe quand, ou à assurer certaines liaisons (gutumwa) ;

7. Accompagner et défendre le maître dans ses expéditions. Il s’agit du « gutabara » (prêter assistance) Dans un sens large le gutabara consiste à faire preuve de fidélité dans le service ; le vassal se montre secourable dans toutes les difficultés de la vie, si bien que même à la maison, son maître ne manque de rien ».

8. Prendre part aux joies mais surtout s’associer aux malheurs du maître en offrant une vache (indorano) en guise de condoléances, (inshumbushanyo) si le maître encourt une adversité dans ses troupeaux (indemano) pour constituer la dotation des fils du patron, (igihembo) lors d’une naissance dans la famille du patron, (indabukirano) lors de la prise de commandement par le fils du patron du titre de chef de famille, (izimano) à l’occasion d’une visite du patron, etc… Bref, concourir de ses biens à un besoin considéré comme urgent de son maître.

9. Être toujours prêt pour la revue périodique du bétail (umurundo) avec ou sans prélèvement de bétail. C’est l’accomplissement ponctuel, régulier et discret (on se gardera de se montrer au patron et d’autres parleront de vos qualités) de ces devoirs qui était un critère d’appréciation pour la remise de la vache en même temps que c’était une manifestation de « respect » pour le maître. Car, « en tête de toutes les vertus vient le respect (kubaha) et la réserve (kwitonda). En régime féodal on se rend vite compte qu’on doit avoir ces qualités et d’autres ; en tout premier lieu on apprend à obéir. On reçoit l’ordre de faire une commission la nuit, sous la pluie battante : on obéit sans plus ; on ne réplique pas : « c’est trop dangereux, j’ai peur de partir tout seul ». Une obéissance pleine et entière est de rigueur. Celui qui ne peut s’y résoudre ne doit pas se flatter de pouvoir entrer en possession d’un fief. L’action éducatrice, la féodalité développe le respect… Quand on est appelé, on ne se tient pas droit, mais un peu incliné comme quelqu’un Cali veut tendre l’oreille.., la fierté de l’attitude serait inconvenante. On se tutoie généralement, mais le vassal ne se le permettra pas à l’égard de son maître. On ne le regarde pas fixement, de moment en moment, on détourne les yeux. Quand un personnage haut placé tend la main pour le salut, on la prend sans lui adresser la parole, on attend qu’il parle le premier ».

Devoir du client TUTSI.

Les obligations fondamentales sont les mêmes avec cette différence cependant que le TUTSI est naturellement dispensé de participer personnellement aux travaux manuels. « Vu sa race, c’est surtout la cour, la serviabilité, une grande amabilité – voire même flatterie qui importent ». Ainsi donc à cause de sa race, le TUTSI était exempté des quatre premiers points, ci-dessus énumérés, qui étaient comme la charnière des devoirs du client HUTU et qui étaient son lot parce que HUTU, être inférieur aux yeux du TUTSI.

Droits du client.

Ces droits sont en corrélation avec les buts du client suivant qu’il est HUTU ou TUTSI.

Le cas le plus simple est celui où le client HUTU ou TUTSI a pu obtenir une ou plusieurs vaches. En ce cas, ses droits se limitaient à l’usufruit. Il avait les pleins pouvoirs sur les produits et sous-produits du bétail mais jamais la ou les vaches reçues, ainsi que leur accroissement femelle ne pouvaient être considérés comme sa propriété. Malgré la possibilité qu’il avait s’il était TUTSI, de se créer une clientèle personnelle en donnant des vaches reçues, avec l’accord de son maître, cette nouvelle clientèle restait solidaire du nouveau patron ; et si celui-ci était pour un motif quelconque, dépouillé de sa qualité, la clientèle suivait son sort, ou devait passer sous la domination du premier maître.

Mais en plus de cette remise éventuelle de vaches, le maître accordait sa protection. Celle-ci était donc liée à l’obtention de la vache. Au cours de notre analyse, nous avons montré que le candidat-client n’était pas libre de ne pas rechercher cette protection et que la vache sous cet angle était une question secondaire, accessoire même par rapport à la nécessité de trouver un protecteur, étant donné la pression du pouvoir social sur le candidat.

Cependant, il semble que cette pression s’exerçait de façon différente sur les Hutu et sur les Tutsi puisque, comme l’a souligné KAGAME, le TUTSI ne recherchait pas tant la protection, personne ne se permettant de l’attaquer inconsidérément. Ce que le TUTSI recherchait, c’était plus l’affermissement de sa position sociale oui devait lui permettre de parer à tout danger de destitution préjudiciable et d’étendre sa propre influence.

On peut ainsi comprendre que cette protection ait eu une signification différente pour chacun des candidats-clients d’abord et des clients ensuite. Alors que pour le HUTU ne pas obtenir de protection constituait une menace permanente pour sa vie et ses biens, le TUTSI y voyait une menace éventuelle pour ses biens.

Pourtant, comme on l’a vu, la vache n’était pas toujours accordée. Dès lors la protection qui était sa conséquence restait aussi illusoire pour le candidat qui en avait fait le but premier de sa démarche auprès du futur maître. Étant donné que le HUTU était le candidat qui recherchait le plus cette protection, il s’ensuit que la non obtention de la vache le maintenait dans un climat d’insécurité, le contraignant à continuer à « endurer » aussi longtemps qu’il ne trouve aucun autre recours pour éviter le pire. Mais toujours est-il qu’il avait droit à cette protection à la mesure de la promesse de la vache. On peut seulement avancer qu’il était protégé dans la mesure où aussi longtemps qu’il serait connu comme serviteur de tel patron, personne n’oserait le brutaliser.

Droits et devoirs du maître (shebuja).

Le maître a droit, de la part de son client, à tous les devoirs qu’il juge faire partie de la relation née entre lui et son client, en l’absence complète d’une expression de la volonté de ce dernier quant au contenu de ces droits. Il détermine donc arbitrairement ces droits oui sont des devoirs pour son client en y incluant les devoirs décrits ci-dessus.

Il détient en outre seul le pouvoir de sanctionner la méconnaissance de ses droits par la spoliation complète (ukunyaga) qui peut porter également sur le bétail propre au client.

Quant aux devoirs du maître à l’égard de son client, ils sont mal définis et se résument à la remise éventuelle d’une tête de gros bétail apte à la reproduction, et à la protection. Celle-ci pourra se manifester dans la défense de son client lors des palabres surtout, d’abord pour montrer sa puissance en tant que patron, ensuite parce qu’il doit sauvegarder son propre bien, car la vache accordée reste bien la propriété du maître.

Mais le patron mettra d’autant plus de zèle à assurer ses devoirs vis-à-vis de son client, que ce dernier aura montré un dévouement, un zèle d’autant plus grand.

Les considérations que l’on vient de faire révèlent le caractère complexe de l’institution ‘ubuhake et notamment son rôle visant à confirmer dans les faits la doctrine de l’inégalité des races peuplant le Rwanda. Le déséquilibre manifeste entre les droits et les devoirs d’un client HUTU et les droits et les devoirs d’un client TUTSI, déséquilibre justifié par la naissance, est très significatif ce sujet.

Cette distinction de devoirs basée sur la race est très importante si l’on veut saisir les motifs qui ont poussé les HUTU à accueillir avec enthousiasme la rupture du « contrat de clientèle », tandis que les TUTSI tergiversèrent et se tinrent au début des partages avec une réserve calculée. Nous y reviendrons dans un chapitre ultérieur mais il importe de marquer que cette distinction exprime la solidarité et la cohésion qui règnent au sein de la caste TUTSI dans la mission de commandement.

Notre propos a eu pour centre ubuhake en tant qu’expression des rapports entre gouvernants et gouvernés, au niveau des castes avant tout, ensuite, et par extension, au niveau des individus faisant partie de ces castes lesquelles son;; hiérarchisées du point de vue de la puissance sociale, les gouvernants étant ceux qui détiennent le contrôle de cette puissance. C’est en ce sens que nous avons entendu avec MAQUET que la caste TUTSI pouvait en tant que groupe, infliger un grave dommage au groupe HUTU et que n’importe quel individu pouvait exercer une forte pression sur n’importe quel HUTU, quelles qu’aient été par ailleurs leurs qualités personnelles ou leurs possessions individuelles.

L’institution d’ubuhake considérée comme un dérivé de la volonté de la caste conquérante pour stabiliser et renforcer son pouvoir fut un instrument sûr dans l’exercice de cette pression. Le conditionnement psychologique, dont nous avons parlé, pour contraindre les individus de rang inférieur s’assurer une certaine protection d’un supérieur dans un contrat de servitude pour ceux oui appartiennent à la race inférieure, est plus le résultat d’une action collective et individuelle de ceux qui appartiennent à la race supérieure et disposent de plus de pouvoir de pression que le fruit d’un besoin de relation avec les puissants ou de promotion.

En supprimant l’autonomie de la volonté au départ de la relation d’ubuhake, on aboutirait difficilement à qualifier cette relation de « contrat ». En l’absence d’une liberté de refus, sans risque de cette relation, on ne peut non plus parler d’accord.

Dans une telle situation, l’homme de race et de rang social inférieurs (HUTU) se trouve enchaîné, il ne peut réagir sans risquer pour sa vie contre le sort qui lui est fait. A ce titre, nous considérons l’institution d’ubuhake comme un moyen de défense contre les contestations dirigées contre le pouvoir et les situations de privilège TUTSI. « Courbés (les HUTU) sous le joug, leur esprit ne s’élevait pas plus haut. Nous avons l’impression qu’ils n’ont jamais rêvé, avant la pénétration européenne, d’une conception meilleure de la vie. Ils trouvaient assez naturel que le fort abusât de sa situation pour vivre largement aux dépens de ses subordonnés ».

Notre point de vue dans l’analyse de l’institution ubuhake s’éloigne principalement du point de vue adopté traditionnellement sur ce sujet en ce que nous n’envisageons pas cette organisation comme un aspect distinct de la structure politique du Rwanda traditionnel en ce que nous ne limitons pas exclusivement cette organisation au « contrat de servage pastoral ». Au contraire de KAGAME, BOURGEOIS, MAQUET, nous relevons une coïncidence étroite entre les liens d’ubuhake et les rapports d’autorité à tous les points jusqu’ici rencontrés dans le fonctionnement de la société. Pour nous, les relations politiques issues de la conquête TUTSI et rationalisées par la doctrine de la supériorité raciale forment la toile de fond sur laquelle se tissent et se dénouent les relations d’ubuhake entre patrons et clients et non l’inverse ; en d’autres termes, les rapports d’ubuhake constituent une projection des rapports entre conquérants (TUTSI) et conquis (HUTU). C’est à notre avis, ce qui explique la diffusion d’ubuhake dans toute la société et sa stabilité, si on tient compte du caractère contraignant des exigences pour une seule partie dans la relation et spécialement des exigences d’ordre économique.

Comme nous l’avons souligné, au niveau de l’organisation du pouvoir dans l’Etat, tous les TUTSI n’étaient pas gouvernants, mais tous les gouvernants étaient TUTSI. C’est là la suite logique de la philosophie même que le groupe avait du pouvoir, philosophie qui est à la base de l’institution ubuhake et qui se l’intègre.

Grâce à l’analyse faite sur le système, l’on a pu se rendre compte que les TUTSI qui n’appartenaient pas au« cercle » des gouvernants n’étaient cependant pas obligés pour autant de travailler eux-mêmes la terre pour obtenir des produits agricoles. L’institution d’ubuhake, en permettant aux HUTU de disposer du bétail (le jeu de promesses produisant plus ou moins les mêmes effets que leur réalisation au point de vue des devoirs), les a empêchés en même temps d’obtenir des droits de propriété indépendants sur ce bétail. Cette possession précaire du bétail laissait au TUTSI le contrôle ultime de ce bétail, instrument du pouvoir et devenu symbole du prestige social à cause des avantages que pouvaient en tirer ceux qui en avaient le contrôle, en même temps qu’elle leur procurait une main-d’œuvre et des produits agricoles. De ce point de vue, ubuhake donnait aux TUTSI les moyens de vivre et de vivre mieux que l’ensemble des HUTU, sans avoir à participer au labeur manuel de la production. Ainsi, dit MAQUET, dans le processus de production des biens, HUTU et TUTSI assumaient des rôles très différents et avaient des intérêts antagonistes. En s’emparant de la surproduction agricole, les TUTSI confisquaient à leur profit une partie du travail HUTU; d’autre part, ils gardaient entièrement leur capitalbétail et n’abandonnaient qu’une partie de ses intérêts aux HUTU. Comme dans l’économie des débuts de l’industrialisation en Europe, une classe possédant les capitaux et contrôlant le pouvoir bénéficiait de l’excédent de production par rapport aux besoins de subsistance, excédent dû au travail d’une autre classe.

Fondée sur la possession et l’exercice du pouvoir par la caste TUTSI, l’institution d’ubuhake constitue un facteur efficace d’exploitation économique visant à permettre à tous ceux qui sont, par naissance membres de la caste supérieure, de vivre selon les standards de leur groupe. Ubuhake, pour les TUTSI clients servait à les protéger en tant que membres de la caste supérieure, contre la déchéance oui si elle survenait constituerait une inquiétude et un malaise au sein du groupe. C’est ce qui explique que si un TUTSI était incapable de subvenir à ses besoins d’une manière qui convînt à sa caste et s’il semblait sur le point de glisser dans le groupe de ceux qui travaillaient manuellement, la situation devait au plus vite être redressée. Le remède était de devenir le client d’un TUTSI plus riche. Les vaches reçues alors lui permettaient de subsister d’une telle manière qu’il pouvait devenir le patron de quelques HUTU qui travaillaient pour lui et qui cultivaient ses champs. En sauvant son congénère, le seigneur TUTSI obtenait en même temps un instrument d’influence politique et social et son prestige social s’en trouvait rehaussée. Ainsi, la satisfaction des besoins de la caste supérieure n’était pas obtenue par des moyens économiques, mais par la pression sociale.

Illustration d’une philosophie sociale essentiellement ségrégationniste, les relations de clientèle ou ubuhake dans le Rwanda-traditionnel ne pouvaient pas permettre et ne permettaient pas aux HUTU d’accéder à des postes administratifs, mais leur donnaient un droit de jouissance sur une partie des produits de la vache éventuellement donnée. En revanche, le client HUTU devait être à la disposition de son patron de façon à prévenir tout besoin de ce dernier.

On a vu que de la part du client HUTU, cette disponibilité permanente pour satisfaire principalement les besoins économiques de son patron était liée à un besoin de protection, né de la pression de ceux qui, dans la société, appartenant à une même caste, disposaient de plus de puissance sociale collectivement et individuellement, de manière telle qu’en s’en servant, ils pouvaient infliger un dommage sérieux à quiconque appartenait à un autre groupe. Le résultat fut que le client HUTU en tant que client, n’était jamais directement enrichi, mais au contraire appauvri par l’entretien des relations avec un supérieur. Le lien répondait à l’intérêt du patron puisqu’il lui permettait d’acquérir la main-d’œuvre dont il avait besoin pour l’entretien de ses champs ; en outre ce lien d’ubuhake constituait toujours un instrument de puissance susceptible d’apporter au patron une supériorité sur quiconque était pris pour un rival. Système dont l’une des fonctions était l’enrichissement de l’aristocratie TUTSI qu’il dégageait de toute servitude agricole, ubuhake revêtait sur le plan socio-économique le caractère d’une « violence larvée » selon l’expression de L. de HEUSCH qui excluait qu’on puisse dire que la protection accordée par le patron et qui supposait un état de dépendance reconnue est une contrepartie de l’hommage et des services du patron comme s’il s’agissait d’un contrat. Ubuhake est à notre avis l’organisation de l’exploitation par droit naturel des HUTU par les TUTSI. Sous le couvert de la réciprocité, constate Luc de HEUSCH, les paysans sont aliénés : les TUTSI cèdent dédaigneusement et parcimonieusement une infime partie de leur capital à titre d’usufruit, les HUTU cèdent leur force de travail. Le langage tout entier s’est perverti. Il existe une homologie remarquable entre la réciprocité inauthentique des services et l’excessive prudence avec laquelle les TUTSI usaient des mots.

Au cours de cette étude nous avons essayé de montrer que l’institution d’ubuhake doit être comprise comme une institution à fonction avant tout politique en insistant sur l’élément de contrainte qui était déterminant et qui était à l’origine de la relation d’ubuhake dans le chef de la personne inférieure dans cette relation et surtout d’un HUTU.

Le caractère complexe, ambigu, polyvalent que revêt ubuhake a permis à cette institution de comporter un aspect social important en tant que ubuhake est vu sous l’angle d’organisation de certains rapports entre personnes privées dénommée « contrat de bail à cheptel », « féodalité », « contrat de clientèle », etc.

Mais où l’institution ubuhake se trouvait être une organisation de la domination politique TUTSI en plus de ce qui a été dit, c’est à partir du moment où on était en même temps sujet et client, ce à quoi on ne pouvait échapper comme cela apparaîtra dans la section suivante. Etant donné que ubuhake était fondé sur une philosophie du pouvoir basée sur la conquête, il s’en est suivi que tous les chefs politiques étaient aussi des seigneurs. Comme leurs fonctions politiques les aidaient à accroître leur clientèle, le pouvoir a fini par être non pas un service public mais une source directe de richesses nouvelles. Du fait que le seigneur chef politique permettait à ceux de la caste supérieure de se créer aussi une clientèle sans pour autant être chefs politiques, on a fait croire que ubuhake était une système de rapports privés et non un système de rapports gouvernants-gouvernés. C’est cette vue qu’ont adopté généralement ceux qui ont écrit sur le Rwanda et que nous ne partageons pas suite à la démarche terminologique que nous avons faite plus haut et à l’analyse des textes rencontrés dans la recherche de la signification de l’institution ubuhake, sans parler du fait que nous avons vécu dans 1 ambiance créée par le système.

Pour nous donc, ubuhake était une institution essentiellement politique établie pour justifier, stabiliser et renforcer la domination de la caste TU ISI conformément à 1 idéologie inégalitaire introduite dans la société à la suite d’un fait historique de conquête. C’est cet aspect que semble résumer BOURGEOIS, reprenant SANDRART et RUHARA…, lorsqu’il considère comme buts recherchés par le patron dans la relation d’ubuhake qui reste pour lui le « contrat de servage pastoral ». «Asseoir convenablement son autorité : le système de servage pastoral fut le moyen par excellence, inventé par les BATUTSI pour le maintien et la sauvegarde de leur ascendant et de leur autorité politique ; la durée indéfinie des engagements maintenait à tous les degrés de la hiérarchie sociale un souci constant d’obéissance à ceux qui dominent, la spoliation pure et simple pallie par un procédé expéditif, le danger d’une ascension trop brutale ou l’éclosion d’une puissance susceptible de porter ombrage à l’autorité, tandis que l’intrigue et la délation, favorisés par le système, maintenaient la rivalité des petits et l’omnipotence des grands ; recueillir une main-d’œuvre serve, aider des pauvres BATUTSI, acculés à la ruine et à la famine ».

Véritable instrument utilisé par le pouvoir pour la monopolisation de celui-ci et des avantages qui en découlent, ubuhake a eu pour conséquence non seulement d’assurer les privilèges de la caste TUTSI et sa cohésion, ainsi que l’exploitation de la classe paysanne, mais aussi d’EMPECHER L’INTEGRATION INTERGROUPE. En permettant à une caste qui ne travaillait pas de tirer constamment et disproportionnellement profit de la nécessité de sécurité ressentie par le groupe infériorisé, dans une relation de fausse réciprocité, l’ubuhake a véhiculé et installé un système d’aliénation tant politique que culturelle (les TUTSI soulignaient les différences infériorisantes pour les paysans, que les HUTU étaient considérés comme grossiers, impulsifs, incapables de prévoir et d’organiser, tandis que les TUTSI étaient raffinés, très maîtres d’eux-mêmes et nés pour commander) et économique.

Ceci se comprend eu égard à la structure de caste. Conquérants et donc véritables colonisateurs, les TUTSI se devaient d’être conséquents avec la doctrine qui inspirait leur action. Minorité numérique par rapport aux vaincus, il a fallu trouver un moyen pour empêcher tout envahissement de la caste supérieure par la caste inférieure. Une sorte de « carte de mérite civique » comme dira le colonisateur européen, destinée aux personnes hautement méritantes pour qu’on leur permette d’avoir accès au groupe de civilisateurs avec les risques de déchoir si on n’arrivait pas à se maintenir au niveau, fut trouvée : l’assimilation qui « ravalait les TUTSI déchus au rang des pauvres hères Hutu et ‘levait certains Hutu anoblis à la dignité de nobles Tutsi ». Elle constituait la manifestation de la croyance du groupe dominateur en sa supériorité naturelle sur le groupe dominé, puisque la déchéance économique des Tutsi, si elle arrivait, entraînait leur excommunication du commerce de leurs congénères. Mais il faut remarquer que ce « régime des anoblissements fut exercé à l’égard des fidèles courtisans, rares dans les souches paysannes, qui acceptèrent d’être assimilés et d’oublier leur origine… Et en tous cas (de Hutu) une assimilation bien étudiée était appliquée pour absorber le nouvel élément, la finesse hamite avait inventé une formule : on octroyait au néophyte Hutu quelques têtes de gros bétail et on lui donnait une femme Tutsi ; ce qui dans le cadre coutumier avait pour conséquence que les enfants issus de ces mariages sans dot, revenaient à la famille naturelle et étaient donc Tutsi. Tandis que leur père était « icyihuture » (celui qui a renié ses origines Hutu) et les enfants étaient Tutsi à cause de l’origine de leur mère, il s’en est suivi qu’aux yeux des groupes respectifs le Tutsi déchu est resté Tutsi dans le sens de supérieur radicalement, le Hutu anobli est demeuré Hutu aux yeux de la société malgré son avoir et ses mérites qui ont fait qu’il a pu obtenir une femme Tutsi. Dans l’un comme dans l’autre cas, il n’y a pas eu d’intégration inter groupe. Un Tutsi déchu économiquement restait Tutsi racialement et se considérait comme supérieur à un Hutu, même à un Hutu riche. C’est ce qui fait dire à M. P. RYCKMANS, ancien gouverneur du Rwanda-Urundi en parlant de ces Tutsi déchus : « …Toujours le prestige de la race demeure et ils ne se confondent jamais avec les Hutu, favoris des chefs par solidarité de race… Les Batutsi sont exempts de toute prestation humiliante, de toute corvée personnelle, de tout travail manuel surtout ». Plus tard, L. de HEUSCH devait constater à son tour : « aussi bien l’intégration des Hutu et des Tutsi dans un système de castes cohérent, pas plus que l’unité administrative, n’étaient-elles pleinement réalisée dans l’ensemble du Rwanda au début de la colonisation européenne ».

Cette faible intégration s’inscrit dans l’orientation de la rationalité du système et doit moins surprendre, puisque comme on l’a vu, la rationalité du système rwandais paraît moins être celle d’un Etat organisant la société en son entier que celle d’une caste organisant l’exploitation d’une majorité paysanne chargée de la production et soumise à des prestations multiples. Dans une telle optique, le but du système ubuhake et de l’Etat n’est pas de chercher à établir l’égalité entre les castes ou de la favoriser, mais de maintenir le statut quo, c’est-à-dire maintenir et renforcer les inégalités. De cette manière, ubuhake que nous considérons comme institution fondamentalement politique, est selon l’expression de MAQUET, « UN INSTRUMENT D’IMMOBILITE SOCIALE » en ce sens qu’il sert à immobiliser le contrôle du pouvoir entre les mains de la caste et des gouvernants Tutsi, leur permettant ainsi d’organiser la société conformément à leurs intérêts. Dont celui de maintenir et de souligner les différences innées entre les castes, qui, ne pouvant être changées doivent rester une barrière entre ces castes et ainsi empêcher une intégration intergroupe. Le pouvoir et toute institution qui en découle – et donc ubuhake – doivent poursuivre ce but. Le résultat fut atteint, ce qui permet au major R. BORGERHOFF de constater : « comme on le voit les Batutsi ont des traditions aristocratiques… Sans pitié et sans scrupules, dissimulés et polis, ils usent de la lance contre les faibles, du poison contre les forts. A se connaître eux-mêmes, ils ont appris à se méfier de leurs semblables. Aussi s’entourent-ils volontiers de Muhutu, gens simples et d’une fidélité à toute épreuve, auxquels le Mutusi de bonne souche s’impose tout naturellement, au point de faire oublier, par ses qualités incontestables, les défauts qui en sont les revers : l’arbitraire, l’arrivisme féroce et l’esprit de domination absolue ».

C’est cet esprit de domination caractérisé par ubuhake qui « a fait de l’homme du commun au Ruanda-Urundi, pendant de longues années, un être soumis et désarmé, limité à de rares possibilités d’initiative, attendant le plus souvent d’autrui l’évolution de son destin ». Cette remarque du « groupe de travail pour l’étude du problème politique » suggère combien ubuhake dans son développement, son extension et son intensité, a constitué une « note négative », selon l’expression de Nothomb, pour les Hutu. Mais cette observation montre aussi que la situation n’avait pas tellement changé depuis la colonisation européenne, ce nui expliquera l’intensité de la réaction des révolutionnaires contre le système.

C’est dans la mesure où « depuis des siècles, la seule attitude socialement permise au Muhutu est l’attitude de dépendance, s’effacer devant le Mututsi, être soumis, faire des cadeaux, travailler pour eux » ont été considérés par les Tutsi comme les seules qualités du Muhutu que celui-ci dans la recherche de sa libération visera à prouver le contraire en renversant le régime dont il paraît être la victime.

Au terme du processus qui a vu s’imposer l’institution d’ubuhake comme pivot de la vie publique et privée dans la société rwandaise. Les gouvernants et gouvernés sont inégaux et ubuhake est l’instrument de cette inégalité : l’homme de la caste inférieure dans la hiérarchie sociale sait qu’indépendamment des qualités individuelles qu’il peut avoir de par son hérédité individuelle ou de par ses efforts, il sera toujours dans une position subordonnée par rapport à n’importe quel aristocrate quelles que soient les insuffisances personnelles de celui-ci. Il sait que dans tout rapport social, l’appartenance à des castes différentes est le fait primordial dont les deux parties seront tout le temps conscientes et qui déterminera leurs comportements respectifs. Le paysan Hutu sait qu’il doit être déférent, ne pas contredire, ne pas refuser ce qui lui est demandé même s’il ne peut ou ne veut le faire, et surtout qu’il ne doit pas risquer d’entrer en conflit, car les droits de l’aristocratie Tutsi sont supérieurs aux siens. Il sait aussi que la distance entre les caste est infranchissable pour lui, ses enfants, ses parents, la dépendance, la servilité, l’insécurité pour les Hutu, telles sont les conséquences de la philosophie Tutsi du pouvoir et du système d’ubuhake qui en découle et qui concrétisent la domination totale et sans merci de la race des conquérants.

Cependant, si ubuhake fut une institution destinée à stabiliser d’abord et à renforcer le pouvoir des gouvernants, il n’a pas été seul à jouer ce rôle. En effet, pour garantir et affermir l’autorité du pouvoir central, d’autres institutions ont été créées visant à répartir les attributions locales entre des fonctionnaires différenciés : ce sont les institutions administrative et militaire accompagnant et soutenant l’expansion du système d’ubuhake ou plus précisément l’expansion de la domination Tutsi.

Dans la section qui suit, on va examiner dans quelle mesure ces institutions ont contribué au fonctionnement et au maintien de la structure sociale du Rwanda telle que l’a voulue le conquérant Tutsi.

Il ne s’agit pas de reprendre la description ou même l’analyse de ces institutions mais de rechercher dans Quelle mesure à ces institutions sont liés des faits qui ont pu jouer un rôle qu’on peut compter au nombre des facteurs importants dans la prise de conscience des masses paysannes, c’est-à-dire qui ont pu exercer une influence sur l’orientation et le dénouement de la révolution.