Cette étude a pour objet de comprendre pourquoi et comment, alors que dans d’autres pays en « situation coloniale » les peuples colonisés unissaient leurs efforts pour se libérer de la domination extérieure, le peuple rwandais a donné la priorité à la décolonisation « interne », en déclenchant un bouleversement du système socio-politique qui l’avait régi pendant longtemps .et en opérant un passage d’une structure à une autre. Ce qui est désormais appelé « LA REVOLUTION RWANDAISE DE NOVEMBRE 1959 » exprime la mutation sociale, la rupture provoquée et réalisée par cette action du peuple qui marqua une FIN APPAREMMENT ABSOLUE d’une période de son histoire et devint en même temps un COMMENCEMENT ABSOLU et immédiat d’une ère nouvelle.

Chercher pourquoi et comment des transformations profondes se sont produites dans la société en 1959 fait toucher à une autre question importante et centrale, celle de savoir dans quelle mesure le système renversé par la Révolution de 1959 n’était plus à même de maintenir l’équilibre dans la société ; plus précisément il faut s’interroger sur l’existence de contradictions dans le système qui ont été à la base de son pourrissement et de sa chute. La réalité de ces contradictions donnera alors plus de signification à l’événement et celui-ci revêtira effectivement la forme d’une coupure décisive, d’un moment unique de l’histoire politique du Rwanda.

Il s’agit dans ce travail, non pas d’analyser l’événement lui-même, mais d’en retrouver les ressorts, les éléments dont il est comme l’aboutissement — c’est pourquoi il est question d’un « essai d’interprétation » — qui permettent finalement de considérer qu’ils constituent le lieu de la société où a couvé la révolution, parce que là s’est trouvé longtemps refoulé ce qui contredit l’ordre établi et s’est formée la contre-société. Grâce à ces éléments, la Révolution de 1959 apparaît comme présente, en tant que mode de transformation, à l’intérieur de la société rwandaise reconnue comme telle. Son déclenchement et le moment précis de sa manifestation, la forme particulière qu’elle revêt, deviennent, dans ces conditions, affaire de conjoncture. « C’est alors, dit BALANDIER, qu’elle se définit comme agent de rupture, comme initiatrice de nouvelles conditions d’existence, et qu’elle fait surgir le « discours caché » par lequel elle exprime les changements que la vieille société refusait de reconnaître ».

En fait, l’importance des facteurs qui ont été déterminants dans la mutation observée au Rwanda principalement à l’occasion des troubles de novembre 1959 apparaît dès que les transformations qui affectent la société globale sont perçues comme irréversible. Ce qui est considéré comme changement dans le système social est alors mieux compris, mesuré et expliqué par référence au passé dont il paraît être la contradiction, même si ce passé reste présent dans la mémoire collective et fournit en quelque sorte des assises indispensables à la légitimité des pouvoirs nouveaux. Nous voulons dire que dans la mesure où les nouveaux gouvernants insistent sur les anomalies du passé contre lesquelles ils se sont insurgés, non seulement ils entretiennent et expriment la volonté hostile de tous à l’égard de ces anomalies, volonté hostile ayant atteint son point culminant dans le référendum qui a consacré les institutions républicaines — mais ils valorisent également ce qui a préparé et rendu possible la situation nouvelle. La « catastrophe » de novembre 1959 aboutit à une innovation sociale, c’est-à-dire à l’instauration de nouvelles structures sociales oui intègrent des groupes qui, n’ayant pas leur place dans les structures existantes ont contesté celles-ci et suscité par leur action des phases cruciales d’où est sortie l’innovation. Par celle-ci la société globale semble débloquée, appelée à se développer selon des principes nouveaux.

La phase nouvelle que les troubles de novembre 1959 ouvrent dans la vie du Rwanda paraît ainsi comme le résultat d’une évolution au cours de laquelle les rapports existant traditionnellement entre les groupes composant la société rwandaise ainsi qu’entre ces groupes et le pouvoir ont subi le choc d’un mouvement historique né en dehors d’eux — le mouvement colonial européen — et qui, en accentuant les contradictions véhiculées par ces rapports, a accéléré l’éclatement de ceux-ci sans que cet éclatement ait été prévu ou favorisé par ceux qui avaient le contrôle de la société.

Ceci revient à dire que la domination coloniale européenne n’a pas eu pour premier but ou effet de démolir les structures socio-politiques précoloniales — le choix de l’INDIRECT RULE comme mode de gouvernement le montrera — mais les impératifs à la base de son action ont fait que celle-ci a précipité l’essoufflement d’un système sinon figé, du moins mal préparés à son propre renouvellement.

Plus précisément la différence de rythme introduite dans la vie sociale par les autorités coloniales, moins profonde sous la domination allemande et plus sensible sous le régime du mandat puis de la Tutelle belge, plutôt aile d’être le véritable moteur ou la cause première et profonde de la Révolution des paysans rwandais de 1959, n’a fait aile constituer des conditions d’actualisation de la transformation de la société et permettre d’inscrire cette transformation dans le cadre de l’évolution actuelle du monde.

Si donc le rôle de la dynamique coloniale ou externe ne doit pas être considéré comme le plus déterminant dans le mouvement qui a conduit au bouleversement de 1959, il faut néanmoins reconnaître que grâce à cette dynamique et apparemment à partir d’elle, se dessine progressivement le processus de la modernisation de la société rwandaise, sa révolution et, plus que celle-ci sa mutation.

Il s’ensuit que, dans une étude comme celle-ci portant sur le phénomène de transformation du système politique traditionnel du Rwanda survenu alors que la société globale était soumise à deux dynamiques (interne et externe), le problème fondamental paraît être celui de déterminer l’apport de chacune de ces dynamiques à tendances contradictoires dans le Processus du changement et Pour expliquer celui-ci. En d’autres termes. La Révolution rwandaise de novembre 1959 s’étant faite sous le régime de la domination coloniale. Sa genèse doit inclure ce qui relevant de cette domination a pu influer sur son processus et son dénouement. Les développements qui suivent visent notamment faire apparaître les principaux facteurs « coloniaux » dont la mise à profit par les acteurs « révolutionnaires » a facilité l’acheminement vers la modification des rapports socio-politiques entre les groupes et dans la nation.

On pourra alors se rendre mieux compte que les causes de la Révolution rwandaise relèvent de façon inégale d’ailleurs et avec une variable interaction du système traditionnel comme du système colonial. Pour briser la résistance des structures de la société traditionnelle au changement et pour contrer l’autorité coloniale, les leaders de la Révolution de 1959 ont trouvé dans la colonisation un instrument efficace : certaines valeurs participant de l’ordre colonial on rehaussées par celui-ci, à une époque donnée, ont servi de – justification à la contestation et au renversement plus on moins rapide des rapports sociaux. Il y a lieu de citer parmi ces valeurs ou idées celles de démocratie, de progrès, de liberté individuelle et collective, toutes valeurs qui contredisaient le système politique traditionnel tel qu’il était vécu en même temps qu’elles affectaient à travers des tensions et des conflits les domaines essentiels (politique, culturel et économique) de la vie de la société. L’analyse montrera à partir de quel moment ces tensions et ces conflits ont atteint leur plein développement, ce moment devenant décisif pour libérer la société de vicissitudes aggravées par la mise en rapport d’ensembles totaux incompatibles.

En définitive, le présent travail est aussi une étude de la colonialisation et de la décolonialisation du Rwanda.

Dans l’essai d’interprétation du phénomène révolutionnaire rwandais entrepris dans ces pages, notre démarche part de l’idée que dans la mesure où les institutions d’un système social donné qui sont censées garantir la sécurité et promouvoir la prospérité collective, impliquent des inégalités sociales apparentes et /ou très accentuées, et assurent des privilèges aux détenteurs du pouvoir de contrôle social, elles provoquent elles-mêmes la contestation ; alors les tensions et les conflits résultant de l’inégalité des conditions de vie et des clivages sociaux sont libérés à un moment décisif et peuvent donner naissance à l’inversement des rapports sociaux. Cette hypothèse traduit une sorte de loi générale correspondant aux idées que G. BALANDIER a développées dans l’une de ses études consacrées au phénomène politique dans les sociétés africaines. Il s’agit dans le cadre de ce travail de vérifier l’application d’une telle loi au cas concret du Rwanda mais en même temps de contrôler la validité des positions prises par les révolutionnaires rwandais dans la mesure où ils revendiquent pour eux la préparation, la réalisation et les conséquences de la Révolution de novembre 1959