En concluant dans notre analyse au caractère foncièrement politique d’ubuhake, nous l’avons rattaché en même temps à la volonté de domination du groupe TUTSI et à l’exercice effectif du pouvoir au sein de la société et au niveau du groupe. Par là, nous avons rejeté l’interprétation qui fait l’ubuhake « une servitude volontaire » voulue et recherchée par les HUTU, interprétation qui laisse le lecteur perplexe devant « un contrat » dont les droits et devoirs des parties sont en déséquilibre. La démarche terminologique semble plus adaptée à la réalité et permet de comprendre ce phénomène d’ubuhake sans étonnement, car il s’insère dans la logique même de la philosophie TUTSI du pouvoir. Nous avons souligné l’aspect « conditionnement » du pouvoir. De la même manière, en tant que lié à l’organisation politique basée sur le postulat de l’inégalité des races, on comprendra mieux que l’origine raciale du client soit déterminante dans la fixation des droits et devoirs, car dans le cadre de la philosophie TUTSI du pouvoir, chacun naît prédestiné à accomplir des devoirs conformes à sa nature et que rien ne peut changer : au TUTSI le rôle convenant au noble, au HUTU, celui qui convient à un être inférieur. Ce décret est divin dans la mentalité rwandaise d’avant 1959.

La question est maintenant de savoir comment’ on arrivait à être considéré comme client, à conclure un « contrat » d’ubuhake.

En parlant de la « pression psychologique » du pouvoir, « du conditionnement psychologique » par le pouvoir, nous avons voulu insister sur le caractère politique de l’action menée au niveau des gouvernants pour s’assurer la subordination ou la soumission des sujets en leur créant un climat tel que chacun reconnaisse qu’il est faible, qu’il a besoin de « protection » et qu’il fasse de la recherche de celle-ci le but de son existence, qu’il cherche «buhake » selon l’expression de BUSHAYIJA. Mais il cherchera protection sous son identité originelle en tant qu’individu et en tant que membre du groupe. Ainsi, il existe deux catégories de clients : les HUTU et les TUTSI.

  1. Cas des HUTU.

Conditionné comme nous l’avons vu, le candidat ne va pas directement contacter son futur patron. Il va d’abord se faire reconnaître progressivement des autres clients du patron pressenti en remontant la hiérarchie du serviteur le moins connu du maître au plus favori. Mais on ne se présente pas chez ses clients les mains vides, car eux aussi sont des maîtres à l’image de leur patron par rapport à ceux qui cherchent à arriver à lui. Cadeaux sur cadeaux pour le maître en puissance qu’on espère un jour voir et qui sait qu’on est là mais qui sait aussi qu’il faut d’abord faire « endurer » avant d’accorder l’entrevue et surtout la vache et la protection éventuelles (car il en est seul juge). Mais quand on fait un cadeau au maître, on n’oublie pas le serviteur favori à qui on le confie pour le lui faire parvenir. Cette situation peut durer, car, le cérémonial exige que personne ne vienne se recommander lui-même à son futur maître. Il faut qu’un homme déjà connu du futur maître, intervienne. Cette période d’observation n’est pas vide pour le candidat car il doit prouver à l’entourage du futur maître qu’il est désireux, ce qui évidemment l’oblige à accomplir certaines tâches au vu et au su des clients agréés. On donne aussi l’occasion au futur maître de profiter du travail du solliciteur sans nulle contrepartie, cependant un nom qui traduit la qualité du candidat client au 1er degré est donné : « umukeza » que KAGAME traduit : « serviteur-postulant », soulignant ainsi un ensemble de devoirs du candidat sans engagement correspondant du futur maître.

Le deuxième stade est atteint dès que le candidat introduit a une entrevue avec son futur maître et que la promesse lui est faite de recevoir un jour une vache, promesse dont il ne peut jamais exiger l’exécution. Il n’est pas encore client mais il est sur la bonne voie. En plus de la promesse, on le désigne sous une dénomination qui exprime son état ; il est « umuhange » = celui qui est en attente d’aller se désaltérer à l’instar des vaches ; le mot se rattache au verbe « guhagaza ». C’est le moment de redoubler de zèle, de « se charger avec empressement de toutes les petites corvées et redoubler les marques extérieures de serviabilité et de sincère attachement ». Puisqu’il est HUTU, il doit notamment cultiver, porter des charges ou des personnes et jouer le rôle de sentinelle. Ce stage durera aussi longtemps que le futur maître n’aura pas accordé la vache promise.

Ceci suggère combien la caste TUTSI en tant que groupe de gouvernants est parvenue à faire de la caste HUTU une armée d’asservis sans bourse délier, c’est-à-dire, sans qu’une vache soit jamais donnée, car « il arrive souvent qu’un shebuja (patron) a en son service des gens qui n’ont pas obtenu une vache et qu’on appelle cependant ses bagaragu (clients). Si ces individus sont des candidats-bagaragu, ils sont plutôt « abakeze » ou « abahange », la première appellation indiquant quelqu’un qui est récent et la seconde qualifiant celui qui a déjà plus ou moins la certitude d’obtenir une vache, ils n’en sont pas moins soumis aux obligations de véritables clients.

En fait, les exceptions ont pu recevoir les vaches promises et la majorité des serviteurs ou clients ou serfs sont morts sans avoir rien reçu en dehors de la promesse et pourtant ils étaient incapables de se libérer de ces lien » « volontaires » qui ont fait d’eux de véritables serfs acceptant sans révolte leur situation.

Cependant il faut reconnaître cule si même des exceptions ont pu accéder au troisième degré. Celui de voir leurs services agréés officiellement par la remise d’une vache, ce fut au prix de beaucoup de sacrifices pour attirer au moins la bienveillance du futur patron. Les sacrifices étaient d’autant plus nécessaire que « vu son état d’infériorité de caste, le MUHUTU ne sait et ne peut rien offrir m’and il cherche à s’introduire chez un MUTUSI comme mugaragu (client). Peu importe sa richesse, le MUHUTIT restera toujours aux yeux du MUTUTSI « un MUHUTU ». C’est-à-dire quelqu’un de caste et de rang inférieurs».

  • Cas des TUTSI.

Si le candidat-client est TUTSI, il a « moins de gêne que le MLTHUTU » et la procédure est allégée surtout quant à la période d’observation vu que « les relations s’élaborent entre frères de race »

Alors que le HUTU cherche surtout à « obtenir un protecteur capable de le mettre à l’abri de la vindicte des autorités indigènes inférieures, de leurs vexations et surtout de leurs exactions » (93) , « le Hamite (TUTSI) qui se recommande à un autre plus fort ne vient pas mettre sa simple personne au service de son maître. Il a, lui aussi, très souvent ses propres Bagaragu (clients). En tous les cas, il traîne derrière lui son réseau d’alliances aux visées d’ordre politique. Tel groupe de BATUTSI s’enchaîne à une ramification plus ou moins Puissante d’alliés, ayant comme but de leur association, leur renforcement réciproque dans la vie politique ! »

La question est alors de savoir ce que poursuit un TUTSI dans la relation d’ubuhake.

A la différence du HUTU, le TUTSI ne recherche pas tant la protection, car étant certainement connu, personne ne se permettrait de l’attaquer inconsidérément. Ce qu’il a en vue, écrit KAGAME, c’est surtout de mettre dans l’embarras ses propres inférieurs, et parer à tout danger de destitution préjudiciable.

Ainsi, contrairement au HUTU, placé dans un climat d’insécurité totale, le TUTSI est inquiété pour ses biens, une attaque ouverte contre sa vie étant considérée comme exclue à cause de son origine. Certes des cas de spoliation ont pu se produire, mais on peut croire que la solidarité du groupe a vite fait de mettre en jeu ses influences politiques en faveur d’un de ses membres qui lui-même en tant que client TUTSI est « un instrument d’influence, dans le domaine social et politique ».