Nous n’allons pas insister sur cet élément qui paraît très secondaire par rapport à l’objet de notre étude. Signalons seulement que la reine-mère jouissait des prérogatives royales. Elle était un élément important dans le gouvernement central à tel point qu’elle était désignée avec le roi d’un terme collectif : « abami » pour dire les Rois (Bami). Aucun roi n’aurait pu régner ans reine-mère : au cas où sa propre mère serait morte, il existait un, procédure pour lui donner une autre « mère » qui remplacerait la disparue dans son rôle auprès du roi. Bien que sans fonctions définies, son influence fut souvent considérable. Quiconque convoitait les faveurs du roi choisissait de préférence le chemin qui menait à la reine-mère et s’il était favorablement reçu par cette dernière, il était sûr que la porte du roi ne lui serait pas fermée.

Il ne faudrait cependant pas exagérer le rôle de la reine-mère, car si elle est associée au règne, elle n’est pas pour autant dépositaire attitrée des pouvoirs royaux. Il n’y a qu’un roi. Il semble donc qu’il faut situer l’importance de son rôle dans le fait qu’elle est comme l’ambassadeur de son clan d’origine dans la structure gouvernementale et permet un équilibre dans le jeu politique où les principaux lignages des gouvernants voient leurs intérêts engagés. Elle est là non seulement pour défendre les intérêts des siens mais pour favoriser la prospérité et accroître la puissance de ce clan. Voilà ce que nous semble être le rôle de la reine-mère.

Le troisième élément du gouvernement central était formé d’un corps de grands dignitaires de la Cour qu’on appelait « ABIRU ». Nommés et révoqués par le roi, ils se trouvaient sous la dépendance de celui-ci. Gardiens des traditions et surtout des rites (procédés symboliques institutionnalisés) qui intéressaient la dynastie, ils jouissaient d’une large indépendance à l’égard de l’ensemble des autorités autres que le roi en ce sens que leurs domaines et leur bétail échappaient à toute taxation. Non seulement leurs charges leur procuraient de nombreux privilèges mais ces charges et ces privilèges étaient héréditaires.

Il semble qu’en principe, ils étaient le point de référence pour couvrir la régularité de la légitimité du détenteur des pouvoirs royaux en cas de succession au trône. Ce qui expliquerait que c’est à trois Abiru (donc à un nombre très restreint) pris de leur corporation que le roi mourant confiait le nom de son successeur, ainsi que les recommandations qu’il voulait qu’elles soient transmises après sa mort à celui qu’il avait désigné. Ainsi donc, en principe, la proclamation du nom des héritiers par les Biru devait couper court à toute contestation de la légitimité du nouveau roi. Il s’ensuit que le fait d’être dépositaires du « grand secret » (les trois dignitaires portaient le nom de « Abiru b’ijambo », c’est-à-dire littéralement les dépositaires de la Parole, du « Secret ») leur conférait une place et une influence indiscutables dans la vie des institutions.

Cette place et cette influence s’expliquent lorsqu’on sait que « l’institution des Abiru était une sauvegarde pour les intérêts des groupes de descendance Tutsi ». Ils devaient donc être les garants de l’équilibre dans la distribution des faveurs mais surtout participer au renforcement de l’unité des Tutsi autour du roi et à la continuité et à la prédominance de la tradition telle qu’elle était conçue et adaptée aux situations de fait, en rapport avec la volonté de domination caractéristique du monarque et du groupe. C’est, semble-t-il, pour atteindre cet objectif, la raison pour laquelle ils avaient, en tant que représentants de leurs groupes de parenté, établi l’ordre dans lequel les intérêts des différents lignages de descendance Tutsi seraient favorisés tour à tour pour fournir des reines au pays.

Ce fait de contraindre le roi à choisir la reine dans un clan déterminé indique, à notre avis, que le souverain devait compter avec ces dignitaires dans son gouvernement. Ce qui apparaît clairement dans l’obligation que le roi avait de donner le fief d’un de ces dignitaires « coupable de grave félonie » et pour cela destitué ou même condamné à mort, à l’un de ses enfants ou à un membre quelconque de sa famille.

Le rôle de ces dignitaires apparaît aussi comme important et influent dans la vie des institutions à cause de la diversification de leurs charges. Nous venons de souligner la représentation de chaque grand groupe de parenté Tutsi au sein de la corporation des Biru. Dès lors que cette corporation était formée, à chacun de ses membres était confié une fonction déterminée se rapportant au Code cérémonial, dit code ésotérique, de la dynastie, de telle manière qu’aucun de ces dignitaires ne connaissait le texte intégral du Code dynastique. Ainsi, tel devait connaître l’ordre selon lequel les reines seraient choisies dans les différents clans Tutsi, tel autre les règles qui présidaient à l’intronisation du nouveau roi, celui-ci les règles relatives à la décoration (garniture) des tambours royaux des dépouilles relevées sur les rois ou personnages étrangers tués au cours des expéditions militaires.

Nous croyons que c’est ici que ressort clairement le caractère officiel de la charge et surtout son importance et son caractère politique.

Il semble que dans la mesure où le Code était une sorte de loi fondamentale. Cette distribution fragmentée de sa connaissance a visé des objectifs précis : d’une part, le roi s’est assuré l’allégeance de chaque dignitaire et à travers lui du clan auquel il appartenait. D’autre part, il a trouvé dans cette distribution des fonctions le moyen de prévenir toute coalition qui porterait atteinte aux intérêts de la monarchie, grâce à l’interdiction de révéler la connaissance du code à une autre personne qu’à lui-même. Même dans le cas des quatre dignitaires connaissant le code de la dynastie, on peut penser que le fait qu’ils appartenaient à des clans différents renforçait le contrôle du roi pour neutraliser à temps toute trahison.

Mais si l’influence des Biru ne laisse aucun doute sur ce qui concerne le fonctionnement et la tradition des institutions, si la réalité a montré qu’ils étaient sous l’emprise du roi et se sont comportés comme ses meilleurs serviteurs et en bons ambassadeurs de leurs lignages, la question qu’on est en droit de se poser est de savoir dans quelle mesure ils ont pu exercer une influence sur la volonté implicite du roi dont nous avons montré le caractère de monarque absolu.

Il importe de remarquer avant tout qu’il n’existait aucun moyen institutionnalisé qui eût permis à ces dignitaires de censurer les décisions du roi. Là d’ailleurs n’était pas la tâche des Biru, laquelle consistait davantage à retenir et à rappeler les précédents historiques pour donner une justification externe aux actes du monarque. En d’autres termes, l’institution des Biru était une simple émanation et conséquence de l’affermissement du pouvoir royal, prévue comme rouage important dans le renforcement de ce pouvoir sur toutes les catégories de la société et surtout sur celles de ces catégories, qui, faisant partie du groupe conquérant auquel appartenait le roi, étaient susceptibles de constituer un danger pour les intérêts de la monarchie. Le secret dont on a entouré le contenu de leur charge est significatif à ce sujet, car il a empêché toute constatation de déviations que le monarque a pu introduire dans ce qui, aux yeux du peuple, était considéré comme sa constitution : le Code ésotérique de la dynastie dont les Biru étaient les gardiens. Nous avons signalé que les Biru étaient nommés et révoqués par le roi. Ce caractère de dépendance totale à l’égard de la volonté royale montre largement que la mission des Biru n’était autre que d’exécuter les volontés du roi et non de les interpréter. Par là, nous pensons que leur influence directe sur le roi a été minime sinon nulle mais cette influence nous paraît avoir été très forte dans la consolidation du pouvoir royal par le fait de l’indépendance que le roi leur a accordée par rapport aux autres autorités publiques et aussi à cause du mythe qui a fini par affecter leurs fonctions grâce à l’importance accordée au caractère secret de ces fonctions. Ce caractère mythique a un sens à cause de celui qui entoure le roi.

Il est vrai que le roi devait se référer à eux dans l’accomplissement de certains rites importants dans la vie du pays. Mais à notre avis, cette référence aux Biru ne doit pas être interprétée comme une prérogative qui aurait fait de ceux-ci des dignitaires participant de la nature ou de la dignité royale. Chose impensable et même impossible dans la logique du système et de son idéologie. Nous croyons qu’il faut plutôt interpréter le rôle joué par les Biru en faisant appel à la nécessité et au besoin de rationalisation où le monarque s’est trouvé dans l’organisation de l’Etat et de ses institutions, nécessité et besoin qui ont fait appliquer le principe simple de la division du travail au niveau de l’évolution atteinte par la société. Ainsi le souverain aura fait des Biru des collaborateurs occupant des positions plus ou moins comparables à celles des Ministres par rapport à l’ensemble de la hiérarchie administrative dans certains gouvernements modernes. Et de même que chaque membre du gouvernement agit dans les limites des attributions que le chef du gouvernement lui reconnaît et n’est responsable que devant ce dernier, de même nous pensons que la collaboration des Biru se limitait avec plus de rigueur à se conformer à la volonté du roi, à ne pas démériter en cherchant une perfection que le monarque n’a pas explicitement prévue. Comme le peuple, mais à leur niveau, ils devaient approuver les volontés royales.

Si les Biru étaient considérés par la société comme constituant « un ordre supérieur à celui des chefs civils et des capitales d’armées féodales », il ne faudrait pas attribuer cette supériorité à une quelconque « participation à la dignité royale », mais à un élément psychologique faisant que, dans la société rwandaise, celui qui a la chance d’être souvent vu en compagnie d’un supérieur est pris pour un candidat aux faveurs qu’il faut se concilier ou comme favori privilégié dont l’intervention ou l’appui doit être recherché même si l’intéressé considère que son importance est moindre. Son intérêt est de ne pas démentir cette opinion. Dans le cas des Biru, ce facteur a sûrement joué et a fait grandir leur crédit et ce d’autant plus que certaines attitudes extérieures du roi dans certaines circonstances semblaient dictées par ces dignitaires, par exemple dans le cérémonial de guerre où à l’aube du jour des hostilités, le Roi et sa mère devaient s’astreindre au cérémonial prévu par le code ésotérique : « du lever du soleil à son coucher, ils devront siéger immobiles sur les trônes des armées sans tourner la tète ni à droite ni à gauche, ni surtout en arrière, mouvement qui provoquerait la fuite des guerriers ».

Or on sait que cette partie était confiée pour sa connaissance à un Umwiru. Dès lors, lorsque le roi devait accomplir les rites prescrits par le Code de la dynastie, il était indispensable que ce soit le fonctionnaire connaissant le contenu et la procédure qui intervint pour faire respecter les prescriptions prévues. Cela ne signifiait nullement que le fonctionnaire participait de la fonction ou dignité royale, il remplissait seulement ses fonctions sans pour autant influer sur les effets liés au respect des prescriptions par le roi, ces effets aux yeux dépendant de la nature et de la qualité de la personne à laquelle l’observation des règles du code ésotérique s’imposait et non de la simple connaissance de ces règles et de leur procédure auxquelles la mission des Biru devait être limitée. Mais ce profane touché par la mystification dont le roi est l’objet, l’effet que produit l’action du fonctionnaire sur le roi (il réunit les instruments nécessaires à l’accomplissement de rites suivant le prescrit du code de la dynastie) est de faire croire que ledit fonctionnaire est en quelque sorte un roi. Ce qui ne paraît pas conforme à la conception traditionnelle du pouvoir Tutsi – qui veut que la dignité royale soit le privilège d’un seul dans une seule lignée – Ce qui par contre est à retenir, c’est que cette association des Biru par le roi aux cérémonies aussi importantes pour le pays constituait non seulement une source de prestige et d’avantages mais aussi de puissance pour les intéressés, en même temps ceux-ci manifestaient qu’ils étaient les soutiens du souverain.

D’aucuns parmi les auteurs ont vu dans l’institution des Biru, un organe du pouvoir comparable à une cour constitutionnelle ou même à un parlement ou Conseil de la Couronne.

On a remarqué ci-dessus que les Biru étaient des fonctionnaires sous les ordres directs du roi et qu’ils venaient de familles indépendantes les unes des autres dont chacune entendait trouver en son parent un représentant et un défenseur de ses intérêts. Il a été souligné aussi que si les Biru participaient à une tâche génériquement la même (gardiens du Code cérémonial de la dynastie et des traditions Ubwiru), chaque famille n’étant gardienne que d’une partie déterminée et spécifiquement différente de Code. Ainsi donc les seuls points communs entre eux étaient leur étroite dépendance individuelle et collective à l’égard du roi et la garde des connaissances rituelles et des traditions pour certaines circonstances graves pour le pays. Chaque dignitaire était indépendant de son collègue mais tous dépendaient d’un chef, le roi.

Cette absence d’indépendance à l’égard du souverain, ainsi que l’inexistence des moyens institutionnalisés pour empêcher le roi d’établir des règles nouvelles ne permet pas de considérer les Biru comme des organes du pouvoir législatif ou comme formant une sorte de Conseil de la Couronne.

Nous avons montré le caractère absolu du pouvoir du roi dont les décisions échappaient à toute censure et s’imposaient à tous, et de toute façon ne requerraient aucune consultation obligatoire. Dans ces conditions sauf exception dont le roi était seul juge -, Abiru devaient accepter les décisions et s’y soumettre au risque de perdre leurs fonctions et privilèges ou même leur vie. Sans doute peut-on penser que, directement, à cause des intérêts en présence, le roi ait pu consulter individuellement l’un ou l’autre dignitaire sur les incidences qu’un décret pourrait avoir sur les traditions. Dans ce cas, nous croyons que celui qui était consulté donnait prudemment son avis en tenant compte du fait Qu’au Rwanda, il était admis qu’un inférieur ne pouvait pas contredire un supérieur et que la vérité n’était pas ce qu’on pensait être conforme à la réalité. Si donc l’avis donné pouvait éclairer le monarque, on ne peut confondre le fait de donner un avis avec celui de dicter une décision au roi ou de la prendre à sa place. Par là, nous excluons que les Biru puissent être considérés comme des organes du pouvoir législatif. ii n’y avait qu’un seul et unique législateur : le roi.

L’on a aussi prétendu reconnaitre à l’institution des Abiru un rôle semblable à celui que jouerait une cour constitutionnelle dans le contrôle de la légalité et de la régularité des actes oui intéressent la vie de la nation.

Les considérations nue l’on vient de faire sur l’inexistence d’un pouvoir législatif autre que celui du roi sont valables en ce qui concerne la présence d’un organe dans les institutions ayant pour mission d’apprécier la légalité des actes du roi, c’est-à-dire qu’ils n’avaient rien des attributs des membres d’une Cour Constitutionnelle. Comme nous l’avons montré, les Biru étaient entièrement soumis au roi, lequel pouvait se débarrasser de quiconque manifestait une option considérée comme non conforme à sa pensée. Or, l’une des caractéristiques des pouvoirs juridictionnels (du moins dans la plupart des Etats modernes) est leur indépendance vis-à-vis des autres branches du Pouvoir, indépendance définie et précisée dans un statut qui sert de référence et de garantie dans l’accomplissement des fonctions pour ceux qui sont investis du pouvoir de juger, mais aussi qui peut être un point d’appui pour les citoyens à la recherche de la sécurité dans la société.

Le fait que les Biru étaient les créatures du roi et ne dépendaient dans leur fonction que de sa seule volonté, exclut de lui-même que cette caractéristique ait pu se réaliser pour eux. Forcer la comparaison avec les institutions d’autres pays n’ajoute rien, sinon que cela peut constituer une équivoque empêchant de saisir de l’intérieur la structure de l’institution qu’on cherche à. connaître. Ce qui est fondamental dans cette recherche de connaissance, c’est de comprendre que l’on aboutit à la confusion si on introduit un aspect rationnel qui va -au-delà de la capacité de rationalité des institutions qu’a atteint un système à une époque donnée.

A ce sujet, l’étude de l’abbé MULENZI que nous avons mentionnée est Significative dans son ensemble et particulièrement dans la présentation du schéma de l’organigramme des pouvoirs dans le Rwanda pré-européen où il présente les Biru comme e les détenteurs du pouvoir législatif : le Conseil de la Couronne : conservateur de la Constitution dynastique

Abstraction faite de ce que cette brochure est marquée par l’atmosphère de l’époque où elle fut écrite (fin 1953 où l’esprit de la révolution venait de gagner beaucoup de terrain), on pourrait remarquer que si les Biru constituaient un pouvoir législatif, ils devaient être compétents pour introduire ou abroger des règles régissant la société. Nulle part dans l’histoire du Rwanda, ne s’est rencontré un cas de ce genre. Dès lors, il faudrait savoir en quoi consistait ce pouvoir législatif des Biru et pour qui ils pouvaient légiférer Cela, MULENZI ne le dit pas.

Par contre, nous savons que seul le roi était législateur, lui seul qui pouvait, en vertu de son attribut du Nyamugira-ubutangwa (= celui qui fait tout ce qui lui plait et aux décisions duquel tout le monde doit se rallier), modifier et abroger n’importe quel article du Code et même décréter la non-application dans certains cas particuliers, ou encore introduire une nouvelle coutume. Ceci parait conforme à la nature du pouvoir royal qui était absolu et qui faisait de ces commis des relais de sa puissance, caractère auquel les Biru ne pouvaient pas échapper.

Cependant, il est possible que les Biru aient constitué un « Conseil de la Couronne ». En ce cas, nous considérons qu’ils étaient un organe de consultation privé auprès du monarque, ce qui serait compatible avec la tâche de « gardien de la Constitution dynastique » mais exclurait le cumul de ces fonctions avec celles d’organe du pouvoir législatif. Cette interprétation conduit à voir les Biru comme des fonctionnaires royaux et non des mandataires du peuple. On peut trouver un indice appuyant cette assertion dans l’analyse d’un poème dynastique consacré au voyage triomphal que ferait un roi « à venir » à travers le pays. Dans son exposé, KAGAME parle des « Fonctionnaires-intronisateurs» que le Code ésotérique de la dynastie nous dit être des Biru. Et c’est en tant que fonctionnaires qu’ils devaient, semble-t-il, conserver « la constitution » que le roi qui les nommait à cette tâche leur confiait, et la garder secrète.

Sous ce rapport, l’affirmation selon laquelle les Biru, « jouissaient d’une totale exemption et d’une absolue immunité »ressort de la nécessité de prouver l’excellence des institutions traditionnelles du Rwanda. Pourtant, si cette affirmation a un fondement et comporte une part de vérité, il n’y a pas lieu de tenir cette part de vérité comme toute la vérité. L’exemption et l’immunité dont jouissaient les Biru étaient relatives. Il faut en effet constater avec KAGAME que l’indépendance des Biru ne prévalait qu’à l’égard des représentants du roi aux différents échelons administratifs et non à l’égard du roi lui-même.

Enfin, à ce qui vient d’être dit montrant que les Biru n’étaient rien d’autre que les soutiens de la puissance du roi, on peut ajouter la considération suivante mettant en lumière l’absence d’indépendance et donc leur devoir d’exécuter la volonté du Pouvoir sans autre réaction que celle de s’empresser à se conformer à cette volonté légalement ou illégalement exprimée.

La question que nous nous posons est de savoir si, dans le cas de la violation de la Constitution, les Biru en tant que défenseurs de la légitimité pourraient avoir un choix dans leur attitude, par exemple entre la désapprobation et l’approbation de cette violation sans encourir des risques. La question paraît importante, car elle permet de comprendre dans quelle mesure « toutes les stipulations du code dynastique rwandais avaient pour objectif d’assurer évidemment l’indépendance des gardiens de la Constitution ».

Voici ce que répond KAGAME : « Lorsque quelqu’un osait se déclarer roi, même sans aucun fondement, alors qu’un autre souverain a été dûment intronisé, les dépositaires du code suivaient une ligne de conduite traditionnellement tracée. Et le peuple devait prendre acte du fait que le tambour – emblème de la dynastie était placé sous procès. Les deux princes devaient se présenter devant le Tribunal de Dieu, et plaider au moyen des arcs. La sentence de Dieu se reconnaissait ensuite à la victoire de l’un des deux. Le vainqueur démontrait ainsi que Dieu l’avait vraiment prédestiné à régner, tandis que le vaincu, qu’il soit tué ou qu’il passe la frontière pour échapper à la mort, était un imposteur voué à toutes les malédictions.

Ce texte ne permet pas de voir quelle était cette ligne traditionnellement tracée pour les dépositaires du code ésotérique de la dynastie. Mais il semble, à examiner de près ce texte, que cette voie traditionnelle consistait à attendre qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas une compétition pour le trône pour aller ensuite dans le sens du vainqueur. Dans le cas d’une guerre de succession les Biru se mettraient donc au service du vainqueur ; en l’absence d’une telle guerre, ils se rallieraient aussi au « prédestiné » sans avoir égard au caractère légitime ou illégitime de la détention du pouvoir royal. Seule la situation de fait compte. Dans l’un comme dans l’autre cas, il faut remarquer que les Biru devaient se taire. Cette attitude devait avoir pour effet d’affermir et accréditer le pouvoir du nouveau roi auprès du peuple et non de veiller au respect de la Constitution. Cet extrait du code ésotérique montrant le peuple représenté par un ritualiste réclamer que les Biru lui présentent un nouveau roi (après que les insignes dynastiques ont été données au roi) nous semble confirmer ce point de vue :

« A ce moment le Gesera du Bufundu

Allume un feu sur la place publique

Et dit à haute voix – il fait nuit –

« Ritualistes, ritualistes, ritualistes,

Où est notre roi ?

Donnez-nous notre roi !

Ils répondent : « Laissez-nous le temps ;

Dans quatre jours nous vous le donnerons ».

L’autre répond : « Je suis d’accord ».

La nuit suivante, il allume de même un feu,

Et dit de même à haute voix :

« Ritualistes, ritualistes, ritualistes,

Où est notre Roi ?

Donnez-nous notre roi ! »

Ils répondent : « Laissez-nous le temps ;

Dans trois jours, nous vous le donnerons ».

Cela va de même pendant trois jours ;

Les ritualistes continuent de même

En décomptant les jours qui restent.  

La dernière nuit, ils répondent :

C’est demain que nous vous le montrerons ».

« Le lendemain de grand matin

On a tout préparé.

A ce moment, on fait partir le roi.

La bête rituelle le précède.

Portée par le descendant de Nyamigezi

Le Tsoobe principal suit immédiatement,

Tenant ladite houe de l’unité.

Le roi le suit,

Le Tsoobe pur qui a été intronisé avec lui

Etant à sa droite

L’Ega étant à sa gauche.

Le descendant principal de Nyabirungu

Et le Kono de Cyabakanga

Le suivent.

Les autres ritualistes suivent immédiatement.

Quand ils arrivent à la place publique,

Le Tsoobe principal

Dit : « Peuple, voici votre roi !

Son nom de Tutsi est tel,

Son nom de règne est tel,

Sa mère est Nyira-tel,

Son nom de règne e-st Nyira-tel ».

Il montre au peuple ladite houe de l’unité

Disant : « Peuple, qu’est Ceci ? »

On répond : « C’est (la houe de) l’unité.

Il répond:« Le pays est réellement à un seul,

Il est à un tel (Il dit le nom du règne) ».

Se comporter autrement eût été d’ailleurs de leur part Un acte de trahison pouvant entraîner la mort. Le seul fait d’être soupçonné d’un comportement contraire à l’approbation du fait accompli suffisait en effet pour faire disparaître la personne visée.

C’est ce que nous apprend l’histoire du Rwanda à la fin du XIXe siècle, lorsque le principal instigateur du coup d’état de Rutchunshu fit assassiner les principaux Abiru susceptible de s’opposer à ses desseins de renverser le successeur légitime (parce que désigné par son père) au trône en faveur de son neveu. Il est bien connu qu’en fait de combat « loyal » où « Dieu » devait être arbitre, il n’y eut qu’un vulgaire assassinat.

Les témoins gênants disparus, les fidèles interprétèrent l’événement comme l’œuvre de Dieu, par là, ils cherchèrent à légitimer l’attentat, ainsi que la descendance de Musinga, descendance qui était encore sur le trône en 1961 lorsqu’un autre coup d’Etat d’origine différente fit proclamer la République.

On peut remarquer à l’occasion de ce cas évoqué, la façon dont l’autorité politique est justifiée. Dans l’analyse que nous avons faite du rôle de l’institution d’ubuhake, nous avons insisté sur le rôle du mythe (c’est-à-dire d’histoires admises à propos de la façon dont le système a commencé) dans la justification du système. Nous avons suggéré que nos histoires ne devaient pas dans le cas du Rwanda, être considérées comme une sorte d’histoire de second ordre, même si elles peuvent avoir une signification historique. Notre conclusion a été qu’elles constituent plutôt un moyen d’exprimer des attitudes et des valeurs courantes dans la société, valeurs comprenant généralement le système d’autorité existant et les histoires concernant son origine lui fournissant une « charte mythique ».

Dans le passage ci-dessus mentionné l’auteur se réfère aussi au mythe pour expliquer non seulement la mort d’un roi mais surtout l’avènement de son successeur par l’intervention de Dieu qui a prédestiné le nouveau roi au trône. Ici, le mythe explique la tradition du système existant par rapport à l’origine divine de la lignée gouvernante et à la conquête dans le passé. Ses effets ne peuvent être autres que de toujours valider l’ordre existant : il est juste que les gouvernants gouvernent et que les sujets soient gouvernés. Il est raisonnable de supposer que les sujets trouvent la soumission moins ennuyeuse et que les gouvernants gouvernent avec plus d’assurance quand tous partagent la conviction que l’ordre existant est d’inspiration divine. Lorsque cela est accepté, s’interroger sur le droit du dirigeant est non seulement inconvenant mais impie.

Telle est à notre avis, le sens profond qu’il faut accorder au texte cité. Mais il semble que, tôt ou tard, – la suite le montrera – ces mythes concernant l’autorité sont mis au défi et l’oppression et la mauvaise administration peuvent aboutir à la rébellion ou à la révolution. Ce qui n’empêche pas que le mythe est politiquement significatif comme un moyen de stabiliser et de rendre acceptable le système existant de l’autorité politique traditionnelle.

C’est cette autorité politique traditionnelle et donc son système que les Abiru devaient cautionner. Il est certain que le fait que le roi pouvait les dépouiller ou même les déposer à dû constituer un puissant stimulant au conformisme. Finalement, étant comme les premiers confidents du roi reconnus comme tels, on peut considérer qu’ils donnaient le ton pour l’adhésion du pays au nouveau monarque, ce qui accroissait leur importance et les plaçait au rang des plus hauts dignitaires du royaume. D’où aussi la place qui leur était réservée dans la structure du gouvernement central : ils étaient finalement liés à la fonction royale ou si l’on veut au trône, ce qui peut expliquer la transmission héréditaire de la charge.