Section 1. L’Institution d’UBUHAKE et le mythe élitiste TUTSI

Dans une brève analyse consacrée au problème politique du Rwanda, l’abbé S. BUSHAYIJA suggère le schéma suivant pour expliquer les « origines du problème BAHUTU au Rwanda » et donc la domination TUTSI. Pour BUSHAYIJA, « la conquête du MUTUTSI au pays BAHUTU peut se diviser en quatre phases d’inégales durées :

1. Le MUTUTSI, humble immigrant cherche à capter les bonnes grâces et l’hospitalité du puissant MUHUTU, maître du terrain.

2. Le MUTUTSI, pour arriver à ses fins, fait alliance et pacte de sang, malgré les répugnances, avec le MUHUTU.

3. Le MUTUTSI parvient peu à peu au pouvoir sans violence.

4. Le MUTUTSI est au pouvoir sous le régime de la colonie allemande d’abord, belge ensuite.

« La première phase n’a guère duré longtemps. Le MUTUTSI arrivait dans le pays sans arme, il n’avait pas l’idée de se battre. L’eût-il eue, son infériorité numérique ne lui permettait pas d’y penser. Il ne disposait que de moyens pacifiques. Il chercha à nouer des liens d’amitié avec le MUHUTU. Par ses services rendus, par ses cadeaux fréquents, par sa gentillesse, sa courtoisie, par ce tact raffiné dont il est un virtuose inégalé, le MUTUTSI eût vit fait de conquérir la sympathie du puissant MUHUTU. Quand le MUTUTSI eut offert gratuitement ce breuvage aussi étrange que délicieux, le lait de la vache dont il avait le secret, l’amitié du MUHUTU devint indéfectible. Celui-ci fut heureux d’avoir dorénavant pour concitoyen, cet homme aussi étonnant par la structure et par la finesse de ses traits que par sa bonté.

Le MUTUTSI mit à profit cette bonne entente et consolida son amitié avec le MUHUTU d’une façon fort intelligente. Il prit femme parmi les jeunes filles costaudes BAHUTU et donna ses filles et ses sœurs en mariage aux BAHUTU. Toutes ces unions augmentèrent le contingent MUTUTSI. Le MUTUTSI proposa aussi le pacte de sang. La violation de ce pacte, disait-il, pouvait conduire aux plus grands malheurs et amener la malédiction sur ceux qui manqueraient aux promesses scellées par l’échange de sang.

C’est ainsi que sans coup férir le MUTUTSI devint insensiblement le maître du pouvoir. Les notions d’étrangers, d’hôtes, de nouveaux venus avaient disparu et fait place à celle d’oncle, tante, neveu, cousin, grandpère, belle-mère, bru, etc… Il n’y avait plus qu’une seule communauté de familles et de clans apparentés les uns eux autres. Il ne restait plus qu’à organiser cette grande famille. Le MUTUTSI s’en chargea. Son raisonnement était le suivant : il fallait un arbitre suprême pour diriger les différends maintenir la paix, un père de famille gui maintînt l’union des familles et des clans ; un gardien et un défenseur du territoire, en un mot un Mwami. Le conseil plût à tous. On choisit donc un Mwami, et comme c’était à prévoir, ce fut un MUTUTSI. Les qualités des BATUTSI, leur sagesse, leur sens politique et leur intrépidité, tout les désignait pour fournir un Mwami ».

Selon cet auteur, c’est la deuxième phase qu’on peut considérer comme décisive dans l’établissement de la domination TUTSI. En effet, usant des alliances et plus particulièrement du pacte de sang avec les plus puissants des HUTU, pacte de sang dans lequel un élément mystificateur a été introduit — la violation de ce pacte pouvait conduire aux plus grands malheurs et amener la malédiction sur ceux qui manqueraient aux engagements scellés par l’échange de sang — les BATUTSI parvinrent à faire installer un des leurs comme Roi. Dès ce moment, « on accumula sur sa personne tous les droits possibles et inimaginables… Le Mwami du Rwanda fut alors quasi divinisé et tout le monde reconnut son caractère sacré. LE SYSTEME DU BUHAKE ETABLISSANT UN LIEN DE SUJETION PAR L’INTERMEDIAIRE DE LA VACHE DONNEE EN USUFRUIT, TROUVA DANS CET EVENEMENT SA JUSTIFICATION LA PLUS INEBRANLABLE.

« Alors les BATUTSI se mirent à faire la cour à leur frère devenu Mwami, roi sacré. Par des cadeaux, des offres de services, ils firent tout pour plaire au souverain et obtenir ses faveurs. Jalousies, rancunes, rapportage malveillants ne tardèrent pas à envenimer le climat de l’entourage royal. Dépaysé, le muhutu céda la place au mututsi, et force lui fut de chercher « buhake » et protection, auprès du mututsi, hier encore son égal… les bahutu furent ainsi évinces de leurs droits anciens, ils perdirent leur honneur et devinrent les serviteurs de leurs hôtes et amis, un ordre était crée, fonde sur l’inégalité et l’injustice »

Il se dégage de ce passage que, dans l’esprit de l’auteur :

a) Il existe un rapport direct entre celui qui possède le pouvoir et exerce l’autorité, et ubuhake : le pouvoir fonde et justifie ‘ubuhake, ce qui implique que la structure d’ubuhake est inséparable de la possession du pouvoir politique, elle en est l’émanation, elle est institution politique.

b) Seuls les TUTSI possédaient les qualités requises pour que de leur sein sortît un roi (mwami), le pouvoir, l’autorité sont des attributs de la race TUTSI, le mwami devenant par sa désignation l’interprète ou mieux le gérant du patrimoine TUTSI. Par là, il devient facteur d’unité de la caste TUTSI.

c) Ubuhake paraît comme le corollaire d’une philosophie du pouvoir centrée sur la race = la subordination, l’assujettissement et l’état d’infériorité sont considérés comme les attributs normaux des HUTU. Il y a une prédestination raciale et sociale liée à une supériorité et une infériorité raciales.

d) C’est par une action psychologique assez profonde jointe à la pression du pouvoir et à l’exercice de l’autorité détenue dans la société par les TUTSI que les HUTU ont été évincés de leurs droits anciens, ont perdu leur honneur et ont fini dans l’asservissement. Il semble qu’ils ont été tellement « conditionnés » que seul le choix qui leur fut encore possible « fut de chercher buhake et protection auprès du MUTUTSI. La force fonde et justifie le droit ici aussi.

Dans telle perspective, quand on aborde l’analyse du régime politique du Rwanda traditionnel, la vache, que la majorité des auteurs ont mise au centre de leurs recherches pour expliquer le système d’Ubuhake, devient secondaire et la « protection » que le roturier peut rechercher est mieux appréhendée grâce à ce «conditionnement » psychologique généralisé qui exclut toute disposition de soi et de ses biens pour ceux qui n’appartiennent pas à la race supérieure.

Les lignes qui suivent visent à expliciter ces points en tant qu’ils synthétisent les éléments importants dont la persistance dans la vie quotidienne du Rwanda permet de les considérer parmi les causes principales de la révolution de novembre 1959. Dans leur analyse on peut découvrir la situation socio-politique de base du Rwanda permettant de mieux comprendre les ressorts de cette révolution enracinée dans le régime même qu’elle balaya.