L’aspect militaire dans la poésie dynastique.
« Le principe essentiel de la société rwandaise, écrit KAGAME, étant d’unifier tous les pays sous le roi unique de la dynastie des Banyiginya, on ne peut jamais avoir la paix définitive avec les pays voisins ». Ce principe traduit les visées expansionnistes des monarques rwandais mais explique aussi que sa mise en pratique, sa réalisation ait conduit ces souverains à placer la constitution d’une force armée au premier plan de leurs préoccupations. L’histoire apparaît dès lors comme une évolution constante faite de situations où s’expriment les intentions agressives du Rwanda (noyau primitif conquis par les Tutsi) à l’égard de ses voisins et presque comme une suite ininterrompue de conquêtes.
Alors qu’il est aujourd’hui indubitable que cette histoire a aussi enregistré des défaites, les traditions de la Cour et partant la majorité des auteurs qu’elle a inspirés ont particulièrement retenu, véhiculé et souligné l’idéal de héros victorieux que furent les rois Tutsi du Rwanda avant le XXe siècle, c’est-à-dire avant la pénétration européenne.
Il semble que le principe, ci-dessus énoncé, a paru acquérir pleine valeur, aux yeux des gouvernants rwandais, dans la mesure où chaque événement revêtant un caractère militaire, y est vu sous un point de vue absolu, c’est-à-dire toujours à l’avantage du guerrier rwandais. D’où le caractère vague des documents quand ils parlent de l’expansion du Rwanda sans distinguer la guerre offensive et la guerre défensive, sans différencier l’incident de frontière de la razzia de bétail organisée, la campagne militaire de courte durée et la guerre menée pour annexer un pays. Ainsi donc la seule interprétation admise par la Cour et ses historiens est celle qui considère que : mener la guerre, c’est conquérir ; « vaincre », c’est annexer, incorporer et assimiler.
Fidèle interprète de cette réalité, la poésie dynastique devient l’expression la plus raffinée de cette conception de la guerre. Nous la trouvons pleine d’images de pays qui fument à la ronde, de louanges en l’honneur des tambours dynastiques ornés de la virilité des souverains ennemis tués, de rivaux engagés dans une fuite éperdue, de rois dont la puissance n’a d’égale que celle du tonnerre. La poésie nous dépeint un penchant généralisé aux gestes de sang mais nous montre aussi que la guerre « nécessaire » était aussi une source d’honneur et un gagne-pain pour les nobles combattants officiels. La place d’honneur est au monarque dans cette poésie guerrière :
« Le vigoureux décocheur des flèches, Race du preux qui superpose les dépouilles mortelles ;
Je suis un héros qui ait grandi pour les triomphes
Et ne sais jamais balancer lorsqu’il faut livrer bataille ».
Cet extrait d’une ode guerrière de Kigeli IV Rwabugiri constitue un modèle pour les morceaux du genre. Comme la poésie guerrière, les récits historiques sont centrés sur les faits d’armes. Les chants guerriers et les morceaux de harpe vont dans le même sens comme en témoigne cet extrait de « Rwahama », morceau de harpe composé après la victoire de Kigeli IV sur le Bumpaka :
«Passez la nuit en paix, leur dit-il,
Quant à moi, le démolisseur des habitations royales Je pars cet après-midi.
La peste imprévue des ennemis, je pars cet aprèsmidi.
Moi, le lutteur tout à fait, je pars cet après-midi ».
De même que l’organisation des troupeaux de vaches fut calquée sur celle des armées, la poésie pastorale reprit le fond de la poésie guerrière pour l’appliquer à la vache dont la corne est comparée à la javeline. Inka ya Rumonyi (la vache du Rumonyi) en est un exemple :
« L’héroïne dont les javelines se couvrent de succès
Tandis qu’en territoire des bruns retentissent les foudres,
Race du preux tout de puissance… ».
Le code ésotérique de la dynastie réserve aux activités militaires du roi cinq voies (inzira). « Dans plusieurs voies », les abiru lancent des invectives magiques contre les États voisins qui continuent à résister à la poussée expansionniste des Banyiginya (clan de la dynastie régnante). Le Burundi est au total mentionné trente fois, le Bunyabungo l’est dix-neuf fois, le Bushubi quatre fois et le Ndorwa une seule fois ».
Toute la culture, tous les secteurs de la vie, sont imprégnés de ces préoccupations et le mythe du héros affecte tous les récits. Les poètes dynastiques dont la fonction essentielle est d’exalter faits et gestes de la monarchie ne pouvaient trouver meilleure source pour leur composition que dans les problèmes des souverains. Rien d’étonnant dans ces conditions que dans le répertoire disponible, plus de soixante-dix poèmes concernent directement le domaine militaire. A l’instar du héros des scaldes scandinaves, le personnage à l’honneur chez les poètes dynastiques est un surhomme né pour triompher : « Les pires événements n’entament jamais son caractère ».
« Grâce à ton avènement, notre Pays n’a pas été humilié.
Le Karinga te félicite ainsi qu’un autre TambourEmblème,
Et le Kiragutse de Kigeli.
Avec l’autre Tambour souverain de ta Maison;
Les Tambours sont devenus l’apanage de ta famille.
Tu les as défendus, tandis qu’ils te choisissaient déjà :
Tu t’es comporté en leur Souverain.
Tu fus également leur héros; tu es irréprochable :
Je pure qu’aucun étranger ne te surpassera ».
C’est ce guerrier idéal que dépeint de même l’aède Singayimbaga lorsqu’il décrit la nécessité pour le roi de ne pas avoir de défaut et surtout d’avoir la vue qui doit lui permettre de découvrir l’ennemi pour mieux l’atteindre :
« Comme un limier, il flaire la piste
Vers les pays étrangers et y sème le chagrin !
A-t-il écrasé les maîtres ?…
Il annexe leurs territoires à son royaume.
Pour cette raison, Dieu le consacre comme un Taureau protecteur du troupeau !
Il est trop redoutable pour être attaqué :
Et la blessure qu’il fait foudroie instanément !
Il porte au front l’emblème de sa distinction ;
Ses épaules sont ornées d’un signe fascinateur,
Qui contraint les pays étrangers à se déclarer ses vassaux ».
Dans tout cet ensemble, le présent est lié au passé, il n’a même de sens que s’il fait appel au passé. Celui-ci est donc présent, il pèse lourd, il est comme la condition de la continuité. C’est qu’il contient des valeurs auxquelles le milieu est attaché, un milieu culturel. Dans celui-ci, les aèdes ont puisé et même ils en ont été influencés.
Avant de terminer cet aperçu sur le rôle de la poésie dans les institutions, nous allons brièvement voir comment le milieu culturel a marqué la poésie.