L’aspect politique dans la poésie dynastique
Le roi du Rwanda règne et gouverne. Il gouverne en monarque absolu, il a sur tous ses sujets droit de vie et de mort, il décide irrévocablement. Veiller sur ce pouvoir illimité qu’il considère comme un don reçu du seul Dieu d’en haut et comme un héritage de ses prédécesseurs, voilà l’essentiel des devoirs du souverain.
Pour répondre aux impératifs de la fonction royale, le monarque organise l’Etat, ainsi que les services destinés à concourir au renforcement de son pouvoir et de sa puissance. Non seulement il crée des administrateurs de son domaine, mais il s’entoure aussi d’un collège de mémorialistes spécialisés dont la mission est, entre autres, de conserver les rites sacrés et les recommandations des ancêtres, de retracer l’histoire de sa lignée et de chanter sa gloire. Les poètes et surtout les Aèdes y trouvent une place, le roi la crée : ils doivent exalter les hauts faits du souverain et vanter les mérites de la maison régnante. C’est leur fonction.
Membres d’une institution que crée, organise et supervise le souverain, les poètes ressemblent moins à d’autres poètes Cali, ailleurs, sont libres d’exprimer tout ce qu’ils veulent de la manière qui leur plaît, qu’aux Aèdes-fonctionnaires dont l’inspiration doit se régler sur le bon vouloir du monarque. Dans ces siècles où l’instruction est comme un secret, le rôle des poètes revêt une grande importance parce qu’ils furent les interprètes de la pensée des Grands et dépositaires des traditions politiques. De là à se considérer eux-mêmes comme fonctionnaires. Quand l’un d’eux tarde à se présenter à la Cour, il s’en excuse auprès de son maître :
« Ne me croyez pas déserteur :
« Je ne suis pas de taille à déserter !
Ne me soupçonnez pas de défection,
Car je n’ai jamais déprécié les richesses du Roi ! »
en évoquant le motif de son absence plus ou moins prolongée :
« Seul le travail des champs m’a été un obstacle
« Et le besoin de gagner ma vie m’a retardé ».
en proclamant sa foi en sa mission et la primauté de celle-ci sur le reste :
« La houe ne m’écarterait pas de la fonction que vous attendez de moi
« Les soucis ne vont pas de pair
« Avec les paroles de Dieu !
Mais le poète sait que le manquement au devoir d’état est durement sanctionné. Il sent que la menace pèse sur lui et cherche à l’écarter en montrant au roi que le fait d’être absent ne l’a pas distrait de ces obligations, mais que si le produit de ses talents ne lui obtenait pas les excuses, il reste que le roi saurait user de sa bonté; c’est pourquoi il le supplie :
« Ne pourriez-vous pas me préserver de ce précipice,
« 0 toi Dieu qui te réveilles au son des tambours ?
« Dieu m’a enlevé les infirmités de la mémoire,
« Et je pris soin de ton tribut
« Me sachant dépositaire de cette boisson,
« Avec mes acclamations, mêlées au désir de te contempler
« Et mon ardent amour ?
« Eh bien ! Taureau du Redoutable
« Quoique j’ai mis du temps à me présenter
« Je n’ai pas perdu de vue ton dépôt de composition.
« Qu’on rassemble les cadeaux de remerciement pour la pluie,
Et que tu les prennes, ô Vainqueur des enjeux :
Tu les prendras avec raison !…
O Toi qui ramène la pluie ! 0 Toi qui trait le firmament à pleines jarres !…
Il vivra longtemps le Rwanda, car il a des colonnes qui le soutiennent !
N’a-t-il pas été confié à un Roi qui le tire d’embarras,
L’immunisé contre les empoisonneurs, le Dispensateur de la pluie,
Maître des eaux d’en-haut ?
O Porte-secours, tu es devenu notre salut !
Le Pays était à l’agonie,
O Toi, l’habitant des hauteurs, fils de Cyamatare,
Et tu le ranimes par la maîtrise sur la pluie !
Il nous est donné, à nous également de raconter quelque chose,
A nous, sujets du Maître de la pluie, le Virtuose !…
Il appartient à vous autres, les Rois, de vous charger de nous, le peuple :
Personne ne serait investi par ruse, et sauverait ses sujets.
Ainsi se découvre ce rôle important de la poésie et des poètes dynastiques : veiller à la cohésion du peuple autour du roi en chantant les bienfaits de celui-ci.
Cependant, le poète ne doit pas se limiter au bon côté des événements qui touchent le monarque et son royaume. Il lui arrive – et c’est aussi un devoir – de déplorer un malheur dont l’origine ne peut être recherchée dans le comportement du roi qui ne veut que le bien de son peuple.
Le poète s’y prendra donc de façon à placer le roi dans la meilleure position, évitant de le présenter comme perdant, même si un échec spectaculaire de ses armées est d’actualité. Le poète doit se conformer à la théorie de base dans la conduite de la guerre telle qu’elle est fixée par la dynastie régnante, à savoir que jamais le roi issu de cette dynastie ne peut subir un échec militaire, il gagne toutes les guerres ! C’est pourquoi, lorsqu’un pays étranger remporte une victoire sur les armées rwandaises, le poète doit considérer l’adversaire de son souverain comme plus malheureux que le roi du Rwanda, car il vient, par cette victoire, de provoquer contre lui, une vengeance irrésistible. Après le désastre de Bushi où les armées de Kigeli IV venaient de perdre le gros de leurs contingents, Sekarama s’adressa au roi en ces termes :
« Ce Mushi-là, le voilà enfin poursuivi de haine…
Le voilà enfermé dans l’encerclement par le Karinga,
Ce tambour des Enclos-vaste ;
Je serais là tandis que le Karinga emportera son trophée.
Eh bien, voyez-vous ce tas inculte
Tel celui que serait en jachères au milieu d’un champ,
Qui entra en spasmes osant s’attaquer à toi,
En prétendant réclamer une multitude de cultivateurs !
Moi je serai là quand tu le perforeras de javelines ».
L’adversaire a donc lancé une injure au monarque, c’est ce qui lui attirera une vengeance implacable. Mais le poète n’ignore pas que la formation de nouvelles troupes peut prendre du temps et que l’impatience du roi peut lui être nuisible. Comme pour soutenir son moral et par là celui de ses armées, l’Aède rappelle au souverain ses exploits antérieurs, pour lui créer une atmosphère de victoire :
« Tu as écarté tout danger menaçant les vaches,
Tu as razzié d’autres dans le Ndorwa :
Tu as bouleversé les pays étrangers.
En vérité je ne saurais narrer les exploits du héros
De manière à les épuiser tous :
J’en attends encore d’autres,
Que je narre (pour le moment) ces premiers-là ».
L’aède doit donc paraître convaincu de ce qu’il dit. Il ne peut laisser douter de ses affirmations, son langage doit être convaincant. Pour lui, la victoire qu’il prévoit pour les armées de son souverain est certaine, puisque le roi est invincible, et il est invincible parce qu’il est l’Élu de Dieu (Imana) ; dès lors comme tel, il ne peut être écarté du trône ni par les étrangers, ni par les rivalités internes :
« Contre Dieu on ne peut agir par surprise et trouver une issue…
Personne ne pourrait trouver une voie
Pour couper les racines du roi. .
Le méchant y tend vainement, jusqu’à ce qu’il entre dans la tombe ».
Cette attitude des poètes nous semble tributaire d’une mystique dont les Biru ont entouré la royauté. A leur tour, les poètes deviennent les porte-paroles d’une doctrine dont peut-être ils ignorent les mobiles. Loin de s’isoler, ils se jettent résolument dans la bataille, prennent parti dans les querelles politiques, les controverses religieuses et même dans les rivalités qui divisent leurs contemporains ; bref, des liens multiples et souvent imperceptibles au profane unissent les poètes à leur maître et à la société qui les a vus naître. Peu importe les digressions, pourvu qu’elles soient susceptibles de donner à l’œuvre plus d’attrait et faire du monarque un personnage hors pair.
Nous avons évoqué plus haut le rôle des Biru (gardiens du code ésotérique de la dynastie) dans l’intronisation d’un nouveau roi. Ce sont eux notamment qui lui ont remis les insignes dynastiques parmi lesquels le tambour Karinga, un des tambours-emblèmes de la royauté auxquels le code avait réservé un cérémonial assez significatif.
« Karinga arrive :
Le descendant pur de Nyabirungu le présente
En disant : « Voici le tambour que ton père t’a légué :
Puisse-t-il vaincre pour toi le Burundi Puisse-t-il vaincre pour toi le Bunyabungo
Puisse-t-il vaincre pour toi tous les pays
Qui ne paient pas tribut au roi du Rwanda ! »
On demande : « L’accepteras-tu ?
Le roi répond : « Je l’accepterai ».
On demande : « S’il est attaqué, te battras-tu pour lui ? »
Il répond : « S’il est attaqué, je me battrai pour lui ».
On demande : « Si l’on a besoin de toi, perdras-tu du sang pour lui ; succomberas-tu pour lui ?
Il répond : « Je perdrai du sang pour lui, je succomberai pour lui ».
Alors on le lui présente en le posant Sur ses genoux
Et l’on dit : « Il est à toi, accepte-le ».
Mais cette cérémonie est occulte, le peuple ne la suit pas. Il verra seulement le roi que lui présenteront les ritualistes, qui lui diront qu’il a un roi, un seul roi, celui qu’ils montrent. Il est légitime. Pas d’autre explication à attendre ni du monarque ni de ses ritualistes. A ce moment, le poète intervient, il interprète, explique l’événement en abrégeant la procédure qui a précédé la présentation au peuple : le nouveau roi a reçu le tambour-emblème, symbole du pouvoir dont Dieu qui l’a élu l’a investi, il est seul légitime.
L’Aède insiste :
« La royauté est le privilège d’une seule lignée, ô race de Dieu !
Le Créateur t’a élu : il a fixé en toi les racines du pouvoir.
Les intrus, privés se cette prérogative de naissance,
Cet élu les a exterminés
Et le Karinga est orné de leurs dépouilles
Ta prédestination au pouvoir, prince, est un secret pour l’étranger ! (238) .
Seul celui qui a reçu le tambour, symbole du pouvoir royal est né pour être roi :
« Le Dieu qui a multiplié les vaches,
A commencé par créer les rois ;
Après les avoir investis sous le signe des tambours,
Il leur prodigua les bénédictions ».
Cette prédestination et cette investiture par Dieu font du roi un être sacré, immunisé contre toute atteinte à ses prérogatives ; Le poète décourage les ambitieux :
« Personne ne pourrait trouver une voie,
Pour couper les racines du Roi !
Le méchant y tend vainement, jusqu’à ce qu’il entre dans la tombe !
Quant à l’élu, né pour être Roi,
Il devient un objet sacré, et les tambours sonnent son réveil
L’emblème de la Royauté ne saurait avoir deux héritiers ».
Il leur révèle les dispositions du souverain se référant en cela au rituel ci-dessus :
« Il a fait serment devant le Karinga
Qu’il ne vivra jamais côte à côte
Avec ceux qui ont porté le nom de Roi ! »
Aucune illusion ne doit être laissée aux ennemis du roi, toute tentative de révolte sera vouée à l’échec, le poète a le devoir de le proclamer :
« Ne prétendez donc pas qu’une révolution pourrait livrer le Tambour
Personne, possèderait-il richesse et vaches,
Ne s’exposerait au danger de s’en emparer !
Parions si vous le voulez : que quelqu’un en fasse l’essai !
S’il ne meurt subitement,
Eh bien, je possède vaches chefferies :
Qu’il s’en empare et me donne la mort ! ».
Dans l’ensemble royal qu’est le Tambour Karinga, le poète voit un être supérieur. C’est pourquoi il lui attribue des actes dignes d’un être vivant qui se choisit un partenaire.
« Il en agit toujours ainsi le Karinga :
Il prend pour titulaire l’élu de son choix.
Ce Tambour du Héros foudroyant
T’a reçu comme héritier et t’a accepté irrévocablement
Pour que tu traies son lait et nous le distribues ».
C’est pour ce tambour Karinga que les rois entrent en guerre :
« Il en fut toujours ainsi du Karinga :
« En ce qui concerne ses défenseurs, il ne réjouit que de leurs larmes,
Et n’est possédé que par celui qui renonce à s’épargner ».
Lorsqu’ils mettent à mort un ennemi, ils apportent ses dépouilles au Karinga qui les porte comme un ornement, symbole de sa suprématie :
« Je n’entends plus nulle part parler de roitelets :
Ce fléau des ennemis les a exterminés,
Et de leurs trophées les tambours sont ornés ».
Cette analyse donne une idée de l’action que la poésie dynastique a pu exercer sur les imaginations, action d’autant plus forte qu’au lieu, comme le livre, de s’adresser exclusivement aux yeux, elle bénéficie de toute la chaleur de la parole humaine et de cette espèce de martelage intellectuel qui naît de la répétition, par la voix, des mêmes thèmes, voire des mêmes couplets. Quel gouvernement de nos jours ne reconnaît pas que la radio est un moyen de propagande plus efficace que le journal ? Dans la société rwandaise que nous étudions, le poète dynastique remplissait le rôle de la radio ! Ce qui augmente son importance.
Mais pour comprendre ce rôle de propagandiste du régime que jouent les poètes, il faut garder à l’esprit : d’abord qu’ils sont fonctionnaires et clients dépendant exclusivement du roi, ensuite qu’aucune composition ne peut être connue de personne d’autre avant le roi : leurs oeuvres sont donc soumises à la censure ; enfin, ils ont pour mission essentielle de chanter les louanges du roi et de sa dynastie.
Le seul parti valable pour le poète est celui de son maître, il ne saurait le mettre en doute :
« En face des rivalités, j’ai pris parti vous vous,
Sachant que vous ne sauriez perdre l’enjeu :
En vos personnes (de rois) nous avons des champions à jamais ! ».
Pour lui, la situation est claire, les faits parlent d’eux-mêmes :
« Voici que tous les pays tournent leurs yeux vers Toi!
O Toi le Riche auquel nous cueillons nos propriétés !
« 0 Toi centre de la royauté, entouré d’une cour de grands nobles,
Et d’accompagnements des Tambours que Gihanga t’a légués ! » (247)
Il est au service du roi et lui voue tout son être :
Pour toi, je bataillerai par mes bras et te défendrai par ma langue…
A l’habileté d’être un vassal irréprochable qui est ma spécialité,
O vengeur, rejetons de l’Archer, j’appliquerai toute mon activité !
Après de bons et loyaux services, il peut se retirer, rejoindre ses ancêtres, ainsi que ceux de son souverain : «
Les voilà mes acclamations, je te les dédie de tout cœur,
O Toi qui m’as donné le nom, Je me retire pour un voyage lointain !
C’est bientôt une amende qui va m’être imposée :
On m’invite avec grande instance ;
On n’entend plus que je diffère de répondre à cet appel !
Le Très-Généreux me désire ardemment :
Dépêche-toi de ce pas », me fait-il dire !
Il savourait mes Poèmes lorsque j’étais de faction.
Je te dis adieu, je n’ai pas fixé racine ici-bas :
C’est après mes loyaux services que je dois me retirer !
LORSQUE LE SERF S’EST ACQUITTE DE SES DEVOIRS IL PEUT S’EN ALLER.
Donne-moi des provisions de route, ô Souverain ;
JE M’EN VAIS FAIRE, MA COUR ATJPRES DES ROIS,
JE REFONDS A L’APPEL DE MES MAITRES,
Sans l’espoir de rebrousser chemin ».
L’aliénation est totale, sa condition a été fixée définitivement, il quitte ce monde en étant serf aussi dans l’autre inonde.
En fait, on remarque que l’œuvre du poète dans son ensemble est orientée, dominée par le souci d’en faire une apologie du pouvoir fort concentré entre les mains d’un homme. Cependant, la satire politique y est évidente.
Contre les pays étrangers qui s’avouent vaincus, impuissants à réagir contre l’extermination, il excite le monarque et s’offre pour aider à régler leur sort en démontrant leur culpabilité ; il est accusateur public, dénonce les ennemis du roi dignes du plus grand châtiment : la mort :
« Je suis sous la protection de ce Tonnerre Dont les feux bordent de telle sorte toutes les frontières,
Que les immigrés de l’étranger
Viennent en mendier chez lui.
QUE TES TRIOMPHES ABREGENT LES JOURS DE TES ADVERSALRES.
Tandis que, par moi, leurs crimes seront publiés !
Seule la liquidation de tout ce qui peut porter ombrage au souverain est l’unique garantie de garder le pouvoir. Le roi ne doit connaitre de répit qu’après avoir « abrégé les jours » de ses adversaires. Ce devoir une fois accompli, on peut constater que
« Aucun pays étranger auquel il n’ait imposé le deuil ! On exalte comment il lutta pour le Karinga ; Tous les pays lui ont témoigné le respect ».
A l’apaisement du monarque que lui apporte le triomphe sur ses ennemis, le poète, parfait courtisan, ajoute les invectives contre ceux des rivaux de son maître qui auraient survécu à ses coups :
« Que s’évanouissent ceux au i ont été dépités à ton avènement :
Ils ne peuvent se réfugier nulle part,
Tout bien sûr leur fera défaut !
Leur toit a été renversé par Dieu :
Ils ne peuvent pas le relever par leurs bras !
Qu’ils s’en aillent en buvant de l’eau claire :
Dès qu’ils sentiront la mousse dans leur ventre,
Alors ils viendront te demander pardon ! ».
Voilà donc comment, d’après les poètes dynastiques, dans une société bien faite, dans un régime solidement charpenté doivent être traités les contempteurs de l’autorité. Dans ces conditions, il ne semble pas hasardeux d’affirmer que les aèdes dynastiques ont voulu faire de la politique et défendre une certaine conception de l’Etat. Laquelle ? Écoutons cette profession de foi que l’aède nous a laissée ; et pour bien marquer qu’il ne s’agit pas d’une opinion, mais d’un abandon, d’un ordre qui implique une soumission, il emploie l’impératif :
« Sois plus élevé que tes rivaux, 0 Toi notre Repos :
Tu nous a rendu la paix ! ».
Nous croyons que sous cette image se cache la devise de l’absolutisme mais aussi la voie ouverte vers la tyrannie. Nous ne sommes pas dans le domaine de la légende, nous nous trouvons sur le terrain de l’histoire. Le peuple s’est aligné, aussi l’aède met-il dans sa bouche les paroles qui conviennent pour dire au monarque qu’il est son seul maitre duquel tout est attendu ! (ceux d’hier, d’aujourd’hui et à venir).
« Vous êtes pour nous et nourriciers et protecteurs,
Vous êtes des Rois de grand mérite…
Vous êtes des législateurs aux décisions inébranlables,
Vous êtes des possesseurs des richesses débordantes
Vous nous avez régis en maître incomparables…
Et déclarons que vous vivrez à jamais dans le Rwanda ! ».
Arrivé à ce point, il y a lieu de considérer que l’aède a accompli sa mission : il a participé activement au rassemblement du peuple sous l’autorité unique de son maitre. Son discours est social et politique.
Cependant, interprète des idées et des faits politiques des rois, il l’est aussi des sentiments du peuple. Or, il sait que celui-ci est versatile ; capable d’agir, il l’est moins pour réfléchir. C’est pourquoi il faut prévenir toute menace que constituerait un intrus qui se saisirait de ce peuple et le soulèverait contre son roi. Le meilleur moyen pour assurer la fidélité et la loyauté de cette masse, c’est de la convaincre que l’autorité des rois sur elle n’est pas du domaine des humains, les rois la tiennent d’ailleurs. Ils n’ont rien de commun avec les hommes, voilà ce qui explique leurs succès.
Si l’aède franchit ce pas, parvient à établir un fossé entre le souverain et son peuple, c’est-à-dire à mystifier ce dernier sur la nature de la personne et du pouvoir du roi, il aura posé un fondement solide pour le gouvernement de son maître, il lui aura conféré un plus grand prestige. En définitive, il aura fait du roi un mythe, le rendant ainsi intouchable, Or, « la fonction du mythe, a écrit MALINOWSKI, est de renforcer la tradition et de lui conférer une plus grande valeur et un plus grand prestige en la faisant remonter à une réalité plus élevée, supérieure, plus surnaturelle, faite d’événements anciens ».
Ce qu’il doit donc faire passer plus dans les cœurs que dans les esprits est que ce n’est pas pour sa force, sa puissance en son adresse que le vainqueur doit être admiré, exalté, chanté. Non Les acclamations du peuple doivent aller à lui parce qu’il est l’Être de Dieu et imprégné lui-même d’effluves divins, La victoire des partisans de Musinga à Rucunshu que nous avons évoquée lorsqu’il s’est agi de montrer que l’attitude des Biru était une attitude faite de calculs politiques plutôt qu’une attitude dictée par le souci de sauvegarder la « constitution », cette victoire nous a été justifiée comme étant un don de la divinité. C’est un exemple. Elle est donc plus significative et plus précieuse quand elle n’est pas due à la seule force physique, mais à un incident fortuit, à un hasard heureux. Car, dans ce cas la préférence de Dieu est manifeste et le poète le marque bien dans son explication de l’événement :
« Ni urubanza ruruse abantu « C’est un procès au-dessus de la compétence des hommes. Nibaruburanishe imiheto « Qu’il soit tranché par les armes !
Mu magomerane niko bisanzwe « Telle est la coutume en cas de rébellion
Immana ni yo ikiza ku rugamba « Dieu seul décide de l’issue des combats !
Uwo yahitiyemo ingoma y’u Rwanda « Celui à qui il a destiné le royaume du Rwanda,
Imuha kuganza abamwangalira « C’est loi oui triomphe de ses adversaires
Akaba umugizi wacu rukumbi « Et devient notre seul maître
Undi akaba yirabuye agaculikwa « Tandis que est rejeté celui qui est vaincu».
Or, si Dieu désigne le vainqueur, on saisit toute l’importance politique que put et dut avoir la victoire d’un monarque contemporain d’un Aède capable d’en faire l’apologie. Cette victoire ne signifiait rien de moins, comme dans le cas de Musinga, que la consécration de son pouvoir et de celui de sa famille. Elle était une légitimation, un véritable sacre.
Mieux encore, elle incorporait définitivement le régime nouveau et la famille qui le représentait à la société et à tout son passé.
Dès ce moment du « sacre », le roi devient autre, il change presque de nature et le poète le proclame sans faille :
« Le Roi que voici ressemble seulement aux hommes :
Il leur est semblable par la peau et non pas par le cœur
Le Souverain est un Élu :
Il ne se mêle pas aux nobles et obtient un rang distinct » (257) .
L’expression du poète semble un peu embarrassée ; il doit éviter des questions sur la personne de son souverain. Aussi doit-il le rendre le plus près possible des humains dont il a la charge, mais en même temps l’en éloigner pour ne pas l’affaiblir en son autorité. L’Aède va tenir un langage qui provoque des craintes, soutient des espérances, suscite aussi de l’enthousiasme et de la ferveur. Il crée une véritable mystique de la monarchie ou plutôt s’en fait le chantre. Son roi est un Dieu : « le roi n’est pas un homme », intitule-t-il son poème, mais ce Dieu n’est pas le Dieu suprême que lui seul connaît.
On ne peut trouver meilleure conclusion à l’œuvre de ce « louangeur » des faits et bienfaits des rois qu’est le poète dynastique, lui qui les a observés et trouvé qu’ils ont des façons à eux. Ce sont notamment ces façons qui les rendent encore plus différents des hommes :
« Le Roi n’est pas un homme…
Le Souverain ne saurait avoir de rival : il est unique…
Le Roi, c’est lui le Dieu oui s’occupe des humains.
Ce n’est vraiment pas un homme, c’est un Roi !…
Je trouve que la Roi est Dieu rendu accessible à nos prières !
Le Dieu suprême, c’est le Roi qui le connaît
Quant à nous, nous ne voyons que notre Souverain !…
Le Roi, c’est Dieu distributeur des bienfaits,
Et compensateur de nos pertes :
Les heureux prédestinés viennent chercher chez lui les bénédictions !
Le Souverain que voici boit le lait trait par Dieu
Et nous buvons le lait qu’à son tour il trait pour nous !…
Personne ne peut travailleur seul et sans aide,
Tandis que le Roi, à lui seul, suffit aux besoins du pays !…
Le Roi n’est ni noble, ni prince du sang :
Il est l’élévation même, il est plus que tout homme Il est plus haut que les plus élevés !…
« C’est un tonnerre qui habite dans le firmament !
Et quand il veut s’en prendre à quelqu’un,
Il prélude par des éclairs pour le foudroyer,
Et l’obliger à venir le supplier ! ».
Parvenus à ce point, nous croyons mieux comprendre en quoi consistaient les fonctions des poètes dynastiques. Le parcours que nous avons fait dans leur œuvre a montré que, convaincus et intéressés à la fois, ils s’étaient faits les zélateurs et avocats du régime qui s’était consolidé dans le Rwanda pré-européen. En eux, les souverains rwandais ont su trouver une grande force de propagande, une réserve de prestige.
Il faut cependant remarquer qu’il ne suffit pas à l’auteur d’un poème de proclamer que le souverain a le droit pour lui, que sa conquête est légitime. Ses ambitions et celles de son inspirateur vont plus loin. Ils veulent que le règne actuel soit le prolongement de ceux qui l’ont précédé. Une telle opération ne comporte pas seulement un bénéfice moral, elle peut entraîner pour le monarque des avantages politiques.
Si donc le fait de chanter la grandeur du roi régnant est un devoir autant qu’un honneur pour tout Aède contemporain, l’exaltation des gestes des souverains défunts devient un signe de grands talents et de dévouement à l’endroit de la couronne. Le roi ne veut-il pas entendre proclamer les mérites de la maison dont il est issu ? L’évocation de son origine et des actes de ses illustres ascendants fonde sa légitimité, en ajoute à son prestige et raffermit son autorité.
Cet effort de servir l’idéal monarchique peut amener le poète à forcer la réalité pour satisfaire les ambitions de son maître. Après la défaite de Mibambwe IV Rutarindwa à Rucunshu, écarté du trône par les partisans du prétendant Musinga, un poète non identifié composa un poème dans lequel il prétendit que Kigeli IV avait légué le royaume au jeune Musinga, dans le testament confié à Kabare instigateur du complot et oncle du nouveau roi. Or, Rutarindwa avait été intronisé du vivant de son père, par Kigeli IV lui-même.
A la simple lecture des extraits des poèmes que nous avons faits, on pourrait conclure que les Aèdes jouissaient de beaucoup de liberté. A tout il y avait des limites et ce qui peut paraître excessif dans les paroles du poète l’est dans les limites permises.
C’est qu’en effet la Cour surveille de près ces Aèdes-fonctionnaires. Lorsque l’un ou l’autre met trop de liberté dans ses compositions et tente de sortir des limites qui-lui tracent le roi et la tradition, il s’expose à de graves châtiments. L’Aède Ruhinda, fils de Kinyukura fut arrêté et mis à la torture sur ordre du roi Yuhi III Mazimpaka, pour avoir laissé entendre, dans un morceau, qu’il était informé des secrets que seuls les devins de la Cour étaient autorisés à connaître. L’Aède Musare fut arrêté pour être condamné à mort par Kigeli III Ndabarasa pour avoir osé faire des reproches au roi. Le poète Ngurusi, lui, après avoir attiré l’attention du roi Kigeli IV Rwabugili sur l’imprudence que ce monarque commettrait en donnant à son successeur une reine-mère adoptive dont le propre fils restait un simple prince, reçut du roi cette réponse : « ce n’est plus de la composition, tu dépasses les limites de ton rôle ! ».
Cette analyse visant à montrer que la poésie au Rwanda a été pendant longtemps un véhicule de desseins politiques bien précis nous convainc d’un autre aspect important, à savoir que le pouvoir politique et la poésie dynastique sont corrélatifs, l’un soutient l’autre. Mais dans cette corrélation une constante apparaît : la politique est privilégiée comme dans le reste des institutions de l’époque. Cette caractéristique marquera d’ailleurs la société pendant longtemps et les mutations oui auront lieu dès la période coloniale n’entameront pas la place de choix occupée par la politique. Sans forcer la comparaison, on peut dire de la poésie dynastique ce que A. DASNOY rapporte à propos de l’histoire traditionnelle de la Chine et du Japon : il y a lieu de deviner, derrière cette poésie, en apparence spontanée, le calcul de monarques « résolus à créer un Etat fortement centralisé et habiles à manier les ressorts de la psychologie nationale» ; l’histoire y est sacrifiée à une « doctrine d’ordre et de bon gouvernement ».