L’aspect social dans la poésie dynastique ; la valorisation de l’esprit courtisan
Pour comprendre le « rôle social » de la poésie dynastique, il est indispensable de garder à l’esprit l’influence, le caractère diffus de l’institution d’ubuhake. Il importe de se rappeler que l’une des principales caractéristiques de l’homme devenu serf était de se montrer conscient qu’il dépendait totalement d’un autre être humain et que partout où il se rendait, cette attache le suivait et collait à sa postérité. Aliéné qu’il était, ses descendants l’étaient avec lui. C’est ce que l’Aède rappelle lorsque, sentant sa mort prochaine, il exprime ses préoccupations au sujet de ses enfants :
« Permettez que je dise adieu au Roi, car ma mort approche :
Mes jours sont à leur fin !
Qu’à la Cour je laisse un bon renom, au profit de mes enfants ».
Toutefois, sa mort ne changera pas sa condition, il sera toujours serf, une certaine fatalité l’a marqué comme ses contemporains ; il ne peut y échapper, il n’a pas de choix; il est résigné; mourir n’implique pas un changement de condition, de situation, c’est un ordre :
« Je me retire pour un voyage lointain !
C’est bientôt une amende qui va m’être imposée :
On m’invite avec grande instance ;
On n’entend plus que je diffère de répondre à cet appel !…
Dépêche-toi de ce pas », me fait-il dire !…
Je te dis adieu, je n’ai pas fixé racine ici-bas…
Lorsque le serf s’est acquitté de ses devoirs il peut s’en aller…
Je m’en vais faire ma cour auprès des Rois,
Je réponds à l’appel de mes maîtres,
Sans l’espoir de rebrousser chemin ».
En montrant le caractère complexe et polyvalent de l’institution d’ubuhake, nous avons souligné à quel titre la vache a été privilégiée pour voiler ou adoucir l’aspect politique de l’institution. Les poètes dynastiques participent, consciemment eu inconsciemment à la vulgarisation de l’idée d’abord, aident ensuite à en faire accepter la réalité comme naturelle. Seule l’organisation de la société explique et justifie la place qu’occupent la vache et la recherche de protection dans les poèmes. L’oppression et la protection sont associées, le besoin de cette dernière se fait sentir à tous les niveaux mais avec une intensité diversifiée et suivant les objectifs différents : ceux qui ont un rapport de parenté avec les riches gouvernants verront dans cette protection une alliance politique, tandis que ceux qui sont nés inférieurs y verront un calmant à leurs maux. Bref, l’ambition des êtres inférieurs n’est pas de goûter au pouvoir comme les nobles, mais de se rendre cléments les maîtres implacables dont ils ne pourront même pas dénoncer le mal. Il faut louer les puissants, reconnaître qu’on leur doit tout, s’humilier devant eux :
«Le peuple du Rwanda n’avions plus de cils,
Nous essuyant tous d’abondantes larmes.
Le brisement nous ayant concassés,
Tu te pressas de venir nous refaire ».
Cette situation, les Aèdes la vivent, l’observent, ils voient les Grands en état de rivalité continuelle, l’un cherchant à perdre l’autre par un jeu d’intrigues auprès du roi. Ils prennent part à ces problèmes de la haute société et interviennent pour dénoncer les complots qui se trament contre le monarque, proclamer la loyauté de quelques grands personnages inquiétés par le soupçon de trahison qui pèse sur eux, défaire les accusations portées contre eux-mêmes.
La poésie dynastique reflète également l’insécurité sociale des petits et des faibles. Les penseurs du roi eux-mêmes ont peur de déplaire :
« Je passai la nuit inquiet, croyant avoir trop tardé !
0 Sauveur, fils de Mutabazi Je ne pris même pas des provisions».
Leurs paroles deviennent très flatteuses :
« Lorsque je me plonge dans mes réflexions
Mon cœur est réchauffé par ton amabilité ;
On t’appelle une créature Tandis que je reconnais en toi un créateur…
Demeure avec nous, personne n’aura assez de toi !
Nous sommes tous ton inaliénable propriété ».
Ce langage n’est pas une improvisation, les compositeurs se rendent bien compte de cette inclination à la flatterie, puisque le même Aède avoue dans le même morceau :
« La faveur qui m’est témoignée ici me rendrait-elle flatteur ? ».
La situation sociale et politique qui règne dans le pays tend à faire des poètes des courtisans raffinés, préoccupés de vanter prouesses et qualités du maître et patron et de se lamenter sur leur prétendue misère (ce qui est une façon d’exprimer leur soif des biens et donc de l’influence). Nous avons cité plus haut l’exemple de l’Aède Nyakayonga qui, sous-chef de colline et détenteur de nombreux bovidés, se faisait passer pour un pauvre cultivateur. La conclusion des poèmes (umusayuko) n’a d’autre but généralement que de dépeindre la misère fictive du poète, dont seul le roi peut guérir :
« J’allume le feu et il refuse de flamber ;
Je souffle dessus à travers la fumée ;
Il y a un vent en direction opposée, je ne ranime plus la flamme
Je serai ranimé par ton intervention, tandis que j’y suis encore ;
Tu m’aurais tiré de la dernière extrémité.
Eh bien je ne suis pas dans la paix,
Et cela n’est pas à garder en silence,
Tu pourrais me tarir les larmes ».
Le souci du poète n’est pas tant d’être vrai, mais de dire ce qui peut servir ses intérêts et ceux de son maître. Le poète sait que ce maître est sensible à l’exaltation de son nom et de tout ce qui le touche. L’art pour le compositeur est de savoir et pouvoir exciter l’orgueil du patron pour se voir ensuite comblé par sa générosité.
Le sentiment d’insécurité a conduit une grande partie des habitants à s’accrocher à des forts, avons-nous dit. Les Aèdes n’y ont pas échappé, on vient de le voir. Les petits se recommandent aux grands en offrant leurs bras, tandis que ces derniers s’assurent une nombreuse suite de serviteurs auxquels ils promettent ou octroient des têtes de bétail. En associant la vache à la possession du pouvoir, elle acquiert une plus grande importance : on en arrive au Rwanda à dire que la vache procure aux rois le pouvoir politique, le prestige social et la puissance économique, aux autres la protection. Les bovidés sont alors entourés d’une attention particulière. Nous avons démontré plus haut que cette façon de privilégier la vache et d’en faire le centre dans les relations sociales était un camouflage des idéaux du système de gouvernement. Le fait que les noms royaux ont été choisis de manière à favoriser tour à tour les activités guerrières des rois et la prospérité bovine ne fait qu’en ajouter à ce camouflage. On sait aussi que les vaches font l’objet d’une organisation et d’une poésie particulières (Imitwe y’ inka n’amazina y’ inka) dans la société précoloniale.
C’est cet ensemble de manifestations qui a constitué ce qui est devenu la tradition du peuple rwandais avant de devenir sa mentalité. Car, nous dit un spécialiste de l’époque ancienne, « la mentalité d’un peuple, c’est la conscience de ses traditions, qui plane sur toute la vie du pays… C’est dans cette mentalité que les poètes, la langue et les penseurs d’un peuple primitif puisent leurs compositions et expriment explicitement l’idéal de la race ».
On le comprend, les poètes dynastiques ne pouvaient pas se dérober à l’attention que la plupart des Rwandais et spécialement les pasteurs Tutsi, détenteurs du pouvoir, accordent à ce bovidé. Les voilà par conséquent parlant de la vache pour vanter les mérites du roi dans les razzias :
« Tu brandis la javeline à Tanda
Et tu bouleverses l’Itambi dans la même journée :
Le butin que tu fils par Nkondogoro embarassa les conducteurs,
0 Barque-géante, race du Héros des mêlées, souche du Fouleur des monts,
Et à la traite vespérale on parle de toi dans le Byina
Tu te montras réellement son descendant, ô envahisseur,
Lorsque tu pr’.s en un tournemain les bovidés du Gishari.
Les poètes parlent des vaches également lorsqu’ils félicitent les rois d’avoir veillé sur le bétaii légué par les ancêtres.
« Ainsi paies-tu en retour les vaches dont tu as hérité :
Elles apprécient ta protection au jour
Qui devait les voir tomber d’inanition !…
Tu égales ainsi, celui oui, le premier, les introduisit dans le Rwanda ».
La vache intervient encore dans les compositions lorsque l’auteur demande au roi de reconnaître son mérite en lui octroyant une tête de bétail :
« Moi je demande une vache qui consacre mon servage,
Ou à son défaut une laitière à traire temporairement…
Prends soin de moi pour le métier de compositeur.
Donne-moi un bovin, ô Refuge, et tu auras deux choses
Je te remercierai et t’offrirai mes présents ! » Il arrive que les Aèdes dénoncent les injustices sociales ; mais presque toutes concernent le bétail et les pacages. Il semble que c’est sous le règne de Mutara II Rwogera que les procès relatifs à ces problèmes se manifestent le plus. Sur ce point, les compositions de Rutinduka Ntibanyendera Rwamakaza et d’autres ne sont qu’un reflet d’un état social généralisé qui influence et sous-tend la poésie dynastique.