Les développements que l’on vient de faire permettront de se représenter ce qui fut l’organisation clanique et foncière ou plutôt le système de gouvernement des Hutu avant la pénétration et la conquête Tutsi au Rwanda. Il semble que l’existence de clans-nations qui fut un obstacle à la constitution d’une seule nation n’empêcha pas l’uniformité de ce schéma d’organisation dans les diverses entités. Le point culminant de cette organisation uniforme fut atteint dans le droit foncier.

L’importance de celui-ci a été mise en lumière ci-dessus. On peut même dire que l’organisation foncière tenait la première place dans les institutions puisque chaque groupement se définissait et se reconnaissait par référence au domaine qu’il possédait en propriété et qui était opposable à tout autre groupement.

Le domaine foncier des clans défricheurs -UBUKONDE – fut donc la première forme de gouvernement des Hutu dans ce qui était le Rwanda avant la conquête du pouvoir par les Tutsi.

En dépit d’assertions très nettement orientées, il paraît difficile d’admettre, avec le Conseil du Mwami que les « droits politiques des Bahinza (rois Hutu) ne sont reconnus que dans l’aire de la forêt septentrionale ». Il faut plutôt remarquer que la survivance du droit de propriété clanique des défricheurs Hutu dans les régions de la crête Congo-Nil atteste à suffisance la nette opposition que rencontra la progression Tutsi du centre vers la périphérie. Ce fait ne pourrait servir à nier l’existence d’UBUKONDE dans toute l’étendue di Rwanda avant la domination Tutsi.

Certes, le système a évolué. Nous l’avons souligné. Cependant cette évolution ne doit pas être prise pour une négation de l’existence même du système. Comme l’a observé la Commission foncière du Conseil Supérieur du Pays, « UBUKONDE » est une forme arriérée sur la propriété de la terre qui N’EXISTE ENCORE que dans les régions qui ont été tardivement touchées par l’influence du commencement hamitique ».

Ainsi donc, il existait une organisation foncière propre aux Hutu inséparable du système de gouvernement : le pouvoir sur les terres allait de pair avec le pouvoir sur les hommes, le patriarche avait autorité sur les membres de sa communauté parce qu’il avait succédé au fondateur de cette communauté et de son patrimoine. A la transcendance de l’autorité paternelle et au pouvoir personnel du patriarche dans la société Hutu correspondait la transcendance des terres de culture, élément essentiel pour un équilibre nécessaire entre les différentes parties sur lesquelles s’étendait cette autorité. En ces temps reculés, l’agriculture semble avoir été, comme aujourd’hui, la principale occupation des Hutu.

Deux éléments importants allaient perturber l’organisation Hutu, telle qu’elle a été décrite ci-dessus : d’une part, la conquête du pouvoir politique par les Tutsi, d’autre part, la primauté dans leur système de gouvernement qu’ils ont accordée à la vache par rapport à la terre.

Un droit politique s’est substitué au droit clanique. La pression politique exercée par les Tutsi en vue d’occuper les terres a abouti à l’élimination progressive des domaines collectifs et par conséquent à un NOUVEAU MODE DE DISTRIBUTION DES TERRES répondant aux objectifs de la domination des Tutsi sur les Hutu.

Mettant à profit le relâchement des liens familiaux entre Hutu dû à l’agrandissement du clan et donc au morcellement du domaine, les conquérants Tutsi parvinrent à un complet émiettement du pouvoir Hutu.

Il semble que le terrain s’y prêtait, car les divers clans en s’affirmant comme « clans-nation », de dimension inégale, certains patriarches chefs de clan se sont retrouvés avec une diminution de leur prestige et aussi de leur autorité. Une certaine frustration en aurait résulté par rapport à ceux de leurs homologues qui se trouvaient à la tête de plus grandes entités au si l’on préfère de plus grands Etats.

L’historien de LACGER s’est posé la question de savoir comment les Hutu se sont laissé subjuguer par les Tutsi, alors qu’ils avaient une organisation capable de repousser les conquérants, eux qui étaient plus nombreux en tant que groupe, et dont les royaumes étaient assez puissants pour barrer la route aux envahisseurs. La question est restée sans réponse.

Des auteurs, comme KAGAME, MAQUET et d’HERTEFELT, partant de ce qu’était devenue l’organisation militaire au Rwanda après l’établissement des Tutsi en tant que caste dominante et constatant en outre l’affermissement du pouvoir des Tutsi dans les parties du pays qu’ils avaient pu se soumettre, en concluant que les Tutsi ont pu dominer les Hutu grâce surtout à leur supériorité militaire.

Une telle conclusion semble due à des erreurs d’interprétation venant de l’historiographie officielle, qui n’a pas analysé le processus de la conquête. « Les auteurs et la tradition de Cour, fait remarquer VANSINA, ont choisi chaque fois l’interprétation la plus extrême : mener la guerre, c’est conquérir, « vaincre », c’est annexer, incorporer et assimiler ».

En fait ces auteurs ont généralisé la situation qui prévalait à une époque déterminée au Rwanda central où « la population Tutsi se concentre largement, où elle est complètement mélangée aux populations Hutu ». Mais le fait que la normalisation administrative « fut atteinte sous l’époque coloniale européenne, vers 1925-1930 » et que dans la plus grande partie du Rwanda septentrional, notamment elle en fut le résultat direct, ce fait ne met-il pas massivement en question cette prétendue supériorité militaire originelle des Tutsi ?

Pour retrouver des « interprétations moins outrancières », VANSINA ESTIME qu’il « faut examiner quelles peuvent avoir été les structures politiques originelles des différentes régions conquises et quelle a été l’évolution même des différents stades de cette conquête ». Pour cet auteur, la conquête Tutsi aurait connu trois phases : une phase d’infiltration caractérisée par la recherche de pâturages pour leurs vaches, une phase de colonisation marquée par des luttes entre les armées Hutu et les armées Tutsi appuyées par les Hutu qu’ils s’étaient alliés, enfin, la troisième phase qui fut celle de l’assimilation dont la caractéristique est aussi bien la distribution de fiefs que l’introduction d’une administration standardisée.

En définitive, VANSINA propose une réinterprétation de l’Histoire du Rwanda et des faits sociaux qui en font la trame. Ainsi, la tâche du chercheur n’est pas encore achevée.

Quant à nous, nous ne prétendons pas que l’organisation militaire Tutsi n’a pas été forte à un moment donné de l’histoire du Rwanda, mais nous disons que cette force n’a pas été le fait premier dans le contact entre Hutu et Tutsi. Autrement dit, l’idéologie militaire propre au Rwanda s’est développée à la faveur des circonstances.

La description que donne KAGAME des méthodes employées pour assujettir les Hutu, parait mieux correspondre à l’entreprise de domination menée par les Tutsi.

Si l’on admet- que ces méthodes, diversement combinées d’ailleurs, furent les plus appropriées- le résultat l’atteste – pour assurer la conquête, la possession et l’exercice du pouvoir par les Tutsi sur les Hutu, il faut admettre du même coup que l’établissement de cette domination n’est pas l’œuvre des seuls Tutsi.

En effet, le texte évoqué indique clairement que non seulement les Tutsi se seraient servi de la vache pour s’assurer la bienveillance et l’alliance de certains rois Hutu ou de certains Hutu puissants, mais ils ont profité de la faiblesse de certains autres et les ont entraînés dans leur entreprise contre d’autres Hutu en faisant miroiter à leurs yeux la possibilité de réaliser à leur tour des conquêtes avec l’aide des Tutsi. Le même texte montre que la tactique fut efficace : victoire de la ruse – devenue signe d’intelligence chez les Tutsi – les chefs Hutu participèrent à l’écrasement d’autres chefs Hutu avant de connaître dans la suite le même sort.

C’est donc progressivement que les Tutsi ont établi leur domination sur le Rwanda, avec l’aide des Hutu eux-mêmes. Il semble même que devenus maîtres de certains territoires, les Tutsi seuls furent incapables d’en gagner de nouveaux. Ils firent appel eux Hutu, comme l’observe de LACGER : « Au surplus, le souci d’agrandissement territorial et d’unification nationale n’appartient pas en propre et exclusivement au Mwami (roi) hamite : là encore, il a rencontré des modèles. Avant Ruganzu Ndori le Muhinza (roi Hutu) Mashira, chef des Abahanda du Nduga, fait figure de conquérant. A travers les récits fabuleux et populaires, qui le rapetissent naïvement à la taille d’une prestidigitateur de foire, jouant toutes sortes de vilains tours à de trop candides clients et parvenant à force de coups de baguette magique à les subjuguer, on perçoit clairement qu’il a accru le domaine à lui légué par ses prédécesseurs, qu’il a étendu dans toutes les directions jusqu’aux fossés naturels creusés par les fleuves, annexant au Nord le Ndiza, au Sud-est, le Bwanamukali, peuplé par les Barenge, contrôlant au centre le Marangara. Le prestige de sa puissance fut assez éclatant pour que le Mwami Munyiginya, régnant outre – Nyabarongo sur le Bwanacyambwe et le Buganza, fit appel à son concours pour repousser les envahisseurs arrivés des plaines septentrionales, les barbares Banyoro ». Parmi les conséquences immédiates de la conquête Tutsi réalisée de cette manière, on peut en retenir deux : d’une part l’installation de l’administration Tutsi se comportant comme en pays conquis, de l’autre, l’introduction ou l’accentuation par cette administration d’une division ou opposition entre les autorités et les familles Hutu.

Le premier objectif des Tutsi fut donc la conquête du pouvoir politique, condition essentielle pour s’assurer le gouvernement de tout le pays. La priorité doit être accordée à l’autorité politique ; qui perd celle-ci perd aussi le reste. C’est pourquoi, les Tutsi, dit KAGAME, devenus conquérants, « soumettent les souverains autochtones, auxquels ils laissent l’autorité paternelle sur leurs familles, les dépouillant seulement de l’autorité politique. Le chef des conquérants prend seul le titre de roi, tandis que les chefs autochtones soumis à son autorité resteront ABAHINZA (roitelets) préposés aux cultures… La Cour désignera des hauts fonctionnaires hamites titulaires des provinces annexées ».

Ce schéma de la progression et de l’arrivée au pouvoir des Tutsi – de pasteurs nomades, ils sont devenus conquérants – permet de penser que c’est à partir du moment où ils avaient annihilé les gouvernants Hutu qu’ils ont commencé à développer systématiquement leur idéologie ou leur philosophie du pouvoir. Il s’agissait de donner un fondement et une explication de la défaite des Hutu et de leur domination par les Tutsi; accréditer que cette défaite et sa conséquence, la domination, font non seulement partie de l’histoire mais aussi de la nature des Tutsi.

KAGAME trouvera que la domination Tutsi est la conséquence de « l’inégalité naturelle des hommes ». Bushayija y verra le résultat des « qualités des Batutsi, de leur sagesse, de leur sens politique et de leur intrépidité ». Tandis que les plus hauts dignitaires de la Cour, battant en brèche le mythe de la fraternité inventé pour affermir l’autorité du roi Tutsi, estiment que le fait historique de la domination Tutsi est une preuve irréfutable de la différence de nature entre Hutu et Tutsi. Ce qui veut dire que gouverner participe de la nature de ces derniers et être gouvernés est conforme à la nature des premiers.

Nous avons indiqué les résultats de la mise en pratique de cette philosophie du pouvoir et de cette explication de l’histoire dans le chapitre précédent. La première mission des émissaires du roi dans les régions conquises fut d’être les symboles de la conquête, c’est-à-dire de maintenir les vaincus dans la soumission. Il semble qu’à ce stade, le pouvoir se limite au contrôle des individus et atteint moins leurs biens puisque le roi Tutsi qui accapare l’autorité souveraine des princes autochtones « reconnaît aux défricheurs le droit inaliénable de propriété sur les superficies déboisées par eux, exactement comme avant la conquête ».

Si l’analyse que nous avons faite du régime Hutu et de son fonctionnement s’approche de ce qui aurait été la réalité, on peut concevoir aisément que laisser aux défricheurs le contrôle de leurs terres constituait une erreur dans l’organisation Tutsi consécutive à la conquête.

En effet, nous avons montré que l’un des fondements importants du pouvoir et de l’autorité dans l’organisation Hutu était la possession d’un domaine ou territoire par un groupement donné. Or, ce groupement se définissait aussi par référence à son ancêtre-fondateur que représentait le patriarche qui; bien que dépouillé de son autorité politique (pouvoir d’arbitrage dans les querelles entre les membres du lignage ou clan, pouvoir de représentation du groupe auprès d’autres groupes = relations extérieures), n’en restait pas moins une autorité pour la défense des intérêts de sa communauté et notamment de la propriété sur laquelle la communauté a tous les droits. Aussi peut-on dire qu’à ce niveau, la conquête Tutsi était incomplète.

Une telle situation pouvait, avec le temps, devenir une source de conflit. En effet, dans la mesure où les Tutsi étaient des pasteurs nomades avec de nombreux troupeaux de vaches, dans la mesure où luttant pour arriver au pouvoir, ils ont dépouillé les Hutu d’une partie de leur bétail, qui a grossi ainsi le leur, un problème de pâturages a dû se poser à eux : ils ne disposaient pas en fait des domaines que les défricheurs s’étaient appropriés et qui étaient reconnus comme tels par le nouveau maître.

Il est possible que les Hutu aient vu dans cette reconnaissance une mesure de clémence de la part du souverain et aussi qu’ils y aient trouvé un moyen de protection de ce qui leur restait dans leur défaite. Cependant, il semble que ce n’est que dans l’hypothèse où la densité de la population et celle du cheptel restaient constante, que les Tutsi pouvaient considérer comme mineur le problème des pâturages.

Tel ne fut pas le cas et les Tutsi se rendirent certainement compte que sans la maîtrise des terres, leur conquête politique pourrait être mise en cause. Pour donner des assises plus solides au pouvoir et à leur domination, il parut indispensable d’empêcher les Hutu de mettre des limites au droit de pâturage des Tutsi.

« Une telle situation ne pouvait se perpétuer, notent MAQUET et NAIGIZIKI, que pour autant que les terres de pacages restaient abondantes par rapport au bétail qu’elles devaient supporter. Or, il semble bien que la haute densité bovine et humaine s’est manifestée au Rwanda avant l’arrivée des Européens dans le pays. A une certaine époque que l’on dit être le règne de Gahindiro, les terres susceptibles de servir de pâturages ne permettaient plus de les considérer comme « res nullius ». Des droits exclusifs d’utilisation pastorale furent accordés sur certains terrains ».

Ainsi va se constituer un nouveau droit foncier répondant aux intérêts des gouvernants et pasteurs Tutsi. L’action menée dans cette entreprise est une véritable projection de celle qui fut menée dans le domaine proprement politique, c’est-à-dire que les autorités Tutsi auront le dernier mot, aussi en matière foncière, car il s’agit de « DEFENDRE LA VACHE CONTRE LA HOUE, C’EST-A-DIRE LES CULTIVATEURS QUI TENDENT A ENVAHIR TOUT LE PAYS AU DETRIMENT DE L’ELEVAGE »

C’est à cette défense de la vache contre la houe, c’est-à-dire du Tutsi contre les Hutu, autrement dit du pasteur contre le cultivateur que vont s’employer les différents échelons de la hiérarchie administrative.

En imposant une nouvelle organisation du pays, les conquérants Tutsi imposent aussi un nouveau droit et, partant, une nouvelle terminologie, notamment en matière foncière.

Se servant du pouvoir qu’ils occupent, les gouvernants Tutsi instituent de nouveaux modes d’acquisition de la terre à leur profit et au profit de leur groupe. Pasteurs ayant en horreur tout travail manuel et particulièrement le maniement de la houe, ils accordent la primauté à la vache aux besoins de laquelle ils alignent le mode de distribution des terres.

Parmi les conséquences d’une telle hiérarchie dans les modes d’acquisition de la terre, il faut relever:

1°Le principe posé et défendu jusqu’à la révolution que « le pâturage appartient à la vache et non à l’homme ».

2° Tout supérieur vacher est tenu de fournir aux vaches de ses subordonnés des pâturages suffisants, mais il est seul juge en la matière ;

3° Les cultivateurs pouvaient toujours faire leurs cultures mais n’étaient pas autorisés à cultiver sur toute l’étendue du pâturage ; en d’autres termes, les droits de la vache passent avant ceux de l’individu ;

4° La vache devient un moyen de domination pour le groupe Tutsi en ce sens qu’elle permet aux pasteurs Tutsi qui n’exercent pas directement le pouvoir d’exercer néanmoins une pression sur les cultivateurs en invoquant le besoin de pâturages ; ainsi obtiennent-ils une soumission qui se traduit par des corvées au profit des pasteurs. Ces corvées garantissent seules aux cultivateurs la jouissance de ce qui, encore hier, était leur propriété. En conséquence, on pourra dire plus tard qu’« au Rwanda, les vaches ont mangé les hommes ». Comme le remarque SANDRART, « le régime foncier pratiqué au Rwanda-Burundi… a été établi par le conquérant à son profit comme le démontre l’EXONERATION DE LA CORVEE pour ceux qui appartiennent à SA RACE »

Cependant, il faut remarquer que la mise en pratique de ces principes suivait certaines modalités et même dépendait de certaines circonstances. C’est pourquoi, il est nécessaire de donner quelques notions importantes qui traduisent soit la nature de l’action, soit les droits qui mettent en relief les principes énoncés ci-dessus. Parmi ses notions, on peut retenir :

I. IGIKINGI (au pluriel Ibikingi). En abordant cette matière, il faut signaler qu’elle constitue un véritable labyrinthe et que nous ne pouvons prétendre y faire toute la lumière. Le recensement des travaux du Conseil Supérieur du Pays en ses 8ème, 12ème, 15ème et 16ème sessions suffit à lui seul pour démontrer la complexité du régime foncier sous l’administration Tutsi. Disons dès à présent, que, si ce Conseil avait osé et pu réformer cette organisation, ce Cali revenait à supprimer une source importante pour les gouvernants Tutsi et leur groupe et donc à redonner aux Hutu la disposition de leurs terres, la Révolution de novembre 1959 n’aurait probablement pas eu lieu sous certaines des formes qu’elle a revêtues. Ce point sera explicité dans une autre partie de ce travail.

A l’instar du Conseil du Mwami (1951) et du Conseil Supérieur du Pays évoqué ci-dessus, des chercheurs se sont penché sur la question du régime foncier de droit Tutsi. Leur première préoccupation fut de chercher la signification des termes exprimant la réalité étudiée. Ce fut le cas pour « igikingi » que l’on peut prendre pour le centre ou la base même de cette organisation en ce sens qu’elle se retrouve être une nouvelle synthèse de la volonté de domination des Tutsi et du rôle de la vache en tant qu’instrument de conquête sur base du principe qu’elle prime la terre.

Compte tenu des travaux que nous venons d’évoquer, nous tenterons de donner une définition « opératoire » du mot « igikingi », c’est-à-dire qui tienne compte des éléments essentiels en présence et permette ainsi de saisir ce qui est, au-delà du mot, l’institution de base pour l’appropriation des terres par les Tutsi.

Examinant le mode de distribution des terres sous l’administration Tutsi, le Conseil du Mwami (1951) définit IBIKINGI comme étant « des morcellements de la sous-chefferie ».

Pour KAGAME (1952), « le terme IGIKINGI qui signifie tantôt souschefferie, tantôt concessions de pâturages, tantôt districts administratifs a le sens général de SUPERFICIE PATURABLE qui en marque la destination initiale en droit rwandais ». Dès lors, que « tout Mututsi a droit à une parcelle de pâturages » (art. 254-a), on appelle igikingi la concession étendu de pâturages détenue par les grands éleveurs de bovidés ». Le même auteur écrit : « Le sous-chef de la localité a seul droit d’accorder la propriété de pacage » (art. 256a), mais « le Mututsi doit payer une vache au sous-chef de la localité pour recevoir son gikingi » (art. 256-b). Une fois concédé, igikingi « ne peut plus être arbitrairement enlevé à son propriétaire qui le laisse en héritage à ses enfants ».

Acculé à trouver une solution au problème politique créé par les expropriations ainsi faites, en utilisant la vache au détriment des Hutu, le Conseil Supérieur du Pays limita IGIKINGI de la façon suivante : « Igikingi » est une étendue de pâturages reçue directement du Mwami ou d’un chef et dont la possession se transmettait de père en fils pour autant que ceux-ci détenaient toujours du cheptel bovin ».

Ainsi, igikingi était le fief pastoral ou réserve de pacage attribué à un éleveur par le roi, ses représentants ou le suzerain pastoral de l’éleveur.

BOURGEOIS, dans son étude sur la coutume du Ruanda distingue deux espèces d’ibikingi :

a) « La concession foncière se réduisant à un simple droit de pacage sans aucun droit politique sur les gens et leurs terres arables. Dans ce cas, l’éleveur disposait de la faculté de mettre en culture dans la concession accordée, un lopin pour lui-même et pour un ou deux serviteurs » :

b) « La concession à caractère politique conférant outre les droits précités, celui de commander et de percevoir tribut sur une vingtaine ou une trentaine de ménages installés dans la concession. En fait, ce cas constitue la généralité, érigeant des tas d’enclaves ou terres franches au sein des commandements réguliers, les paralysant littéralement ».

Il semble que c’est ce deuxième aspect qui permit à cet auteur de définir igikingi comme étant « la plus petite parcelle sur laquelle un Tutsi pouvait se cramponner pour en retirer sa subsistance grâce aux prestations des Bahutu. Ces petits commandements ne groupaient bien souvent que quinze à vingt-cinq ménages ».

A ce qui a été dit, il convient d’ajouter les éléments retenus par « la Commission d’étude du droit foncier indigène sur les ibikingi et les ibisigati », réunie les 22 et 23 août 1955 à Nyanza. Du procès-verbal des travaux de cette Commission, il ressort qu’il existait deux espèces d’ibikingi :

1°« IGIKINGI POLITIQUE détenu par le sous-chef et constituant la superficie de la sous-chefferie » ;

2°« IGIKINGI PRIVE : le détenteur de l’igikingi politique était tenu de distribuer pendant la saison sèche, aux détenteurs de bétail une superficie de pâturages, calculée sur la base des têtes de bétail détenues et tenant compte des pâturages disponibles.

LE DETENTEUR DE CES PÂTURAGES reste astreint à céder un tiers des « bisigati » aux détenteurs de ces ibikingi politiques.

LES CULTIVATEURS SANS BETAIL installés dans un igikingi doivent céder leurs ibisigati au détenteur de l’igikingi. Le détenteur d’un igikingi politique peut -également céder aux éleveurs un igikingi à titre personnel.

Certains ibikingi privés ont été créés à l’occasion de la fusion des petites sous-chefferies au profit des sous-chefs sans emplois. Généralement les sous-chefs mis à la retraite de cette façon recevaient les deux tiers de la superficie de l’ancien igikingi politique à titre d’igikingi privé.

L’Ibwami (le roi et ou la reine-mère) et les chefs de chefferie possèdent un droit de prélèvement (kugerura) sur l’igikingi politique.