Le Mot
Ubuhake !
Ce mot rwandais évoque à la fois mentalité, attitudes, comportements. Parler de l’époque d’Ubuhake, c’est lui donner à la fois une couleur socio-politique ; c’est la définir par son contenu social, politique, économique et culturel.
Une question préalable à l’examen de l’institution s’impose : que signifie LE MOT « UBUHAKE », tantôt traduit « structure de clientèle », « féodalité », « contrat de servage pastoral », « contrat de bail à cheptel », « courtisanerie » ?
Tous ceux qui ont étudié la structure sociale du Rwanda ont accordé une grande attention à l’institution Ubuhake. Mais ils ont tous découvert que celle-ci est complexe et se plie aux définitions rigides à cause de son contenu aux multiples résonances, à cause de sa polyvalence. Aussi, voyons-nous les auteurs contraints aux approximations, la réalité ne pouvant être saisie en dehors de sa description et de son contexte mental.
Pour KAGAME « le contrat de servage pastoral (Ubuhake) est un engagement volontaire par lequel une personne appelée Umugaragu vient se recommander à une autre personne d’un rang social plus élevé appelée Shebuja. L’acte de se recommander se dit Gukeza, et les relations sociales du maître (Shebuja) au serviteur (umugaragu) s’appellent Ubuhake » En recherchant cette relation, le solliciteur « veut obtenir l’investiture de quelques têtes de gros bétail ».
Décrivant le « régime féodal » du Rwanda, de LACGER le trouve substantiellement le même qu’en Europe, les différences n’étant que dans les modalités :
« Se recommander, écrit-il, se dit en Kinyarwanda GUHAKWA : c’est l’acte par lequel un solliciteur UMUHAKWA, conscient de sa faiblesse et de son isolement, demande à un fort de le protéger. L’effet de cette requête UBUHAKE, si elle est agréée, est de faire du protecteur le seigneur – SHEBUJA – d’un vassal – UMUGARAGU. Le signe et le gage de cette charge de tutelle c’est une tête de bétail…».
BOURGEOIS note que « Ubuhake dérivé de GUHAKWA, sert à désigner l’état en général des clients qui ont reçu du bétail et, partant, le contrat de clientèle ». Celui-ci peut se définir « une convention synallagmatique librement consentie entre deux personnes : la première appelée patron (shebuja) donne à la seconde appelée client (umugaragu) une ou plusieurs têtes de gros bétail ; le client se charge de soigner ce bétail en bon père de famille et de fournir au patron les prestations déterminées par le contrat ou prévues par la coutume ». Et le mot GUHAKA a le sens usuel de
«Donner du bétail à un client pour le dominer, en être maitre, le gouverner».
Dans l’analyse qu’il a consacrée à la structure de clientèle. MAQUET écrit dans le livre précité : « L’ubuhake – le terme ne peut se traduire facilement – vient de guhakwa, un verbe signifiant « faire la cour à un supérieur ».
« L’ubuhake dénote la relation qui existe entre une personne appelée Umugaragu et une autre appelée shebuja. Cette relation était créée lorsqu’un individu, HUTU ou TUTSI, qui occupait un rang inférieur dans la hiérarchie du prestige social et de la richesse en bétail, offrait ses services et demandait la protection d’une autre personne dont le statut dans la hiérarchie sociale était plus élevé. Si l’offre était acceptée, l’homme dans la position supérieure confiait à l’autre une ou plusieurs vaches ». Enfin, dans une étude publiée dans le bulletin de jurisprudence des Tribunaux Indigènes du Ruanda-Urundi, on peut relever trois sens du mot Ubuhake :
1. Sens général : le mot guhakwa, dans son sens le plus large et le plus commun signifie SE FAIRE SUJET DE QUELQU’UN, savoir servir.
2. Sens courant : le langage populaire attache une autre signification au verbe GUHAKWA, notamment celle de RENDRE VISITE A UN GRAND, FAIRE LA COUR.
3. Sens réel : au fond des choses, le buhake, c’est L’ART DE PLAIRE POUR RECEVOIR. En réalité, faire le guhakwa, ce n’est pas faire une simple visite au hasard ou en passant ! C’est faire plusieurs démarches d’abord pour connaître les bagaragu (vassaux), les plus fidèles et les mieux en vue du maître et entrer en relation avec eux, ensuite pour être vu de celui chez qui on veut être introduit, afin de lui offrir quelques cadeaux pour se le rendre favorable.
« Le substratum sur lequel repose la « clientèle », écrit SANDRART, est par excellence l’ubuhake, terme qui faute d’équivalent plus adéquat dans notre langue, l’on a traduit « COURTISANERIE» ! Ce substantif dérive, en effet, du verbe « GUHAKWA », FORME PASSIVE DE L’ACTIF « GUHAKA» qui signifie « dominer – être maître de ». « Guhakwa » = être dominé – avoir un maître ». De là, le sens étendu « le servir avec dévotion », « lui faire la cour ». C’est, en effet, bien là sa fidèle signification, car pour céder l’usufruit de la vache, le MUTUTSI sut tenir la dragée haute et EXIGER PREALABLEMENT DE CELUI QUI LA CONVOITAIT UNE SERVILITE A TOUTE EPREUVE. L’« Ubuhake » exigeait une attitude de pleine spontanéité et de dévouement, une aptitude à se rendre habilement et agréablement utile. Des démarches souvent répétées, une présence opportune et fervente, des services et des cadeaux adroitement offerts, telles étaient les voies qui finalement vous obtenaient la vache et le titre convoité. « ENDURER POUR OBTENIR » ET ENSUITE « POUR CONSERVER », TELLE ETAIT L’UBUHAKE… Le MUHUTU accepté parmi la clientèle outre qu’il avait à continuer l’Ubuhake était également astreint à d’autres corvées ».
Ces définitions ou descriptions mettent l’accent sur Ubuhake – acte premier de volonté émanant du vassal en tant que celui-ci convoite une vache et espère obtenir avec cette dernière une certaine « protection ». Cette façon d’expliquer l’institution est compréhensible si on entend par là que tous ceux qui étaient concernés par Ubuhake, en tant qu’inférieurs dans la hiérarchie sociale, se trouvaient sur un pied d’égalité en tant que candidats ayant les mêmes buts. Dès lors, on peut valablement dire qu’ubuhake vient du VERBE PASSIF GUHAKWA. L’institution de clientèle deviendrait alors un modèle du régime politique traditionnel, c’est-à-dire que la domination et les inégalités socio-raciales seraient originelles, étant donné l’absence de l’action « volontaire » du futur patron pour provoquer les démarches du futur client – qui expliquerait aussi la disproportion entre les devoirs et les droits du client HUTU et TUTSI à l’égard du maître et ceux du patron à l’égard de chacun d’eux, le critère décisif étant la race dans la détermination des obligations. Et, comme « le pouvoir se renforce dans la mesure où les inégalités s’affirment » le TUTSI devenu patron dans la démarche du client une occasion d’affermir le lien, peu importe sa nature sociale – politique – économique. A noter que le verbe passif « guhakwa » opposé à son actif guhaka (dominer) signifie « être dominé ». Ubuhake est donc l’acceptation de la domination puisque la première volonté dans la relation émane de celui qui est conscient de sa faiblesse et qui demande protection.
M. SANDRART, en distinguant le verbe passif « guhakwa » de la forme active « guhaka » dont il fait dériver ubuhake, oriente vers une meilleure compréhension du contenu de ce terme. Car, guhaka a une connotation de domination, traduit l’idée de l’emprise que l’on a sur quelqu’un en fonction de la position que l’on occupe dans la hiérarchie sociale, ce qui veut dire que dans une société où l’inégalité des races est un principe de base et justifie tout droit aux avantages, le guhaka (dominer) est considéré comme un attribut de la race supérieure, c’est-à-dire des TUTSI dans le cas du Rwanda. Comme ceux-ci s’y étaient faits considérer comme « prédestinés au commandement », on saisit la relation entre l’action exprimée par le guhaka (dominer) et l’exercice du commandement. La nuance est importante à souligner car c’est elle qui correspond à la pratique. En effet, lorsqu’on parlait avant 1959 de serviteurs ou de vassaux (abagaragu = pluriel de umugaragu), cela évoquait toujours la relation de dépendance entre un TUTSI et les hommes qui lui étaient liés grâce à l’action du « guhaka ». Par contre, si un HUTU, si riche qu’il soit, avait aussi des gens qui lui étaient liés (même s’ils avaient reçu de lui une ou plusieurs vaches), ceux-ci ne s’appelaient jamais « abagaragu » (serviteurs ou vassaux) et n’étaient pas considérés comme tels, ils étaient « abakozi » (travailleurs, cultivateur), se référant par là à l’aspect dominant chez un HUTU d’être cultivateur, celui-ci étant considéré comme inférieur par rapport au pasteur TUTSI.
Par là, le système d’ubuhake, traduit selon l’expression de BUSHAYIJA, un lien de sujétion des Hutu, fondé sur l’inégalité (36) mais lien de sujétion supposant l’action du supérieur en pouvoir social ou politique. Les HUTU ayant été évincés de leurs droits anciens, ayant perdu leur honneur et étant devenus serviteurs de leurs hôtes, il était de la logique même du pouvoir ayant pour cadre une philosophie inégalitaire d’imposer un style qui correspondît à cette philosophie. Ainsi, il eut été contradictoire à la même conception du pouvoir de permettre que ceux qui ont été assujettis (HUTUS) puissent traduire les relations de dépendance éventuelle entre eux par les mêmes vocables que ceux qu’emploient leurs maîtres. La sujétion que traduit ubuhake étant d’abord une sujétion politique et umugaragu (serf – serviteur – vassal) étant l’homme qui renforce la puissance de son maître à tout point de vue, lequel peut, avant même que le solliciteur soit admis officiellement comme client, « exiger préalablement de celui qui la (la vache) convoitait, une servilité à toute épreuve » – Guhakwa implique cette servilité, cette acceptation de la domination exprimée par le guhaka, cette « servitude volontaire » comme dirait La Boétie.
Nous pensons que la vache a été davantage un facteur polir encourager, soutenir et surtout « bercer » celui que la pression du système faisait « endurer pour obtenir » et « pour conserver » s’il obtenait. C’est donc le sentiment d’insécurité qui déterminait l’inférieur à chercher une protection, insécurité qui n’est pas à dissocier avec l’exercice du pouvoir. Les petits se recommandent aux puissants en offrant leurs bras, tandis que ceux-ci après avoir provoqué la démarche du client dans leur intérêt propre, lui créent l’espoir d’un sort meilleur en lui promettant une vache. Il semble que c’est dans ce cadre qu’il faut placer l’acceptation de cette «servilité à toute épreuve », préalable à l’obtention de la vache dont on n’aura que l’usufruit. Mais de cette façon, grâce au sentiment d’insécurité qui entourait la vie d’un petit, l’importance de la vache a augmenté, elle est devenue un instrument de domination. Elle procure aux uns la protection, aux autres le pouvoir politique, le prestige social et la puissance économique. Le mot ubuhake évoque et couvre cet ensemble ; ce qu’aucun auteur n’a relevé.
Si, comme l’a fait accréditer la légende, l’origine de la vache au Rwanda est divine au même titre que les premiers TUTSI, si dans l’histoire du Rwanda, ces derniers, après avoir conquis le pouvoir ont cherché à justifier cette conquête par leur origine, on peut déduire de là qu’ubuhake procède d’une volonté délibérée ayant pour but de consacrer les différences raciales et de justifier le statut déterminé par la naissance que les gouvernants doivent garantir. Seul le verbe actif GUHAKA traduit cette action des gouvernants qui devient la base même d’Ubuhake exprimant à la fois la domination politique TUTSI et son corollaire, la soumission des HUTU, la supériorité de la race TUTSI et son corollaire l’infériorité de la race HUTU, et enfin l’exploitation économique : les HUTU devant assurer l’entretien de leurs seigneurs puisqu’ils ont été assujettis. C’est la signification propre de guhaka et de son dérivé ubuhake.
C’est l’idée qu’expriment dans un écrit devenu célèbre et auquel nous reviendrons plus tard à cause de sa signification dans le cadre de la révolution, les douze Grands Serviteurs de la Cour :
« L’on peut se demander comment les BAHUTU réclament maintenant leurs droits au partage du patrimoine commun. Ceux qui réclament le partage du patrimoine commun sont ceux qui ont entre eux des liens de fraternité. Or les relations entre nous (BATUTSI) et eux (BAHUTU) ont été de tous temps jusqu’à présent basées sur le servage : il n’y a donc entre eux et nous aucun fondement de fraternité… » L’histoire dit que Ruganzu a tué beaucoup de « Bahinza » (roitelets). Lui et les autres de nos rois ont tué des Bahinza et ont ainsi conquis les pays des BAHUTU dont ces Bahinza étaient rois. On en trouve tout le détail dans « l’Inganji Kalinga ». Puisque donc nos rois ont conquis les pays des BAHUTU en tuant leurs roitelets et ont ainsi asservi les BAHUTU, comment maintenant ceux-ci peuvent-ils prétendre être nos frères ? ».
Cet extrait met l’accent sur les liens fondés sur le sang (les BATUTSI sont frères), la conquête du pouvoir qui a entraîné la liquidation des gouvernements HUTU et l’asservissement de la race HUTU. Cet asservissement paraît donc conforme à l’ordre des choses, ce qui implique que celui qui essaierait d’y échapper doit être mis dans des conditions telles qu’il découvre qu’un tel comportement va à l’encontre de la volonté de celui qui a le pouvoir de le contraindre. Le pouvoir sert donc à « conditionner> en permanence ceux qui appartiennent à la race des vaincus de façon qu’ils réalisent qu’en dehors de la soumission, de la dépendance, ils sont en perpétuel danger, que leur sécurité dépend de l’enrôlement dans le système d’ubuhake ; manifestation de leur soumission. Ubuhake exprimant l’acceptation de cet enrôlement vient du verbe guhakwa… LE VERBE ACTIF GUHAKA traduit adéquatement la volonté et l’action du maître et ubuhake qui en dérive synthétise le genre de relations qui s’établissent entre l’inférieur et le supérieur dans le but pour ce dernier de maintenir et sauvegarder tout ce qui peut servir les intérêts des gouvernants en général et de z siens en particulier.
On voit ainsi que, si on admet qu’ubuhake a pour but le maintien et la sauvegarde de ce qui se rapporte aux gouvernants, à l’exercice du pouvoir, il ne peut dériver du guhakwa – verbe passif qui traduit l’état de celui qui cherche un protecteur ou l’a trouvé, mais bien du guhaka qui, lui, traduit les buts de celui cule ses origines ont prédestiné à assujettir les être inférieurs. En tant que Ubuhake dérive du verbe guhaka et a son point de départ dans l’initiative du maître oui provoque la relation en conditionnant de façon déterminante le client, il constitue effectivement un système de « remorque », exercé par une race sur une autre suivant l’expression des auteurs du Manifeste des BAHUTU, « remorque politique, sociale, ECONOMIQUE. CULTURELLE ». Le rapport « Ubuhake » intervient en tant que moyen mis au service d’une stratégie visant la conservation, par une aristocratie et ses alliés, du pouvoir et de l’avoir. Mais en même temps on v décèle la concrétisation de relations établies entre deux personnes, relations officialisées par un don éventuel d’une vache, effectué par la personne disposant socialement de plus de pouvoir, en faveur de la personne socialement faible ayant reconnu sa faiblesse. Ubuhake connote une aliénation.
Les considérations que l’on vient de faire sur le sens « formel » ou si l’on veut sur le concept d’ubuhake rendent compte de l’ambiguïté qui affecte ce terme. Nous partageons l’opinion de BALANDIER, lorsque parlant de la démarche terminologique dans l’étude des systèmes politiques, il écrit :
« Le lexique des concepts-clés reste néanmoins plus facile à dresser qu’à charger de contenu. L’élaboration de ces concepts doit être complétée par une étude systématique des catégories et des théories politiques indigènes que ces dernières soient explicites ou implicites, et quelles que soient les difficultés opposées à leur traduction. La linguistique est ainsi l’un des instruments nécessaires à l’anthropologie et à la sociologie politique » En essayant d’éclaircir le sens du mot, ne pourrait-on pas par là accroître l’intérêt d’une étude de la société rwandaise. Laquelle étude est restée en partie incomplète suite à l’ignorance de la langue du pays et de ses nuances par le chercheur, mais surtout parce que, comme l’écrit MAQUET, « le régime autoritaire du Rwanda n’admettait pas l’expression des sentiments d’opposition » d’une part et « d’autre part parce que les informateurs des sociologues ont été plus souvent des TUTSI que des HUTU ». C’est le sens du mot « Ubuhake » que nous avons essayé de cerner.