La note préliminaire à cette étude a servi à rappeler notamment l’aspect historique de l’occupation humaine du Rwanda, occupation successive et progressive. Successive en ce sens que les trois races (Twa, Hutu et Tutsi) sont arrivées dans le pays à des époques différentes ; progressive en ce sens que c’est par étapes que le paysage actuel du Rwanda s’est constitué par le travail et l’occupation du sol.

La présupposition de base à cette occupation du sol est que le pays était entièrement couvert « d’une forêt vierge ». C’est dans cette forêt que les premiers habitants du Rwanda, les Twa arrivent. Ils la considèrent comme leur domaine et y taillent des TERRAINS DE CHASSE. Ce mode initial de l’occupation du sol du Rwanda fut décrit par le chef de famille Kidahiro, lors de la session de septembre 1951 du Conseil du Mwami :

« Primitivement il y a la forêt occupée par les Batwa ; chaque famille des Batwa en détient une zone déterminée dans laquelle ils se livrent à la chasse, sans empiéter sur la zone de la famille voisine ».

La chasse et la cueillette sont leurs activités essentielles.

L’arrivée des Hutu provoqua une transformation du sol : le domaine forestier fut progressivement transformé en terres de culture par les nouveaux arrivés. Une relation plus stable entre eux et le fonds s’instaura plus qu’elle n’existait entre ce fonds et les Twa : c’est l’avènement de l’agriculture.

La terre cultivée perd sa qualité de RES NULLIUS, elle a désormais un propriétaire qui, suivant les cas, est un individu ou un groupe d’individus. En cela, il semble qu’avant l’arrivée des pasteurs Tutsi, les droits fonciers sur les terres de culture étaient fort semblables au Rwanda à ce qu’ils sont parmi de nombreux groupes d’agriculteurs en Afrique Centrale.

Groupés en clans ou lignages dont le principe est la parenté, les Hutu pénètrent dans la forêt et en délimitent des zones à défricher. Pour autant que la forêt fût reconnue domaine des Twa, cette délimitation des terrains agricoles se fait après le versement d’un tribut au chef des Twa en compensation des droits de chasse dont les privait l’appropriation et le changement de destination du sol. Ce tribut portait nom « urwugururo », c’està-dire « ouverture », signifiant par là qu’il était une condition essentielle à l’exercice des droits de défricheurs. Pour que les nouvelles terres soient propriété du clan ou du lignage, les chasseurs devaient en dégager l’entrée.

La délimitation du terrain était faite par le chef du lignage ou du clan Hutu en présence du chef Twa et devant témoins. Afin de prévenir toute contestation, chaque groupe était représenté, les TWA comme les garants de la possession et de la jouissance paisibles du domaine acquis par les Hutu. Aussi, « quand l’endroit choisi était contigu à une zone déjà défrichée ou occupée, les deux défricheurs devenus voisins recouraient, pour éviter des contestations ultérieures, à la pratique du « kwica umusito » qui consiste à creuser un fossé peu profond délimitant les zones respectives ».

Ainsi l’acte de délimitation fait en présence des représentants les plus qualifiés des groupements constitue la prise de possession proprement dite du sol ; cet acte consomme le transfert de la propriété.

De cette façon les clans ou lignages Hutu se sont partagé sans l’arbitrage d’aucune autorité, les zones forestières et s’y sont installés groupe par groupe. Ils ont érigé ainsi, pour eux-mêmes et leurs descendants, un droit foncier clanique inaliénable. Tel est le régime foncier d’UBUKONDE, dont la connaissance est « essentielle pour la compréhension de la propriété terrienne des Bahutu dans leur propre droit coutumier avant l’occupation Mutusi ». Des groupes fondés sur la parenté exercent des droits collectifs sur un domaine qui est mis en valeur par tous les membres de la parenté.

La délimitation des terrains et le transfert de la propriété achevés, commence l’exercice des droits de propriétés : le défrichage de la forêt.

A l’occasion de la mise en valeur du domaine collectif acquis apparaît plus clairement, semble-t-il, l’importance du patriarche des lignages ou clans sur le plan de l’organisation et du fonctionnement du ou des groupements à la tête desquels il est placé.

Remontons la filière en distinguant l’échelon famille au sens restreint ou lignage (inzu qui constitue une cellule sociale) et l’échelon clan qui vise une cellule politique.

A la base du lignage était le père, origine du groupement. Nous imaginons qu’à l’époque de la pénétration des Hutu dans la forêt qui couvrait le pays, les conditions de vie et les circonstances exigeaient une grande cohésion du groupement, en butte contre la nature sévère, les fauves et même les premiers occupants de cette forêt, les Twa. Il n’y avait pas de place pour l’homme isolé.

Non également le lignage se caractérise avant tout par la parenté du sang mais aussi par le fait qu’il apparaît comme une société qui accapare complètement la personnalité de l’homme, de chacun de ses membres. Ce sont ces membres qui par leurs descendants mâles, doivent continuer l’ancêtre commun, le fondateur.

Ainsi présenté, le lignage est soumis à son fondateur, qui en est le chef. Théoriquement, on pourrait penser que le fait que ce chef est l’origine, la source, le guide et le protecteur de ses descendants lui confère un pouvoir absolu sur eux. Des tempéraments sont apportés à cet absolutisme théorique du père.

La nature de son autorité constitue le principal adoucissement : cette autorité n’est pas une souveraineté, mais une PATERNITE. Elle est un devoir de protection et de défense du groupe, ainsi que de ses membres. La tyrannie contredit donc son essence même. Dès lors, le devoir des membres du groupe à l’égard du père n’est pas fondé sur la sujétion, mais sur la QUALITE D’ENFANT. Il est dévouement plus qu’obéissance. Encore faut-il remarquer qu’une limite existe à ce dévouement : la bienveillance du chef de famille.

La mort de ce dernier ne changeait rien à cette conception clanique de l’autorité. En effet, au décès du père initial, son pouvoir de direction du lignage passait normalement à l’aîné du groupe. Il recueillait son titre de chef du lignage (Inzu) ou du clan (Umuryângo), son autorité et ses devoirs. Juridiquement, le successeur devenait le père du lignage ou du clan.

Il faut noter que cette succession à la qualité de père connaissait deux manières de règlement. S’agissant du lignage, la succession était verticale, de père en fils, en ligne directe. Ce qui exclut notamment l’autorité du fils Sur ces oncles paternels. La deuxième manière de transmission des attributs du père décédé était la succession horizontale. Celle-ci suppose que le lignage originel s’est multiplié, agrandi. Désormais, il existe plusieurs branches mais dont le fondateur est le même et reste un facteur d’unité. Il s’agit ici du clan (Umuryango). Au décès de l’ancien, il était remplacé par son frère puiné. Après celui-ci, le titre allait au frère suivant et ainsi de suite jusqu’à ce que génération soit éteinte ou qu’un événement extraordinaire vienne troubler cet ensemble. Contrairement au fils qui dans la succession verticale n’avait pas autorité sur ses oncles paternels, ces derniers avaient autorité sur l’ensemble des membres du clan à partir du moment où ils présidaient à la destinée de ce clan comme chefs, à l’instar du fondateur. Mais comme le fondateur de la lignée, les successeurs n’avaient pas des pouvoirs illimités.

Il faut signaler que parmi les limites à ces pouvoirs se trouve le fait fondamental que tous les membres de la famille sont frères parce qu’ils ont un même père juridique. En plus, il est important de remarquer que tous ceux de la génération ancienne que le système de la succession horizontale appelle à exercer l’autorité sur le groupement sont considérés comme les pères des membres de la génération suivante. D’où le respect, l’obéissance et l’assistance auxquels ils ont droit et l’affection et la protection qu’ils doivent à leur tour à « leurs » enfants.

Ainsi donc, comme nous l’avons signalé, l’autorité du père était illimitée théoriquement mais limitée pratiquement : elle était bornée par son caractère paternel et par l’intérêt général. Ses frères devaient être traités en frères. Il devait les consulter sur des cas graves qui pouvaient concerner le groupement. Comme chaque lignage avait son chef en la personne de l’aîné, c’est l’ensemble des aînés qui, réunis, étaient consultés. De cette façon, il existait un CONSEIL DE FAMILLE au niveau du lignage et du clan, conseil qui, à son tour, constituait une limite au pouvoir du père.

Parlant de cette organisation sociale de la famille clanique PATERNOSTRE écrit : « la vieille famille clanique Hutu, à l’époque où elle constituait encore une entité étroite et cohérente, groupait les membres de la parenté paternelle la plus étendue sous l’autorité d’un Conseil des chefs de lignages, présidé par le chef de la branche aînée… Plusieurs « Inzu » (c’est ce que nous avons appelé lignage), reliés entre eux par une ascendance commune, formaient et forment encore un groupement au second degré (umuryângo) ou sous-clan. Chacune de ces subdivisions claniques avait son chef, qui participait au conseil de la famille clanique, restreint ou élargi selon qu’y étaient représentés les regroupements du second ou du premier degré ».

De ces considérations, il ressort, que, pris séparément, chacun des groupements « Inzu » et « Umuryângo » constituait une société complète, devant assurer son existence. En fait, le groupement « Inzu » ou lignage était un véritable petit Etat autonome à l’intérieur de l’Etat que constituait le groupement « Umuryângo » ou clan.

Avec son chef, il avait aussi son patrimoine, sa justice. C’est ce chef qui « présidait aux activités collectives de son lignage » et qui « coutumièrement était juge dans les disputes entre les membres de son inzu et avait le droit de punir celui qui avait commis une infraction ».

Il semble que dans les temps anciens, auxquels nous nous référons, ces activités collectives supposaient une co-résidence assez étroite. Inzu aurait donc été un groupe à base territoriale. Ceci peut encore se vérifier au nord du Rwanda où en de nombreux cas, inzu est un groupe résidentiel ayant sa propriété foncière collective, reconnue comme telle et formant son patrimoine, son UBUKONDE.

Les activités collectives que dirigeait ou coordonnait le chef du groupement inzu étaient notamment celles qui affectaient ce patrimoine. Constitué des droits fonciers de l’inzu ou du clan (et de tout ce qui est susceptible d’intérêt pour la vie du groupe : dots, créances du groupe vis-à-vis des autres groupes, droits sur les membres mêmes du groupe), ce patrimoine commun n’était pas considéré comme la propriété personnelle du chef. Elle était en effet grevée de droits sociaux au profit de tous les membres du groupe en leur qualité d’enfants. Il existait des biens composant le patrimoine et qui étaient inaliénables ; il en était d’autres dont le chef ne pouvait disposer que conformément à la coutume. Nous pensons que ce sont ces principes que les juridictions coutumières ont continué à appliquer à la société, même à l’époque coloniale. La matière des libéralités et successions est significative à ce sujet. Ainsi, il a été jugé par le Tribunal du Mwami le 30 avril 1945, que :

« le fait pour un père de léguer ses biens à son petit-fils, le constitue comme un fils au même titre que son père et ses oncles paternels.

A son décès, ses biens appartiennent au chef de lignage et non à son père s’il n’a pas d’autres descendants » (Bulletin de Jurisprudence des Tribunaux Indigènes, p. 158).

Jugé de même que :

« le chef de famille doit succéder à ses frères mineurs s’ils ont reçu leur quote-part de la succession » (Tribunal de Territoire de Nyanza 8-5-1945 in Bulletin de Jurisprudence des Tribunaux Indigènes, p. 276).

Il faut noter que le droit coutumier ne considérait comme successibles que les membres de la famille du défunt les plus proches. D’où « ne donne pas droit à la qualité d’héritier le fait pour un enfant d’être élevé et d’avoir reçu des biens d’une personne qui n’est pas de sa parenté » (Tribunal du Mwami, 22 novembre 1943 in Servir, 1945, p. 150).

Jugé aussi que :

« Le fait pour un membre d’un clan de recevoir un patrimoine clanique, l’oblige à concourir aux obligations familiales. Mais cette obligation tombe au moment où le membre ne possède plus le bien clanique » (Tribunal de Territoire de Cyangugu, 24 juin 1949, in Bulletin Jurisprudence – Tribunal Indigène, p. 509).

Jugé encore que :

« Un fils ne peut pas installer ses petits frères dans les biens de sa mère, si ces biens ne rentrent pas dans le patrimoine paternel (Tribunal Indigène du Nyaruguru, 21-12-1946, in Bull. p. 352) et « les biens d’un défunt n’appartiennent pas à ses frères mais bien à ses fils » (Bull. 1949, p. 36).

Ainsi donc, le chef ou l’ancien devait obligatoirement passer ces biens à celui qui lui succédait à la tête du groupe. Ce qui permet de le considérer non comme le propriétaire mais comme l’administrateur du patrimoine.

Certes les membres du groupe surtout au niveau Inzu avaient des obligations à l’égard de ce chef, obligations qui comportaient avec des avantages d’ordre moral des avantages matériels; mais il semble que le manquement à ces obligations n’était soumis à une sanction grave que si le délinquant dépassait les bornes de la tolérance admises par le groupement. Il semble aussi que des règles assez précises fixaient le principe de la part que chacun était moralement obligé de remettre sur le produit de son activité : ainsi un morceau déterminé d’une bête abattue, une portion des récoltes, une journée de travail à l’époque des semailles.

Ne pas respecter ces devoirs exposait plus à une désapprobation d’un tel comportement par le groupe qu’à provoquer une punition grave, ce qui semble avoir été suffisant pour ramener à l’ordre celui qui risquait de perturber la vie de la communauté. Cette vue nous permet d’avancer que ces prestations ne revêtaient ni le caractère de corvées, ni celui de tribut ou de redevances dans la mesure où il nous paraît qu’elles ne servaient pas à mettre principalement l’accent sur la signification politique de l’obligation ou encore sur l’état de sujétion, du moins au niveau des groupes Inzu. En définitive, ces obligations signifiaient soit la reconnaissance de l’ascendant du chef sur le groupe et de son bon gouvernement, comme de ses bienfaits, soit une marqué d’affection que les enfants doivent au père, soit une participation aux frais communs, marque de la solidarité et de la fidélité au chef et au groupe.

Ainsi les prestations faites au chef, au patriarche du groupe participaient au renforcement de cette solidarité et favorisaient l’esprit de corps qui en était une des caractéristiques. La conséquence de cette solidarité et de cet esprit de corps que devait veiller à maintenir le chef est que les groupements devenus prolifiques au niveau des lignages (sous-clan) ou les (Imiryângo) se trouvaient les uns vis-à-vis des autres dans la situation d’États voisins, ayant des rapports de droit international plutôt que de droit interne. Les différends entre eux se résolvaient non pas en recourant à un pouvoir supérieur et à des tribunaux, mais par des négociations, l’arbitrage, le recours à la force.

Cependant, entre lignages du même clan, les conflits se trouvaient tempérés par la fraternité et par l’intervention du chef de clan, comme conciliateur et arbitre. Mais en cas d’échec de cette intervention, le recours à la force n’était pas exclu.

Ce recours à la force était à son tour une occasion de manifestation de la solidarité régnant au sein du lignage comme du clan. « Le fait d’appartenir à telle Muryângo (famille), écrit KAGAME, crée la responsabilité offensive et défensive du groupe. C’est-à-dire que si l’un des membres de la famille tuait un homme étranger à leur groupe, tous ses parents membres mâles de la famille, sont collectivement responsables de ce meurtre. Ils sont considérés comme si n’importe quel d’entre eux avait commis l’homicide (…). C’est dire également qu’un membre assassiné de la famille fait lever tout le groupe comme un seul homme pour le venger »

Ceci montre jusqu’à quel degré les membres d’un lignage ou l’un clan, pouvaient être solidaires. En tant qu’associés, ils engageaient individuellement ou collectivement leur groupement vis-à-vis des membres des autres groupes et étaient considérés par ceux-ci comme solidairement responsables, non seulement pour eux-mêmes mais pour tous ceux qui se réclamaient du groupement : il y avait donc une solidarité active et passive en toute matière.

Comme on peut s’en rendre compte, il est très difficile dans cette organisation primitive du groupe Hutu de distinguer le social du politique. Si l’on se réfère au rôle du père ou chef du lignage restreint ou élargi mais qui n’a pas encore les dimensions du clan, on voit que ce père-chef est un élément d’ordre et de paix, un élément stabilisateur dans la vie du groupe. Si ce père-chef est le fondateur des lignages composés par ses enfants, on le voit promoteur d’une politique d’équilibre qui se manifeste notamment par l’association de ses fils chefs de lignage (au sens restreint) à ses décisions. Il les consulte dans un conseil qu’il convoque et qu’il préside et s’assure que la décision envisagée n’ira pas à l’encontre des intérêts du groupement. A sa mort, son successeur agit de même, ce qui est une manifestation d’un souci d’une politique de continuité même si l’organisation est encore primitive.

Mais si la politique se confond le plus souvent avec le social au niveau du lignage, par contre le clan peut révéler qu’il est plus une organisation ou une cellule politique et secondairement une cellule sociale. Certes, plusieurs éléments de l’organisation du lignage se retrouvent dans le clan. mais il semble que cela ne doit pas empêcher de situer le caractère spécifiquement politique de celui-ci.

Pour aider à comprendre ou à situer cet aspect politique du clan, il nous faut d’abord en donner la notion.

Dans un lignage fécond, les descendants de l’ancêtre commun deviennent un jour trop nombreux pour rester groupés. Le domaine sur lequel ils sont établis est devenu insuffisant, les dissensions se font fréquentes, le gouvernement de cet ensemble est rendu difficile par des facteurs qui tiennent principalement à cette exiguïté du domaine et à la surpopulation de celui-ci. Dans ces conditions, l’un ou l’autre chef de lignage (Inzu) se sépare avec les siens et va à la recherche d’autres terres où il s’établit et FONDE un autre lignage dont il devient le patriarche puisque seul ou avec ses propres descendants il a autorité sur un domaine qui est l’assise territoriale de son lignage.

Ainsi peu à peu la famille primitive (Inzu) essaime. Mais ces nouveaux groupements ne deviennent pas étrangers l’un à l’autre. Même dans le cas exceptionnel où la séparation s’est faite suite à des conflits, le lien familial se maintient entre eux. Ils continuent à reconnaître une certaine autorité au successeur du premier fondateur, de l’ancêtre commun. Une coopération s’institue entre eux, coopération oui souligne l’autonomie propre à chaque lignage territorialement détaché du domaine ancestral. Le clan désigne dès lors « toutes les familles amazu (ensemble des lignages), issues d’un ancêtre commun ». Les associés dans le clan sont donc les lignages représentés par leurs chefs ou anciens. On est membre d’un clan parce qu’on fait partie d’un des lignages qui le composent.

Cette notion du clan nous paraît importante en ce qu’elle tend à mettre en relief le processus de l’organisation politique des Hutu avant la conquête et la domination Tutsi et aussi avant la domination européenne.

Alors que au niveau lignage, l’accent était mis principalement sur la parenté de sang, ce qui servait à confondre et à renforcer les devoirs de père, cette confusion et cette référence à l’appartenance du sang se relâchent – mais ne disparaissent pas – au niveau du clan.

Désormais, le groupe politique n’est pas essentiellement fondé sur la parenté de sang, mais sur l’enracinement au sol. KAGAME semble traduire la même idée lorsqu’il écrit : « Notons, en plus que les familles appartenant à un même arbre généalogique, comme celles du clan des Bega,… du moment que leur autonomie respective a été consacrée, sont considérées comme n’ayant plus rien de commun les unes envers les autres au point de vue intérêt du sang ». On peut dire que le fait d’acquérir un fonds propre, un domaine où l’on est directement seul maître consacre en quelque sorte l’existence et la capacité juridiques de la branche du lignage qui, pour une quelconque des raisons invoquées plus haut, s’est éloignée de la souche mais ne s’en est pas complètement séparée.

En maintenant les liens du sang (on vient d’un même ancêtre), le groupe devenu indépendant, par rapport à chacun des autres groupes (lignages) qui composent le clan, reconnaît implicitement un droit de regard de ce dernier sur son patrimoine. Cela veut dire que le clan comme tel ne reconnaît aux différents groupes qui le composent qu’un droit d’usage des terres acquises et une autonomie qui tient compte des intérêts du clan comme de chaque groupe mais que la souveraineté sur ces terres revient au seul clan. Aussi, dans ces temps reculés, la terre considérée comme appartenant au clan ne pouvait être aliénée sans l’accord du patriarche du clan et des membres de celui-ci. Les vestiges de ce système peuvent encore se voir dans le Nord-Ouest du Rwanda où le domaine foncier demeure un patrimoine indivis du clan bien que chaque lignage y possède une ou des parcelles considérées comme propres.

L’enracinement au sol fait donc acquérir, dans ce système, la personnalité juridique au groupement gui a émigré. Il lui permet de traiter sur pied d’égalité avec les autres membres du clan, sous l’égide de son chef, fondateur du nouvel Etat, ayant ses hommes et son territoire.

La question qu’on peut se poser est de savoir quelle fut la forme du gouvernement adoptée si chaque membre du clan jouissait en tant que tel d’une indépendance complète vis-à-vis des autres membres. A première vue, on pourrait considérer ces groupements comme formant une fédération dont les membres sont juxtaposés et le lien fédératif accessoire eu égard à l’indépendance de chacun en tant que membre. En ce cas, l’Etat fédéral qu’est le clan n’aurait qu’un seul organisme commun (gouvernement ou direction) : l’assemblée des chefs de lignages qui le composent.

Un examen plus attentif conduit par contre à penser que le gouvernement du clan se modèle sur celui du lignage et que la nature de l’autorité et sa dévolution y sont identiques. Le chef du clan ou patriarche est considéré comme en étant le père. A ce niveau, il est le Mwami (le roi), les représentants des lignages étant Abahinza, des princes avec gouvernement de leurs lignages, jouissant d’une autonomie à l’intérieur du clan. Juridiquement, au niveau du clan, le pouvoir est un : celui qui est incarné par le patriarche. Mais ce pouvoir est tempéré par l’existence du Conseil du clan (conseil de famille) composé des différents chefs de lignages et qui intervient dans les décisions.

Ainsi en admettant que le gouvernement du clan avait pour modèle celui du lignage, on est contraint logiquement à conclure à l’existence d’un pouvoir unique héréditaire.

Dans ce schéma, nous prenons comme point de départ que l’Etat (ensemble des lignages = clan) s’est développé à partir d’un lignage ou de quelques lignages pris individuellement. L’Etat est le développement d’un lignage primitif, étendu jusqu’à devenir un sous-clan (groupement assez nombreux pour ne pas être considéré comme un clan), qui lui-même, prenant de l’extension, se fragmente en lignages ou se développe en clan, dont le chef est le successeur du fondateur. Le souverain est naturellement le « père » de tout le groupe. C’est une véritable monarchie patriarcale.

Mais le conseil qui l’assiste, étant formé de ses « pairs », – il faut en effet se rappeler qu’au niveau du clan la succession est horizontale, faisant en principe accéder au pouvoir tous les membres d’une génération à ceux de la génération suivante – chefs de leurs lignages comme il l’est aussi du sien, limitent son autorité. En fait ces chefs « bahinza » se considèrent comme étant les égaux du souverain « Umwami », eux aussi étant des pères juridiques secondaires. C’est peut-être cette égalité de principe qui fait que le patriarche du clan portait tantôt le nom « Umuhinza », tantôt le nom « Umwami ». D’une certaine manière, le souverain n’est que PRIMUS INTERPARES, ses conseillers visant avant tout à protéger l’autonomie de leurs lignages. Finalement on peut, en poussant plus loin l’étude de cette organisation politique, affirmer que le pouvoir souverain réside en réalité dans la nation et que les groupes familiaux n’ont à l’égard du Patriarche qu’une obligation conditionnelle de fidélité : ils ne lui doivent obéissance que dans la mesure où il respecte son caractère paternel et où il tient compte de la volonté populaire (traduite par ses représentants au conseil du clan).

Ainsi les deux éléments demeurent associés et complémentaires dans le gouvernement de l’Etat du « clan-nation, tel qu’il existait avant l’occupation hamitique » : la parenté du sang continue à souder les descendants d’un ancêtre commun et justifie le contrôle de l’Etat sur le patrimoine de chacun de ses membres auxquels un simple usage est reconnu. Tandis que la terre fait le lien politique entre les différents groupes indépendants les uns vis-à-vis des autres parce qu’ils sont, notamment un territoire, mais seulement autonomes dans le grand ensemble qu’est le clan.

Cependant, il ne faut pas surestimer cette organisation. S’il n’y a pas de doute qu’elle ait existé, par contre, il faut admettre que sa structure fut probablement moins solide qu’elle ne paraît l’être dans ce qui précède. L’état des travaux de recherche sur le problème oblige à introduire cette nuance, laquelle d’ailleurs n’enlève rien au fait que des formes pré-Tutsi de la vie et de l’organisation politiques ont existé au Rwanda. Nous avons cherché à saisir de l’intérieur cette organisation, de l’étudier en elle-même sans l’envisager immédiatement en fonction de l’organisation Tutsi qui est postérieure et qui l’a supplantée. Il faut reconnaître la difficulté qui est liée à la tendance de la plupart des auteurs qui ont écrit sur le Rwanda d’identifier l’Histoire du Rwanda dans ses divers aspects à l’histoire de la domination Tutsi, avec pour conséquence la confusion ou l’explication d’un phénomène eu d’un événement qui, s’ils étaient replacés dans leur cadre d’origine seraient mieux compris et expliqués.

L’objectif poursuivi dans cette analyse de l’organisation clanique des Hutu n’est donc pas de rechercher et d’établir la perfection ou l’imperfection de cette organisation, mais d’essayer de mieux faire comprendre le rôle de la terre et donc de son organisation dans la vie du Rwanda ancien. Ce rôle, on l’aura remarqué, dépasse celui de permettre aux gens de se nourrir. La terre était un des éléments fondamentaux de la cohésion sociale, un ressort de la vie du groupe. Ce rôle subira une mutation avec l’arrivée des Tutsi comme l’ensemble des institutions antérieures à la domination de ces derniers.

Que cette cohésion n’ait pas été uniforme ou parfaite, c’est là une autre question et qui ne rentre pas dans l’objet de cette étude. D’aucuns parmi les auteurs ont d’ailleurs perçu la force et la faiblesse de l’organisation esquissée dans les lignes qui précèdent.

Ainsi, le chanoine de LACGER qui s’est penché sur la question s’exprime en ces termes en parlant de la conquête du sol par les Hutu et de leur organisation :

« La pénétration silencieuse de ce pionnier, qui a exigé sans doute des siècles pour atteindre son terme, est de la nature de celle du Slave au Moyen Age dans l’Europe Orientale, de celle du Canadien et de l’AngloSaxon modernes dans le Far-West américain. Grâce à lui la terre s’est remplie et humanisée, l’antique organisation tribale s’est muée en régime gouvernement territorial.

« L’écueil de cette conquête par le labour, c’est l’émiettement politique. Les groupes de cultivateurs s’engendrent les uns les autres, se détachent par essaims successifs, colonisent toujours plus au loin et ne gardent entre eux que des liens moraux et religieux. Ils forment des bourgs distincts, qui parfois s’opposent et se querellent, et qui ainsi s’offrent à l’envahisseur étranger. Le Rwanda, au terme du processus offrait l’aspect d’une mosaïque de principautés ou toparchies parentes, parlant toutes la même langue, conservant chacune leur individualité politique, bornées dans leurs ambitions, de force et puissance trop équivalentes pour que l’une d’elles rompît l’équilibre et créât à son profit un empire imposant le respect et décourageant les agressions ».

Une remarque semble s’imposer avant de poursuivre notre réflexion. Notre propos porte jusqu’ici la marque d’un appel fait souvent à l’histoire. Pourtant le sujet relève davantage du domaine politique. Dès lors, ne fautil pas une précision ?

En renonçant dès le départ à une interprétation statique de la réalité historique rwandaise, nous avons par là opter pour une interprétation dynamique qui prend notamment en considération le mouvement inhérent à toute société. Car, la prise de conscience historique qui a débouché sur l’événement qui fait l’objet de ce travail « n’est pas apparue par accident, à la suite des épreuves de la (seule) colonisation et des transformations modernes », elle a son fondement dans toute l’histoire du Rwanda.

L’exposé est donc marqué par une méthode historico-sociologique. Du fait qu’il se veut explicatif, il tend à s’appuyer souvent sur l’histoire. Comme l’écrit P. GEORGE, « toute science humaine de l’actuel est appelée, quand elle passe de la description à la recherche de l’explication, à devenir historique… Se voulant explicative, la sociologie s’associe avec l’histoire sociale, tout autant qu’une étude scientifique et explicative de l’économie procède de l’histoire économique ».

Dans ces conditions, cette liaison entre histoire et politique qui est apparente est une nécessité puisque la société n’est plus vue comme un système figé; « la parenté essentielle de sa dynamique sociale et de son histoire ne peut plus être méconnue ». Les chapitres que nous consacrerons à l’éclatement des institutions, c’est-à-dire à la révolution proprement dite seront une meilleure justification de la démarche adoptée.

Ce bref aperçu sur l’organisation et le fonctionnement du système de gouvernement Hutu était nécessaire pour faire saisir l’aspect important que constituait la propriété foncière dans la vie de la société.

L’exposé fait dans ce chapitre se résume en matière foncière, par la conclusion que « l’œuvre d’appropriation de la forêt est d’abord le fait d’une famille au sens restreint du mot ou peut-être d’un groupe de familles disparates mais également au sens restreint du mot ». Les considérations sur le gouvernement et la nature de l’autorité dans ces groupements restreints ou élargis ont montré que gouverner (gutwara) impliquait non seulement un contrôle sur les hommes mais aussi sur le territoire habité ou susceptible de l’être suivant les besoins du groupe ou d’un membre du groupe.

Ainsi, celui qui avait le gouvernement dans un groupe restreint ou étendu était une autorité non seulement familiale, mais aussi politique et foncière.

Même si son pouvoir était tempéré par la présence d’un Conseil, le chef de lignage (umutware w’urugo ou w’inzu) ou le chef de clan (umukuru w’umuryângo) demeurait le centre des décisions, son mot pesait lourd dans la balance. Il appartenait à l’un comme à l’autre de veiller à une saine et juste répartition du domaine commun entre les membres de la communauté, à garantir l’usage et la jouissance paisibles de la part reçue et surtout, à maintenir le caractère indivisible et inaliénable du domaine, condition de la souveraineté et de l’unité du groupe ; en un mot, l’un et l’autre étaient les gardiens de l’ordre et de la paix.

Ceci explique que l’on ait pu considérer que « la terre une fois délimitée devenait la propriété du chef de clan » avec comme conséquence que « lorsque l’un ou l’autre sujet de l’occupant veut se tailler une propriété à l’intérieur de cette zone, il en sollicite l’autorisation » au Muhinza ou Mwami.

Intervention institutionnalisée, normale dans le système « UBUKONDE ». la règle semble n’avoir pas souffert d’exception puisque c’était la seule voie pour devenir titulaire de droits fonciers, lesquels se limitaient aux droits d’usage, car « dans le système UBUKONDE, c’est la communauté, c’est-à-dire, le sous-clan, le patrilignage secondaire (UMURYANGO) ou le patrilignage (INZU), qui possède sur toutes les terres de son domaine un droit qui correspond plus ou moins au droit de propriété occidental. Les membres du groupe ont un droit d’usage sur leurs tenures ».

L’investiture était donc indispensable pour l’exercice de droits fonciers et par conséquent un recours au « chef de lignage qui est titulaire de l’ubukonde familial ». Lui seul a pouvoir pour investir le candidat en lui remettant la serpette, symbole à la fois de la souveraineté du chef de lignage ou de clan sur le sol et du déboisement de la forêt.

A propos de cette institutionnalisation de l’intervention du chef de lignage ou de clan dans la gestion du domaine familial, KAGAME écrit, à la suite des membres du Conseil du Mwami : « Lorsque l’un ou l’autre membre de la famille des cultivateurs aura le désir de se tailler une propriété neuve dans la forêt, il devra se présenter au souverain terrien, son parent, pour en solliciter l’autorisation. Ce dernier, en guise d’investiture, lui donnera une serpette = UMUHORO, symbolisant le déboisement de la forêt. C’est en même temps le symbole du domaine absolu du souverain sur la terre défrichée : la détenteur n’en sera que simple usufruitier, sous la souveraineté de son parent-chef terrien ». Du fait de l’investiture. « le défricheur acquiert, pour lui-même et pour ses descendants, le droit inaliénable de propriété sur les champs qu’il a préparés ».

Ce caractère inaliénable du droit foncier du défricheur nouvellement investi paraît comme une conséquence de l’inaliénabilité du domaine familial ou clanique lui-même. Le chef qui investit les membres de sa communauté n’a que la gestion du domaine, il n’en a pas la disposition et ne peut donc en concéder le privilège sans trahir la communauté dont il est le père et dont il doit favoriser l’unité, sans encourir la malédiction de l’ancêtre fondateur dont il est successeur et représentant. Les dimensions du domaine importent peu devant ce caractère d’inaliénabilité : aucune parcelle ne peut être définitivement détachée de la propriété collective et indivise qu’est le BUTKONDE.

Abstraction faite de l’évolution ou des mutations que connaîtra ce système foncier, la conception originaire fut que « le Bukonde est un terrain d’une superficie variable pouvant atteindre plusieurs milliers d’hectares. Son acquisition initiale fut anciennement réalisée par l’ancêtre fondateur du clan chargé, lui et ses successeurs, d’en assurer la gérance au nom de la communauté et l’exploitation effective par les différents foyers qu’ils représentent. Cette aire comprend les parcelles cultivées, les terres en jachère, ainsi que les zones forestières, précédemment cultivées ou non ».

On a insisté plus haut sur la conception paternelle de l’autorité et le caractère fraternel des relations au sein de la communauté. Ces caractéristiques de l’organisation primitive des Hutu se trouvent illustrées dans le fonctionnement du régime foncier : « les Bakonde (défricheurs) eux, ne doivent pas de prestations serviles à leur souverain – parent. Ils ne sont tenus qu’à la prestation familiale à l’époque de la moisson de sorgho, de haricots, de petit-pois et d’éleusine. C’est-à-dire que chaque parentèle ou huttée se cotisait pour réunir une quantité proportionnée de l’espèce récoltée. Cette quantité de denrées, à laquelle on joignait une cruche de boisson, constituait l’offrande familiale appelée IFURO, c’est-à-dire écume. Le souverain-parent, en sa qualité de père familial ou patriarche, devait manger et boire les prémices de la récolte nouvelle, avant ses sujets. La célébration des prémices s’effectuait en commun : les représentants des parentèles, en même temps que le foyer du souverain terrien, consommait le montant des offrandes au cours des fêtes, puis chacun s’en retournait chez lui »

Ceci est une confirmation de l’interprétation de la signification de ces offrandes que nous avons faite plus haut, interprétation selon laquelle ces offrandes ne peuvent pas être considérées comme résultant d’une corvée ou constituant un tribut ou une redevance. Il faut donc préciser quelle est la véritable signification de ces offrandes qui dépassaient la nature d’un simple cadeau puisqu’elles étaient faites d’objets biens déterminés.

Dans son étude sur les droits fonciers coutumiers chez les indigènes du Congo belge, le Prof. MALENGREAU note que « la plupart des auteurs nomment tributs ou redevances les versements en nature auxquels les indigènes sont tenus envers leurs chefs, selon qu’ils veulent ou non mettre l’accent sur la signification politique de cette obligation, ou encore sur l’état de sujétion qu’elle implique. Les uns y voient la preuve de la dépendance politique du sujet vis-à-vis de son maître, les autres, au contraire, convaincus que les terres collectives sont la propriété du chef, croient à son caractère privé et considèrent ces versements comme des loyers » Cet auteur, lui, considère que « tout ce qu’un indigène paie à son chef a pour principale raison d’être soit de marquer un état de subordination à son égard, soit de contribuer aux charges qui lui incombent de par ses fonctions ».

On ne peut discuter du bien fondé et de la pertinence de cette conclusion à laquelle l’auteur arrive et que des faits pris de la société étudiée appuient.

Malgré que cette conclusion ne soit pas valable entièrement en ce qui concerne le système UBUKONDE que nous analysons, elle permet de circonscrire la nature et la signification des offrandes faites au chef du linage ou au patriarche du clan.

Célébrer les prémisses de la récolte nouvelle était une charge propre et personnelle revenant au patriarche du clan et cette célébration devait se faire en communauté réunissant le souverain et sa famille et les représentants des lignages membres du clan, c’est-à-dire le gouvernement du clan. Ces fêtes entraînant des dépenses, dans l’intérêt de la communauté, il a paru normal que chaque membre (lignage) par l’intermédiaire de son représentant contribue à ces charges. Il n’est donc pas exclu que les offrandes faites au chef du lignage ou ‘de clan aient revêtu cette première signification de participation aux frais consentis dans l’intérêt de la communauté. En ce cas, la fin du texte du Prof. MALENGREAUX, cité ci-dessus, s’appliquerait aussi au système UBUKONDE.

Mais il faut pousser plus loin. Ces offrandes ne sont pas dues principalement à cause des activités exercées sur le domaine collectif. Si tel était le cas, alors cette contribution signifierait avant tout la preuve de la dépendance politique des sujets, ce serait une sorte d’impôt foncier, comme ce sera le cas sous l’administration Tutsi qui, pour justifier les impositions des Hutu posa comme principe l’absence de parenté du sang entre les Tutsi et les Hutu et les droits du conquérant sur le conquis. Ceci a abouti à la dénaturation et à la transformation de ce Cali dans l’organisation antérieure était le signe de l’appartenance familiale commune et avait pour but la consolidation de l’unité ou en tout cas de l’union entre les descendants d’un même ancêtre.

On verra dans les développements qui suivent comment ont été opérées cette dénaturation et cette transformation du système foncier, ainsi que les droits et devoirs qu’il entraînait. Pour l’instant, on peut retenir que, dans le système UBUKONDE, les dons annuels consentis par les différents lignages, membres de clan, ne constituaient ni un tribut ni une redevance au sens entendu plus haut. Comme le constate MALENGREAU, en parlant des régions qui ont échappé longtemps à l’emprise Tutsi et où le système UBUKONDE a prévalu, dans « ces régions du Rwanda où l’autorité des Batutsi ne s’est pas établie de façon effective, les UBUKONDE, terres prises et mises en valeur par un indigène ou sa famille sur des terrains inoccupés, ne sont l’objet d’aucune redevance; tous les bénéfices de cette terre restent la propriété exclusive de la famille exploitante ».

Le fait de la survivance du système UBUKONDE et de l’absence de tribut ou redevance au profit du patriarche du clan ou des lignages incite à trouver une autre explication à un autre fait qui est celui de faire remettre une certaine quantité des produits des champs à ce même patriarche. Quelle pouvait en être la signification, dans quel but chaque lignage membre du clan remettait-il sa contribution ?

Pour nous, ces dons sont à mettre en rapport avec l’attribut qui est propre au patriarche Mwami ou Muhinza (autorité suprême dans l’organisation Hutu) faisant que lui seul «a le don particulier pour promouvoir la prospérité des cultures et la multiplication des fruits de la terre… Ses anathèmes et conjurations ont la vertu d’écarter les passereaux et autres oiseaux pillards, les larves et chenilles (…), les sauterelles, les charançons… On recourt à lui, le cas échéant, comme pluviateur (umuvubyi), pour ouvrir le ciel en temps de sécheresse et le fermer en cas de déluge. On veut recevoir de sa main au moment des semailles une poignée de graine, gage assuré d’une bonne récolte ».

Dans ces conditions, il semble que la signification essentielle des dons de produits des champs offert au patriarche est double : d’abord ces dons paraissent être l’expression de la reconnaissance au chef pour les bienfaits reçus durant l’année (grâce à lui on a pu récolter), ensuite c’était l’occasion de se ménager sa bienveillance pour l’avenir, afin qu’il restât le « préservateur et défenseur des récoltes ». Ces dons doivent être une garantie contre la malédiction éventuelle qui tomberait sur les champs si le patriarche ne les recevait pas. A ce double but, on pourrait en ajouter un troisième qui, lui aussi, est important : par ces dons, les lignages manifestent leur volonté de solidarité et leurs liens de fraternité ; la cérémonie des prémices est un événement pour honorer la mémoire de l’ancêtre commun. En définitive, on pourrait dire que ces dons jouent un rôle d’intégration verticale au niveau lignage, horizontale au niveau clan. C’est pour ce motif « qu’il n’y a pas que les descendants restés au pays natal qui prennent part à la solennité : ceux de la dispersion, que la nécessité a contraints à l’émigration, y délèguent et y envoient leurs présents, s’ils sont empêchés d’y venir eux-mêmes (…). On conçoit aisément combien de telles assemblées liturgiques sont susceptibles de resserrer les liens de famille ».

Au mode d’occupation du sol et d’investiture en vue du défrichement, il faut rapprocher les méthodes culturales employées dans la production des vivres.

Nous avons relevé plus haut que l’un des buts poursuivis dans la remise d’une serpette au candidat-défricheur était de lui permettre d’abattre les arbres avant de procéder à la culture du terrain. La serpette témoignerait donc en outre de la pratique du travail des métaux depuis les temps anciens. A supposer que les instruments produits n’aient pas eu la perfection qu’on leur reconnaît aujourd’hui, cela n’enlève rien au fait lui-même. Une certaine technologie paraît donc liée à l’établissement des Hutu dans le pays. A partir de quel moment précis le traitement du minerai, aboutissant notamment à la fabrication de serpette, a-t-il eu lieu ? La question n’a pas d’importance ici et reste encore sans réponse, ce qui n’empêche pas les auteurs de constater le fait : « Le minerai de fer était fondu dans un fourreau d’argile… Les forgerons produisaient des houes, des haches, des pointes de flèche, des lances, des glaives, des couteaux, des poignards et des anneaux ».

Soucieux de ramener l’histoire du Rwanda à l’histoire de la présence Tutsi et tout ce qui a valeur sociale au génie de leur pouvoir, des auteurs, dont KAGAME, n’ont pas manqué d’affirmer que le fer, et donc le traitement du minerai, est inséparable de l’arrivée des Tutsi au Rwanda. A l’appui de cette affirmation, on considère qu’avant l’arrivée des Tutsi, les Hutu cultivaient leurs champs au moyen d’un morceau de bois recourbé, appelé INKONZO, lequel évidemment n’avait pas l’efficacité de la houe dont les Tutsi s’attribuent l’invention pour démontrer l’infériorité de l’intelligence Hutu par rapport à l’intelligence Tutsi — KAGAME est éclairant à ce sujet :

« Le même travail de culture à la houe est interdit dans la localité où il y a eut un décès d’homme… (…). Si le décès survenu est celui du Roi, tout le Rwanda s’abstiendra des cultures à la houe tout le temps du deuil, c’est-à-dire quatre mois lunaires… Cette pratique de chômer, on l’a remarqué, ne vise que les cultures à la houe. Elle appartient donc à la civilisation qui a introduit le fer au Rwanda. Les cultures, en ces temps prohibés, peuvent être tranquillement effectuées au moyen de l’instrument aratoire, appelé INKONZO, confectionné en bois recourbé. Le mot est dérivé du verbe gukonda = défricher la forêt. Le INKONZO se révèle ainsi avoir été l’instrument aratoire des pionniers de nos premiers Bantu défricheurs (Abankonde), qui ne pratiquaient pas la coutume de chômage, puisque leur instrument plus ancien peut transgresser la pratique sans aucun danger de sanction imminente (grêle ou foudre) » (358).

Une remarque s’impose au sujet du verbe dont dérive le mot « inkonzo = instrument aratoire en bois recourbé ».

L’auteur cité fait dériver ce terme du verbe GUKONDA qui signifie originairement DEFRICHER LA FORET. Mais il existe dans le kinyarwanda (la langue nationale du Rwanda) deux autres verbes dont peut dériver le même mot « inkonzo » : soit KUGONDA, c’est-à-dire COURBER, RECOURBER ; soit GUKONZA, c’est-à-dire sarcler, remuer la terre ensemencée.

Si on fait dériver le mot INKONZO du verbe gukonda et si on fait de cet instrument celui avec lequel ceux qui ont acquis des domaines sur la forêt primitive ont défriché celle-ci pour la transformer en sol cultivé, logiquement on devrait conclure que ces pionniers n’ont jamais pu mettre en valeur leurs propriétés. 

En effet, seule la mauvaise foi ou l’ignorance totale de la réalité de la vie des cultivateurs rwandais (encore aujourd’hui) peut faire penser qu’avec un instrument en bois on peut cultiver un champ. Si la chose est impossible là-même où le sol a été remué pendant des années (voire des siècles), comment peut-on encore s’imaginer que cela a été réalisable là où jamais homme n’avait exercé son activité, dans une forêt ? De plus, il faut remarquer que Gukonda traduit l’acte d’acquisition d’une propriété et n’implique pas une mise en valeur immédiate ; tandis que l’usage d’inkonzo suppose toujours que le sol sur lequel il porte a déjà été travaillé.

Ce n’est que dans la mesure où on cherche à faire admettre que les instruments en fer sont l’œuvre des Tutsi (bien que dans la société traditionnelle aucun Tutsi n’a jamais été forgeron) que l’on doit forcer la réalité et lui donner un autre nom. Car l’enjeu n’est autre que celui de souligner la supériorité Tutsi et corrélativement l’infériorité Hutu comme en témoignent les travaux du Conseil Supérieur du Pays lorsqu’à la question du roi aux membres du Conseil de définir ce qu’est le gukonda (défricher la forêt) et ubukonde (défrichage de la forêt ou possession en propriété), il fut répondu « unanimement »: « le mot ubukonde dérive du mot « inkonzo » : une espèce de bois qui servait aux anciens cultivateurs, avant l’arrivée des houes par les Tutsi, à retourner la terre. Ce mot a été ensuite remplacé par « guhinga » (cultiver) lorsque les Hutu ont su, par l’intermédiaire des Tutsi, fabriquer des houes ».

Mais nous avons indiqué que le mot « inkonzo » peut dériver aussi du verbe « kugonda » = recourber. Cette source doit à son tour être exclue, car il est de la nature même d’inkonzo d’être recourbé, ce qui veut dire que l’action que traduit le verbe actif « kugonda » n’a pas à l’exercer directement de façon à en faire dériver le nkonzo.

Par contre, le mot « inkonzo » est, à notre avis, lié au verbe (gukonza) -= remuer légèrement une terre ensemencée, soit de sorgho généralement, soit d’éleusine ou de maïs pour faciliter l’arrachage de mauvaises herbes, inkonzo facilite le sarclage mais ne peut jouer le rôle de la houe ou être remplacé par celle-ci (qui n’est pas effilée) dans l’usage que l’on en fait.

Il n’y a pas de confusion possible pour le paysan rwandais entre le gukonda (acquérir une propriété, défricher la forêt) et le gukonza, tel que nous venons d’en donner le sens habituel, courant. « Gukonda » exprime l’acte d’acquisition, la mise en valeur d’une propriété, « gukonza » suppose toujours cette mise en valeur et correspond à l’acte d’entretien en vue d’une meilleure récolte.

Il ressort de ces passages ci-dessus que, comme dans les autres secteurs de la vie de la société rwandaise que nous avons déjà analysés, les Tutsi interprètent les faits en fonction de la place de gouvernants qu’ils occupent et de l’idéologie qui les imprègnent, idéologie de la supériorité raciale. C’est cette supériorité qui fait que dans la société et pour celle-ci, eux seuls se considèrent comme étant capables de produire quelque chose de supérieur.

Mais ces interprétations n’ont pas toujours emporté la conviction, comme le prouve BOURGEOIS quand il écrit : « …les méthodes culturales étaient vraisemblablement les mêmes qu’à présent et il faut réduire au rang de prétention inconsistante la légende propagée par les Banyiginya (clan royal) selon laquelle ces Batutsi… auraient, eux qui ne travaillent jamais ce métal, introduit le fer au Rwanda et qu’ils auraient trouvé les aborigènes occupés à remuer la terre à l’aide de la houe en bois inkondo ».

Cependant, au-delà de cette « prétention inconsistante » dont parle BOURGEOIS, il faut voir, semble-t-il, autre chose : la volonté de geler et d’effacer toute capacité d’évolution qu’auraient connue l’organisation et le fonctionnement du régime clanique Hutu avant l’arrivée des Tutsi. En fait, ce régime aurait connu plutôt une évolution régressive.

Cette volonté se perçoit dès que se découvre la contradiction contenue dans l’explication de l’occupation et de la mise en valeur des terres acquises sur la forêt. Le candidat défricheur est investi par la remise d’une serpette devant notamment lui permettre de couper les arbres et les herbes de la forêt afin de rendre possible la culture du sol. L’on s’imagine difficilement que cette serpette ait été en bois pour l’abatage des arbres. Dès lors, que l’on admet que cette serpette était en fer – ce que les auteurs rwandais cités ne nient pas – il faut considérer que cultiver le sol avec un morceau de bois « inkonzo » serait un signe de décadence, de recul mental bloquant toute activité collective et individuelle du groupement et donc vouant celui-ci à sa perte en l’acculant à l’impossible, à savoir : prétendre défricher la forêt avec un morceau de bois. Le salut ou la survie du groupement serait en conséquence à attendre d’un autre, dont l’intelligence supérieure serait à la base de l’invention de la houe, instrument aratoire hautement supérieur au « morceau de bois recourbé » (inkonzo). Au yeux des Tutsi, ce sauveur des Hutu n’est autre que le Mwami et avec lui le groupe Tutsi, grâce auquel « les Hutu ont su, par l’intermédiaire des Tutsi, fabriquer des houes ».

Es-ce dire que les Hutu cultivateurs avaient été incapables d’inventer la houe ? Il semble que c’est ce que visent à prouver les affirmations relatées ci-dessus et que telle était la conviction de l’ensemble des Tutsi. Il y a seulement quelques années, en 1959, le parti politique UNAR regroupant la majorité des Tutsi pouvait encore écrire dans sa charte de fondation : « L’organisation de notre Parti s’empressera de donner aux Bahutu et Batwa les mêmes droits, et en même temps s’empressera de mater la sottise et la trahison communes aux êtres incapables de la plus élémentaire abstraction ».

Rien d’étonnant dans ces conditions que les Tutsi refusent d’admettre que le travail du fer, qui représente un progrès dans la vie d’une société, soit lié au Rwanda à la civilisation Hutu.

La présente analyse met en lumière ce qui semble avoir été l’organisation foncière primitive du Rwanda caractérisée par la collectivisation et l’indivision du domaine clanique ou familial et par une conception patrimoniale de l’autorité qui s’exerce sur ceux qui habitent le territoire du clan.

Jusqu’ici, nous avons centré notre réflexion sur le domaine foncier, propriété d’un lignage ou d’un clan, ayant un chef reconnu pour assurer la gestion et l’administration du domaine par rapport aux clans ou lignages voisins.

L’appropriation d’une partie de forêt et sa transformation en terres de cultures nous a paru comme une véritable propriété, dont le titulaire est le groupement familial qui l’occupe. Cette collectivité est en droit seule titulaire du droit d’usage et de disposition des terres et son titre d’origine est généralement un rachat des droits exercés par les premiers occupants du pays (les Twa). UBUKONDE est donc le stade premier de l’appropriation du sol.

Au cours des siècles, l’accroissement incessant de la population et par conséquent, la diminution des domaines forestiers par la délimitation (donc l’appropriation) provoquèrent un phénomène que d’aucuns parmi les auteurs ont qualifié « clientèlefoncière » Ubugererwa ».

A ce sujet, le Chef du Service des Affaires Indigènes écrit, en traitant de ce phénomène : «Les Bahutu montaient à la conquête de la forêt rachetaient les droits de chasse des Batwa au prix de quelques chèvres et délimitaient ensuite, au moyen d’entailles sur les arbres, le futur domaine du clan.

Ce domaine se morcelait de plus en plus avec l’augmentation numérique du clan et aussi l’arrivée d’immigrants qui, ne se sentant pas assez forts ou pas assez nombreux ou arrivant trop tard pour se tailler euxmêmes une propriété, sollicitaient des premiers occupants une partie des terres délimitées. Généralement ces étrangers, après quelques temps, étaient assimilés par voie d’alliance au clan défricheur et cessaient dès lors de payer des redevances au chef du clan ».

Ainsi, la raréfaction des terres de culture favorise les alliances. Mais une distinction s’impose entre les immigrants (abagererwa), c’est-à-dire ceux qui sont installés sur les terres du premier occupant : les uns sont de date immémoriale, les autres sont de date récente et ont été installés par le pouvoir Tutsi. Les premiers sont des « bagererwa coutumiers », les seconds sont des « bagererwa politiques ».

Les « abagererwa coutumiers » sont des Hutu arrivés dans la contrée lorsque la zone forestière fut déjà partagée entre les lignages Abakonde. Leur immigration date souvent de l’époque où les domaines forestiers étaient délimités, mais non encore défrichés » observe ADRIAENSSENS.

A l’encontre des abagererwa coutumiers, on trouve les abagererwa politiques, lesquels « sont des Tutsi ou des Hutu arrivés avec les chefs Tutsi (dans la région Nord-Nord-Ouest du pays) à une date assez récente – il y a 50 ans au moins – umugererwa « politique » désigne toute personne installée par le pouvoir politique sans l’accord de l’Umukonde et en méconnaissance du droit clanique local ».

Installés par le chef du clan ou du lignage sur les terres de ce dernier, sur le domaine Ubukonde, ces abagererwa coutumiers qui avaient caractère généralement ami, serviteur fidèle ou parent par alliance à leur arrivée, donnaient une redevance d’admission (cruches de bière ou un autre objet convenu). Il ne s’agit pas d’un prix dans cette redevance, car il n’est pas question de vente ou d’achat mais d’une manifestation d’accord sur les droits et les devoirs que comporte le contrat intervenu. Ne pas donner cette redevance rendrait la convention caduque. On pourrait dire que par cette redevance d’admission, l’immigrant ratifie son installation. A partir du versement de cette redevance, il a la jouissance du terrain sur lequel le chef du lignage ou du clan l’a installé. Ce droit est héréditaire et sauf violation du contrat, l’immigrant devient inamovible.

A côté de ces droits, l’étranger installé par le Mukonde avait l’obligation d’offrir soit une cruche de bière, soit une petite quantité de vivres (5 à 10 kg) près chaque récolte annuelle. Un double but dans cette obligation : d’abord c’était un moyen de rappeler que la nue-propriété du terrain restait au Mukonde et que donc la situation ressemblait à celle d’un locataire quoique différente ; ensuite c’était un mode de reconduction du contrat. La violation de cette obligation était généralement l’expulsion après délibération en conseil de famille et avertissement resté sans effet.

Plus qu’un locataire, l’immigrant installé sur le Bukonde d’un autre était stable. Il habitait sur le terrain qui lui était concédé par le titulaire à la différence du locataire qui, lui, ne résidait pas sur le terrain qui lui avait été loué. Une autre différence fondamentale, c’est que le locataire non résident ne payait pas de redevance d’admission mais seulement ce qui était dû annuellement. Il faut aussi noter que le droit de jouissance du locataire n’était pas héréditaire. De plus, il était possible à l’immigrant de sous  louer mais ce droit n’appartenait pas au simple locataire.

Comme le souligne ADRIAENSSENS, « l’umukonde et l’umugererwa coutumier se considèrent comme étant liés par une relation plus étroite que celle qui unissait le patron et le client dans les institutions de l’ubuhake, de l’igikingi (domaine ou territoire concédé par une autorité politique), de l’isambu (tenure agricole). Souvent ils accomplissaient entre eux le rite du pacte du sang, ou bien des alliances matrimoniales renforçaient les liens institutionnels… Certains abagererwa étaient réellement assimilés aux consanguins de l’umukonde et cessaient d’être des clients. Ils se trouvaient sur un pied d’égalité avec les membres du lignage umukonde en ce qui concerne le domaine foncier, mais pour le culte familial, ils continuaient à suivre leur clan d’origine ».

On voit que le comportement des parties au contrat est fort influencé par les considérations d’ordre familial ou clanique. Le fait que le gouvernement Hutu était un groupement de parenté a conduit à voir dans « les dépendants de l’umukonde plutôt des collaborateurs auxquels il ne demandait pas grand chose ».

Ainsi le groupement Hutu apparaît comme un groupement à prédominance absorbante : en assimilant à leurs consanguins les étrangers admis sur leurs domaines, à l’occasion d’un engagement d’ordre économique, le clan ou le lignage mettent en lumière un des traits essentiels d’une organisation de type patriarcal : celui de voir « la famille domestique érigée simultanément en entreprise économique, en Etat politique et en Eglise ». Le chef du clan ou du lignage décide de l’admission et des conditions (redevances) ; il décide en tant pue représentant du groupement propriétaire du domaine ; enfin, tant pue les étrangers ne sont pas encore totalement intégrés comme membres du groupement, ils ne peuvent pas participer au culte de l’ancêtre – fondateur de ce groupement.

Il semble que cette souplesse pour assimiler les immigrants ait été dictée par les circonstances. Comme le souligne REISDORFF à propos des clans d’agriculteurs installés dans les terres conquises sur la forêt au Bushiru, ces « clans se devaient, pour survivre, d’être nombreux et de posséder des terres ne suffisance. L’EXISTENCE DE NOMBREUX CLIENTS AU SEIN DU CLAN ETAIT UNE SOURCE DE REVENU AUTANT QU’UN FACTEUR DE PUISSANCE ET DE PRESTIGE SOCIAL. Mais le régime des terres forestières est un régime provisoire. Le morcellement des domaines et des commandements le transforme immanquablement en petite propriété familiale. Dans ce cas les détenteurs étrangers ou bien sont absorbés par la famille qui leur a consenti un établissement, ou bien se libèrent de leur sujétion, ou enfin se voient expulsés parce que les propriétaires fonciers convoient leurs terres pour leur descendance ».

Le fait qu’il y avait, dans le régime clanique Hutu, une confusion entre la gestion économique des biens d’une part, l’administration politique et familiale d’autre part, a conduit certains auteurs, notamment KAGAME à voir dans ce système de location ou de concession des terres à des étrangers le modèle ou même le fondement d’Ubuhake sous sa forme simplifiée de système de relations sociales dans lequel, la vache dans le système Tutsi, jouerait le rôle que jouait la terre dans le système clanique Hutu.

Décrivant l’institution d’Ubuhake, KAGAME en arrive à poser la question de savoir si le contrat de servage est d’origine hamitique (= Tutsi) ou bantu Hutu). « Sans vouloir forcer les données, ni leur conférer un parallélisme trop déterminant, ne peut-on pas penser que le contrat de servage terrien est antérieur au pastoral ? LES HAMITES ENVAHISSEURS N’AURAIENT-ILS PAS ADOPTE LEURS BOVIDES A L’INSTITUTION PREEXISTANTE, observée chez les cultivateurs-défricheurs ».

Une remarque s’impose : la plupart des études sur le Rwanda, partant du fait que le groupe Tutsi, grâce à la possession et à l’exercice monopolisés du pouvoir politique avait établi un contrôle généralisé notamment sur le gros bétail, aboutissent à la conclusion qu’avant les Tutsi il n’y avait pas de vaches au Rwanda, d’autant plus que les Hutu ont toujours été présentés comme attachés NATURELLEMENT à la terre. Cultiver la terre est une destinée pour les Hutu dont la possession des vaches ne peut libérer car les dénominations « Mututsi (riche, suzerain, immigré) et Muhutu (manant, paysan, roturier)… expriment une idée de différence sociale, et indirectement celle de races… Du moment qu’il a accédé à la richesse bovine, (le Muhutu) est POLITIQUEMENT MUTUTSI, tout en restant racialement Muhutu ».

Parce que la vache a été associée au renforcement de la domination Tutsi et a joué un grand rôle dans ce gui apparemment était un système de relations plutôt sociales à l’avantage du groupe Tutsi, l’on a vu dans cette association entre la conquête du pouvoir aboutissant à la domination et la vache, un rapport de cause à effet, c’est-à-dire que les Tutsi en s’établissant au Rwanda y ont introduit les vaches. Il faut se rappeler ce qui a été dit dans le premier chapitre au sujet de l’institution Ubuhake (régime politique d’abord) pour comprendre le sens de cette « adaptation de leurs bovidés à l’institution préexistante » dont parle KAGAME.

En fait, le raisonnement se fait de la même manière qu’il s’est tenu à propos du fer. Il suffit de se référer aux pages ci-dessus pour s’en rendre compte. Mais il faut noter que si l’on exclut la référence au besoin de prouver la grandeur des institutions Tutsi et de justifier le monopole du groupe à occuper et à exercer le pouvoir conquis, rien ne subsiste de l’apport des Tutsi à leur arrivée au pays. Nous ne disons pas que les Tutsi n’avaient pas de vaches lors de leur immigration, mais avec BOURGEOIS, nous croyons qu’« il faut évidemment laisser dans le domaine de la légende la primeur de l’introduction au Rwanda, par la dynastie des Banyiginya, du fer, de la vache et des semences, attendu que le pays était déjà occupé à leur arrivée, non seulement par des Bantous forgerons et agriculteurs, mais également par des pasteurs Bahima; par ailleurs, l’élevage du gros bétail n’a jamais été le monopole d’une race déterminée et on le rencontre chez de nombreux Bantous en Afrique occidentale, orientale, méridionale, au Kivu chez les Bashi et les Barega, là où les Banyinginya n’ont jamais mis les pieds ».

Cette remarque sur la vache qui rappelle celles qui ont été faites dans le chapitre précédent a pour but d’écarter l’équivoque qui tiendrait d’un parallélisme facile à imaginer entre le rôle de la terre dans le régime Hutu et celui de la vache dans le système « féodal » Tutsi (Ubuhake).

Nous avons démontré ailleurs dans cette étude que Ubuhake, tel qu’il était organisé et vécu, est irréductible à un simple système de relations sociales mais que, plus que cela, il était d’abord un régime politique dans lequel l’aspect relation socio-économique avait une place considérable à cause de son rapport avec l’aspect politique. C’est dans cette optique que la vache, qui, apparemment, était au centre de cette relation sociale, nous a semblé en réalité être un élément secondaire pour expliquer l’institution d’Ubuhake.

Avancer que les Tutsi n’ont fait qu’adapter leurs bovidés à l’institution (terrienne) préexistante à leur arrivée, c’est ramener Ubuhake à son aspect social et donc rester dans la ligne officiellement professée. Dans ces conditions, Ubuhake aurait pour origine le régime clanique Hutu et ne serait que la continuation de celui-ci comme veut le faire croire KAGAME : « En tous les cas, ETANT DONNE L’EXISTENCE DU MEME SYSTEME SUR LE PLAN TERRIEN, et cela uniquement dans la zone des défricheurs, on ne peut pas s’empêcher de penser que le Buhake, considéré surtout sous l’angle de l’apport économique, relève de la culture des défricheurs ».

Cette manière de présenter et d’expliquer l’institution d’Ubuhake uniquement comme un système de relations socio-économiques constitue, on l’a vu, un camouflage d’un aspect essentiel et dominant dans ces relations : l’aspect politique, lequel se présente comme une intervention de l’Etat dans l’établissement du système d’Ubuhake. Cet aspect politique fut privilégié (cela se comprend puisque les Tutsi sont parvenus à dominer le pays par la conquête) et fut le modèle des autres relations, en ce y compris la relations de « clientèle ».

Dire que le système de concession ou de location des terres (Ubugererwa) pratiqué dans le régime clanique Hutu était le « même (ibid.) que le système féodal Tutsi, revient à reconnaître du même coup que dans le système Tutsi, où la vache était une référence pour l’établissement des relations, chaque « client » recevait sa (ses) vaches, de la même manière que « le client foncier » recevait sa terre pour que les relations soient réelles. Or, nous avons montré qu’à cause surtout de l’aspect politique contraignant du système d’ubuhake, le client n’a pas toujours reçu sa vache, ce qui ne l’a pas distrait de ses devoirs de client. NOTHOMB remarque à ce propos : « Il semble certain Que dans de nombreuses régions du Rwanda, la structure de clientèle stratifiait effectivement la population, sans pour cela que les bagaragu (clients) aient reçu l’une ou l’autre vache de leur shebuja (patron). Lorsqu’un chef ou un seigneur était établi légitimement sur ‘une colline, tous ses sujets devenaient par le fait même ses clients… Qu’on ne s’imagine donc pas que le système de relation sociale, nommé UBUHAKE, mais qu’on pourrait aussi appeler UBUGARA GU n’existait que là où un éleveur octroyait des vaches à ses inférieurs… GUHAKA (être patron) c’est avant tout asseoir dans le roc et fortifier de plus en plus un pouvoir, et un prestige d’une emprise morale considérable ; c’est prendre et tenir solidement en main le sort, le bien-être, l’heureuse issue des procès et la cohésion interne des familles de ses clients ; c’est s’assurer leurs généreuses prestations en travail, en vivres, en contributions de toutes sortes sans trop craindre leurs protestations. Bref… GUHAKA, c’est, en somme, « DOMINER POUR ETRE SERVI ».

Mieux vaut ne pas « forcer les données ni leur conférer un parallélisme trop déterminant », pour prouver l’existence avant les Tutsi d’un contrat terrien (Ubugererwa) identique quant au fond au contrat de servage pastoral (Ubuhake).

Certes, il existe des éléments de ressemblance entre les deux institutions, mais cette ressemblance ne justifie pas la confusion Cali peut s’ensuivre. Dans l’une comme dans l’autre institution, on peut dire qu’est client celui qui avec ou sans relation de parenté, se place dans la dépendance d’un lignage ou d’un membre, d’un lignage ou d’un clan. Vu sous cet angle, le contrat de clientèle foncière et celui de clientèle pastorale seraient identiques et on pourrait dire dans ce cas que, de même que la société clanique Hutu s’est développée sur Un système de dépendance entre les terres, de même un régime de dépendance entre les hommes s’est construit dans la société féodale Tutsi. Dans ce cas, le point de vue de KAGAME, notamment résumé ci-dessus, et partagé par d’autres auteurs qui considèrent que l’institution d’ubuhake aurait pour origine les Hutu, ce point de vue n’appellerait pas de correctif.

Mais il faut aller plus loin et essayer d’appréhender ces institutions dans leur essence même. Alors apparaissent les différences substantielles, assez déterminantes pour mettre en doute ou nier l’existence d’un servage terrien semblable et antérieur au « servage pastoral ».

Observons d’abord une différence dans la terminologie pour exprimer des faits ou des situations se rapportant soit au système foncier, soit au régime féodal Tutsi. Il s’agit d’une terminologie technique dont la connaissance est utile pour la compréhension des institutions que nous étudions. S’agissant du contrat foncier, on trouve des noms spécifiques forgés sur l’organisation elle-même. Ainsi en est-il de :

— UBUKONDE, qui souligne deux choses : en premier lieu, l’acte d’acquisition en propre d’un terrain non encore défriché ou ce qu’on a appelé couramment « le domaine forestier de la houe » et qui n’implique pas une mise en valeur immédiate; en second lieu, le caractère exclusivement économique de cette appropriation du sol. Il faut remarquer que l’évolution socio-économique du système foncier n’a pas entamé le sens de ce terme. Sans doute, dans la généralité des situations actuelles, lorsqu’on parle d’ubukonde on n’a plus en vue ces grands domaines d’antan, mais on exprime par là et la possession comme propriétaire d’une terre et le caractère économique de cette possession.

— UMUKONDE, est en conséquence le défricheur titulaire du domaine ubukonde. C’est celui qui seul dans le système foncier Hutu d’avant l’arrivée des Tutsi peut user et disposer de sa propriété ubukonde. Ce propriétaire – on l’a vu – dans le système clanique est la famille, le lignage ou le clan.

— Le verbe GUKONDA traduit l’acte originaire d’acquisition du domaine forestier, ensuite le défrichement de ce domaine.

Mais au cours des siècles, depuis la première occupation des domaines forestiers, il y a eu des progrès de la démographie. Celle-ci a affecté l’organisation foncière et entraîné des transformations économiques et agricoles avec une incidence sur l’évolution d’ubukonde et surtout sur son statut juridique, incidence liée au genre d’exploitation. Ce développement démographique a donc provoqué en plus du relâchement des liens de parenté et de la diminution des terres, une « ouverture » des lignages et des clans à des éléments qui par naissance étaient étrangers.

Ceux-ci manquant de terres ou celles qu’ils possèdent s’avérant insuffisantes, vont, individuellement ou en petit groupe, en quête de lieux où ils peuvent trouver des terrains à cultiver pour survivre. « Tant qu’il y eut des terrains vacants, note REISDORFF dans son enquête, le régime foncier fut celui de l’Ubukonde ou exploitation des sols forestiers sous la direction du chef de famille et peut-être à l’origine du chef de clan. Quand le sol tout entier fut occupé, les nouveaux arrivants durent s’intégrer dans le système foncier établi ».

Ainsi apparaît, pensons-nous le nom de « UMUGERERWA » qu’on peut traduire par « client foncier » ou tenancier en ayant surtout égard à la notion de dépendance liée à sa situation. Le pluriel est « abagererwa ». Au point de départ, UMUGERERWA est donc dans une position inférieure mais seulement sous l’angle économique. Seule la rareté ou le manque de terres de culture le conduit à rechercher des rapports dont la base est le sol dont les produits permettront de vivre. Situation provisoire que le comportement du client pouvait changer facilement. Il semble que les constatations de REISDORFF soient susceptibles de généralisation, lorsque parlant de la région du Bugoyi. il écrit : « …la situation à l’origine au Bugoyi d’un étranger, tenancier d’une terre forestière (umugererwa), était celle d’un enfant d’adoption envers la famille qui l’établissait ». Or, en droit coutumier rwandais, un enfant adoptif a les droits d’un enfant légitime. Ceci explique pourquoi « les tenanciers pouvaient être relevés de leur situation d’infériorité et accéder à un statut d’égalité avec les membres de la famille : les unions matrimoniales, les services rendus, l’amitié, étaient les principales raisons qui leur valaient cet avantage ». Ceci était inconcevable et partant impossible dans le système Tutsi d’ubuhake mettant en rapport Hutu et Tutsi : chacun gardait son statut d’origine en restant Hutu ou Tutsi.

En général donc, umugererwa est installé comme l’est un enfant devenu majeur par son père, à cette nuance près que le tenancier devra prouver qu’il a réellement les qualités d’un enfant à l’égard du père. Une terre en friche lui était octroyée moyennant des conditions et cet octroi avait pour conséquence que « le tenancier était, comme tel, englobé dans la communauté familiale formée par tous les habitants du domaine » et « les redevances que le tenancier versait ne constituaient pas un loyer mais une reconnaissance de la suzeraineté de la famille dont il était le client ».

Installer un tenancier, l’établir sur une partie de son domaine en friche, morceler son terrain pour en octroyer une partie en friche au solliciteur (umugererwa) se dit KUGERERA. Ce verbe exprime l’acte de mesurage mais exclut toute référence à l’asservissement et même au service, celui-ci étant la conséquence de l’accord intervenu. Umugererwa, c’est celui qui a reçu sa mesure, ce qui correspond à l’exécution d’une obligation. Mais il faut remarquer que ce verbe s’applique à un contrat à durée indéterminée.

Lorsqu’il s’agit de louer ou de sous-louer à court terme, on emploie les termes KWATA et KWATISHA.

KWATISHA traduit l’acte ou la démarche par lesquels un agriculteur ne possédant pas de terres arables suffisantes cherche à passer un contrat de location avec une personne ayant des terres fertiles et destinées à la location.

Si la démarche aboutit, l’acte par lequel le bailleur manifeste son accord et consacre le contrat est exprimé par le verbe KWATA. Le propriétaire d’un terrain met à la disposition du solliciteur qui par l’action du « Kwata » (marquer son accord à louer et déterminer en même temps l’étendue du terrain loué moyennent un prix de location) devient partie au contrat. Mais à la différence d’umugererwa, celui qui cultive une terre suite à un contrat conclu dans les conditions entourant le KWATISHA et le Kwata, contrat d’office à court terme, n’a pas le droit d’établir une habitation et des cultures pérennes sur le terrain loué ; il ne peut entreprendre que des cultures saisonnières.

Le contrat arrive à expiration à l’échéance convenue mais une reconduction est possible. Celle-ci n’est jamais tacite. Il faut enfin ajouter que le preneur à court terme ne peut pas sous-louer le champ concédé. Dans tout cet ensemble, les relations qui naissent sont d’ordre économique avant tout.

Il existe d’autres termes techniques propres à ce qui est considéré comme un contrat terrien, cependant ceux qui sont donnés ici sont les plus importants pour traduire des situations ou des faits relatifs à l’usage des terres dans le système foncier Ubukonde pratiqué par les Hutu dès avant l’arrivée des Tutsi.

Mais il paraît exagéré de prétendre que ce système a été continué par les Tutsi. Comme cela a été dit, un premier écart entre le contrat terrien (Ubugererwa) et le servage pastoral (Ubuhake se retrouve dans les termes employés, termes qui correspondent à des conceptions diamétralement opposées des réalités qu’ils expriment. Ce qui était simple chez les uns est devenu complexe chez les autres.

D’abord le terme UBUHAKE qui ne traduit pas seulement un mode d’établissement de relations mais exprime essentiellement un régime politique, lequel intervient pour imposer ou orienter un mode de relations tant publiques que privées. Nous avons essayé de démontrer le caractère complexe de ce terme comme de l’institution ubuhake. Nous n’y reviendrons pas ici.

Mais il importe de rappeler que le verbe GUHAKA (dominer pour être servi) exprime parfaitement cette intervention du pouvoir dans l’établissement des relations mêmes privées. C’est de là que dérive le mot ubuhake. Ainsi se marque une première différence fondamentale entre le contrat terrien (ubugererwa) et le servage pastoral (ubuhake) : alors que ubugererwa) signifie uniquement un mode de concession de la terre à charge de services qui sont exclusivement économiques, qu’on ne discerne rien d’autre que l’aspect juridique d’un système d’exploitation de la terre, ubuhake, grâce à son fondement politique – le pouvoir canalise les relations – charrie tant la politique que le social et l’économique. Il y a dans le guhaka et donc dans le buhake un élément de contrainte inconnue dans le Kugerera et dans le bugererwa.

Celui sur qui s’exerçait le guhaka (dominer, être patron) s’appelait UMUGARAGU (pluriel abagaragu) que l’on a traduit par client ou serviteur (serviteur contracté en servage pastoral selon KAGAME) ; mais le mot umugaragu vient du verbe kugaragira (marcher à la suite de quelqu’un considéré comme supérieur en pouvoir ou en prestige). Umugaragu implique ainsi une idée de disponibilité et d’infériorité permanentes vis-àvis de son patron, alors que umugererwa ou celui qui avait un contrat de location des terres à court terme (umwatisha) était libre du moment qu’il payait son loyer annuel ou même était totalement intégré dans la famille du bailleur.

En répondant aux exigences du système ubuhake, umugaragu faisait du « guhakwa » (faire la cour au patron, faire preuve de la soumission). Guhakwa et donc être ‘umugaragu n’avaient pas pour préalable le don d’une vache, car « la structure de clientèle stratifiait effectivement la population, sans pour cela que les bagaragu aient reçu l’une ou l’autre vache de leur shebuja (patron). LORSQ’UN CHEF OU UN SEIGNEUR ETAIT ETABLI LEGITIMEMENT SUR UNE COLLINE, TOUS SES sujets devenaient par le fait même ses clients ». Dans ces conditions, on ne peut comparer le tenancier du système Ubukonde dont le contrat était le résultat de pourparlers aux clients du système Ubuhake qui n’avaient de choix que la soumission inconditionnelle et empressée suite à la contrainte dont on a vu la justification. Que l’on puisse rencontrer des cas d’abagererwa aujourd’hui sous pression de leurs bailleurs, cela tient à notre avis à des éléments historiques dus surtout à l’introduction de la monnaie métallique et à la dénaturation du système par les Tutsi qu’a la nature même du régime terrien originaire où les relations de parenté ou de bon voisinage passaient avant le profit. Quoiqu’il en soit, les éléments de cette analyse montrent que la situation était différente dans le servage terrien et dans le servage déjà en partant de la terminologie et donc des concepts.

Enfin, l’acte par lequel le patron concédait éventuellement une vache à son client dans le système ubuhake se dit KUGABA (donner du bétail à un client). Ce geste du patron est en fait secondaire et n’influe pas sur l’existence d’un contrat. Nous avons démontré par ailleurs que parler de contrat dans le système d’ubuhake, c’est forcer la réalité, puisque ni avant la relation pour l’établir, ni après pour la rompre, la personne en position d’umugaragu n’a quelque liberté en dehors de son chef ou de son patron. A la rigueur on pourrait parler de contrat d’adhésion, mais il faut en même temps constater que « les obligations réciproques du client et du seigneur étaient en général assez vagues, et la clientèle n’était pas à proprement parler un contrat ». Ici aussi apparaît une grande différence d’avec umugererwa qui peut rompre son contrat quand il veut et dont les prestations sont précises et librement acceptées. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un contrat synallagmatique.

D’autres termes existent dans ce domaine assez compliqué. Nous n’avons retenus que ceux qui peuvent aider à répondre à la question soulevée, à savoir : le contrat terrien n’est-il pas de même nature que le servage pastoral ? En d’autres termes, il s’agit de savoir si le contrat terrien est identique au servage pastoral comme l’ont prétendu certains auteurs.

La démarche terminologique qui a été faite permet de conclure que les deux institutions étaient totalement différentes mais que quelques éléments pouvaient être semblables. Mais cette ressemblance ne signifie pas identité.

Ces différences peuvent être relevées en considérant brièvement les mobiles à la base de l’allégeance foncière et du servage pastoral, la nature même des deux institutions, les droits des parties, la fin des relations.

La circonstance qui fait que les terres inoccupées sont devenues rares ou que celles que l’on cultive sont insuffisantes oblige des membres de lignages ou de clan à émigrer, à chercher des terres à louer. Une certaine INCERTITUDE ECONOMIQUE rendant la vie plus difficile est donc à la base de cette émigration. Chercher et trouver une terre à cultiver pour en retirer le suffisant pour vivre, tel est le but que poursuit le paysan en quête de domaines fonciers où il peut s’établir. C’est une garantie et un remède contre l’insécurité économique qui autrement le menace, c’est en quelque sorte une protection et une assurance pour continuer à vivre. Ainsi, dans le système Ubukonde-Ubugererwa, la seule contrainte qui pousse un solliciteur de terres à louer et le fait dépendre d’un propriétaire foncier est une CONTRAINTE ECONOMIQUE. C’est contre une situation économique encore plus défavorable que le solliciteur veut se protéger, situation qui en fait un être affaibli aux yeux d’une société pour laquelle produire assez et faire vivre les siens est un motif de fierté. Dans ces conditions, chercher et trouver une terre à cultiver qui sauvegarde le niveau de vie ou l’améliore est jugé comme le signe d’un homme sur qui la communauté peut compter. Il mérite la confiance. Aussi, la protection dont font cas des auteurs à propos de l’allégeance terrienne doit-elle être interprétée non comme impliquant un certain asservissement, mais considéré plutôt comme protection en ce sens que le solliciteur de terrain, grâce au contrat intervenu se retrouve rassuré face à la seule menace qui pesait sur lui : l’insécurité économique. Le fait de ne pas devenir propriétaire est dans ce cas secondaire, vu que généralement le mugererwa devenait membre du clan propriétaire des terres louées. Si le candidat à la location s’abstient de louer des terres et donc d’établir un contrat avec le propriétaire foncier, cela ne portera pas à conséquence, aucun moyen de contrainte au niveau des institutions ne pouvant intervenir dans ce système foncier clanique Hutu pour sanctionner par exemple le refus de conclure un contrat de location. Chacun restant libre d’entrer en relation avec l’autre, la protection dont jouit le locataire nous semble être synonyme de stabilité économique et ne doit pas être prise dans le sens d’un patronage ou d’une défense contre les faits des personnes ou du pouvoir. C’est là une différence fondamentale d’avec la protection dans le sens d’ubuhake.

Mais si à la base de l’allégeance foncière on trouvait un motif économique, il n’en était pas de même du système d’Ubuhake introduit au Rwanda par les Tutsi.

Système ambigu, on l’a vu, inventé par suite de la conquête du pouvoir par les Tutsi eux-mêmes « pour le maintien et la sauvegarde de leur ascendant et de leur autorité politique », ubuhake est principalement l’expression des relations entre conquérants et conquis, il traduit le triomphe de la force des premiers et la soumission des vaincus. C’est ce qui explique que « la durée indéfinie des engagements maintenait à tous les degrés de la hiérarchie sociale, un souci constant d’obéissance à ceux qui dominent ; la spoliation pure et simple pallie par un procédé expéditif le danger d’une ascension trop brutale ou l’éclosion d’une puissance susceptible de porter ombrage à l’autorité… ».

Par suite de l’insécurité consécutive à cette domination d’un groupe sur un autre dont il est reconnu et veut rester différent, un grand nombre de Hutu se virent obligés de chercher protection auprès d’un membre du groupe dominateur.

L’insécurité dans laquelle le groupe Hutu en tant que tel se trouve est une insécurité voulue, provoquée et imposée par les gouvernants ; elle n’est pas un accident, elle est le fait du pouvoir, à la différence de l’insécurité économique déterminant la conclusion d’un bail foncier.

Alors que ceux qui n’étaient pas dans le besoin, qui avaient suffisamment de terres jouissaient tranquillement de leurs biens dans le système clanique Hutu, il n’en fut pas de même dans le régime d’ubuhake. La pression du pouvoir obligeait chacun à se trouver un protecteur. Cette protection escomptée consiste d’abord et avant tout à « se savoir et se sentir à l’abri de la convoitise d’un riche ou puissant ». En définitive, l’institution d’ubuhake était le corollaire de l’organisation administrative (dans le sens de gouvernement), ce qui fait conclure par d’HERTEFELT, que « l’arrivée et la conquête des Tutsi avaient imposé aux Hutu une situation inférieure dans laquelle il devenait indispensable d’être protégé… Mais la relation ubuhake était fondamentalement ambivalente : c’était une institution par laquelle les Hutu étaient à la fois protégés et asservis à perpétuité par la caste dominante ».

Ainsi, contrairement à ce qui se passait dans le régime clanique Hutu où un individu isolément ou avec son ménage pouvait se voir obligé de trouver des moyens de vivre grâce à un contrat librement consenti, « devenir client (dans le système d’ubuhake) n’était guère matière à option pour les Hutu qui occupaient une position inférieure dans la société à castes du Rwanda. Comme membre d’un groupe socialement faible, ils avaient besoin de la protection d’un seigneur de la caste supérieure qui pourrait les assister dans leurs procès et les protéger contre les exactions des gouvernants ».

Ce besoin de protection frappait aussi bien le riche que le pauvre et peutêtre le riche plus que le pauvre. Mais dans les deux cas, c’est leur qualité de Hutu qui faisait qu’ils étaient mis sur un pied d’égalité quant au besoin de protection. Même « si le Muhutu est riche.., il ne sera jamais traité comme s’il était Mututsi. Peu importe sa richesse, le Muhutu restera toujours aux yeux du Mututsi un « Muhutu », c’est-à-dire quelqu’un de caste et de rang inférieurs ».

C’est donc en termes d’opposition qu’il faut appréhender la portée et le sens de cette protection : opposition entre conquérants et conquis, opposition entre ethnie (ou race) Hutu et ethnie Tutsi, mais non opposition entre riches et pauvres, les deux catégories se retrouvant dans les deux groupes mais étant différemment traitées, notamment quant à leurs devoirs dont la « nature dépend en grande partie de la race ».

On pourrait objecter en disant par exemple que puisque ubuhake n’exceptait pas les Tutsi, il ne faudrait pas considérer qu’ils avaient moins besoin de protection ou qu’ils n’ont pas eu à souffrir du système.

De loin, l’objection est fondée. Mais il faut examiner de près de quel genre de protection ils avaient besoin et dans quel but ils recherchaient cette protection.

KAGAME, répondant à la question de savoir ce que recherche un Hamite (= Tutsi) qui vient se recommander en contrat de servage pastoral, écrit : « On se tromperait en croyant que quiconque vient se recommander à un plus fort que lui, le fait nécessairement pour obtenir des vaches. Un Hamite possédant des centaines de vaches va placer quelques-uns de ses enfants auprès de chefs, socialement plus élevés. Il est évident qu’il ne recherche pas tant les vaches, ni même la protection… En fait de protecteurs, il ne peut en manquer : riche en bovidés, il est certainement connu et personne ne se permettrait de l’attaquer inconsidérément. Mais ce qu’il a en vue, c’est surtout de mettre dans l’embarras ses propres supérieurs et parer à tout danger de destitution préjudiciable… Une délation savamment concertée crée un désaccord grave entre l’intéressé et tel supérieur dont dépendent les bovidés. Si le supérieur est unique, la saisie est complète : aucune vache ne sera exceptée, puisque toutes relèvent de cette unique autorité. Or, il en va autrement, si l’intéressé s’est recommandé luimême, ou a placé ses enfants auprès de plusieurs maîtres. Dès que l’un d’eux entre en conflit avec lui et prétend reprendre ses vaches, immédiatement le subordonné convoque ses autres maîtres pour l’assister et sauvegarder la partie du gros bétail qu’il a reçu d’eux ».

Il apparaît ainsi que là où le Hutu cherchait à s’assurer une protection, une sécurité pour sa personne d’abord, le Tutsi – que personne ne se permettrait d’attaquer inconsidérément – visait à y obtenir un moyen d’être influent, de garder son rang au sein du groupe et ainsi augmenter les chances ou l’espoir d’aller encore plus haut dans la hiérarchie du groupe dominant. La peur de déchoir de son statut de Tutsi pour être considéré socialement comme Hutu est en fait le motif fondamental de l’existence des liens de clientèle (Ubuhake) au sein du groupe Tutsi. Même appauvri – et les Tutsi pauvres étaient nombreux – un Tutsi se devait de sauver l’essentiel : jamais en arriver à être comparé à un Hutu ou considéré comme Hutu, être inférieur. Cette peur avait pour résultat de souder entre eux les Tutsi de tout rang, les plus puissants se sentant un devoir de secourir, de soutenir, de repêcher éventuellement ceux des leurs qui risqueraient d’être la honte du groupe. Ceci explique pourquoi dans l’établissement des relations d’ubuhake entre Tutsi, il y avait moins de forme que quand il s’agissait des Hutu, « attendu que les relations s’élaboraient entre frères de race».

Dans ces conditions, la signification du terme protection est différente suivant que ce terme est appliqué aux Hutu ou aux Tutsi. Pour les premiers, la protection implique un remède à un mal, (les exactions du gouvernant), pour les seconds, elle signifie un stabilisateur et un préventif en ce sens qu’il s’agit de sauvegarder la situation acquise mais en même temps barrer la voie à ce qui pourrait troubler cette situation. C’est pourquoi, « pour empêcher qu’un membre de leur caste incapable de vivre selon le niveau de vie du groupe, ne tombe en déchéance, les Batutsi lui donnaient quelques vaches. De la sorte, ils le sauvaient de cette mort sociale et évitaient que le dogme de la supériorité de la caste ne soit mis en doute ».

Nous avons montré ailleurs que ce dogme de la supériorité de la caste Tutsi sur les Hutu était intervenu pour justifier le fait de la conquête et de la domination Tutsi au Rwanda. De même, l’institution d’Ubuhake est apparue comme une manifestation et un appui de cette domination des Tutsi sur les Hutu conquis, ce Qui a permis de conclure qu’ubuhake est une institution essentiellement politique fondée sur une initiative volontaire de domination venant des Tutsi.

Nous avons souligné à cette occasion le caractère fondamentalement ambigu de cette institution, lequel caractère ambigu sert de fondement à l’objection soulevée ci-dessus.

Le fait que la relation d’Ubuhake existait aussi entre les Tutsi ne doit pas camoufler la différence quant au but et quant aux situations qui étaient liés à cette relation qui, à son niveau absolu, mettait en rapport des groupes différents, tandis que à un niveau intermédiaire, une hiérarchie s’établissait uniquement au sein du groupe Tutsi, c’est-àdire que chaque Tutsi se liait à un autre plus puissant. Dans cette relation d’ubuhake, chaque Tutsi a pour référence un autre Tutsi, tandis que tout le groupe Hutu a pour référence un Tutsi et son groupe. Il n’y avait donc pas de relation d’ubuhake entre Hutu, de même qu’un Hutu coupé de son groupe et donc considéré comme Tutsi (icyihuture) à cause de sa position utile aux gouvernants ne pouvait jamais être patron d’un Tutsi même ruiné.

Cette distinction permet de comprendre que malgré le caractère diffus de l’institution d’Ubuhake, celle-ci avait un sens différent suivant qu’elle était appliquée aux Hutu ou aux Tutsi. Traqué par les gouvernants et grâce à eux par le groupe dont ils font partie, le Hutu en quête d’Ubuhake cherchait à « obtenir un protecteur capable de le mettre à l’abri de la vindicte des autorités indigènes inférieures, de leurs vexations et surtout de leurs exactions », tandis que « le Hamite qui se recommande à un autre plus fort ne vient pas mettre sa simple personne au service de son maître… En tout cas, il traîne derrière lui son réseau d’alliances aux visées d’ordre politique. Tel groupe de Batutsi s’enchaîne à une ramification plus ou moins puissante d’alliés, ayant comme but de leur association leur renforcement réciproque dans la vie politique ! ».

Les motifs à la base de la relation d’ubuhake étant différents, les conséquences sont aussi différentes. Pour un Hutu sa démarche entraînera son asservissement avec comme entrepartie une protection de son patron Tutsi contre les exactions d’autres Tutsi. Pour un Tutsi, la solidarité du groupe jouant, il sera « un instrument d’influence, dans le domaine social et politique ».

S’il est donc vrai que les Tutsi étaient aussi liés entre eux par la relation d’ubuhake il reste important de discerner la différence dans la signification et la portée de cette relation lorsqu’elle est perçue comme un élément essentiel dans la vie de la société globale : les Hutu et les Tutsi n’étaient pas dans les mêmes conditions ou situations dans cette relation. Chez les Hutu, Ubuhake était un instrument de soumission aux Tutsi ; chez les – Tutsi, Ubuhake était un moyen de gouvernement et de renforcement du pouvoir. Comme le remarque d’HERTEFELT : « Tous les Tutsi étaient liés par un accord de clientèle. Chaque Tutsi était seigneur d’un Tutsi moins important et client d’un Tutsi plus puissant. Le roi seul n’était client de personne. Ces liens de fidélité personnelle et de protection mutuelle accroissaient l’unité et l’homogénéité de la caste dominante. La structure de clientèle offrait à celle-ci le moyen de soutenir un de ses membres qui risquait, en s’appauvrissant, de descendre trop bas dans la hiérarchie sociale. En recevant des vaches d’un seigneur Tutsi plus riche, le Tutsi menacé pouvait se constituer une clientèle Hutu et sauvegarder ainsi le prestige de la caste supérieure ».

Une première différence entre le servage terrien qui est plus près de la réalité considérée) et le servage pastoral tient au fait que le bail à ferme procède d’une volonté libre et ignore le facteur politique tant dans son établissement que dans sa résiliation, tandis que le servage pastoral (Ubuhake) a pour fondement et pour fin principale les considérations d’ordre politique visant l’affermissement et l’extension de la domination du groupe Tutsi sur le groupe Hutu.

L’entrée en rapport des deux groupes se fait et se maintient sur un pied d’inégalité. Le groupe Tutsi, en instaurant le système d’ubuhake vise et aboutit à inscrire définitivement le groupe Hutu dans les limites de l’espace politique, économique et même culturel : vaincus, les Hutu sont écartés du pouvoir; soumis, ils doivent pourvoir à l’entretien des conquérants; dominés ils doivent voir cette domination non comme un événement mais comme un fait naturel correspondant à l’essence même du Tutsi. KAGAME le rappelle dans ce texte déjà cité lorsqu’il écrit : « Si la nature est semblable chez tous les êtres humains, l’inégalité des hommes cependant est naturelle quant aux dons, aptitudes, qualités personnelles et situation qui résulte de cet ensemble ».

Le servage pastoral est donc un facteur de trouble de la société Hutu. En supposant que « toute société vivant en état de quasi – isolement, disposant donc intégralement de la marge de liberté que lui laisserait l’adaptation au milieu qui la porte, serait en principe capable de maintenir ses points d’équilibre et d’évoluer selon sa propre logique », on est obligé, en constatant les effets de ce servage Tutsi, de conclure qu’avec Ubuhake, la société Hutu a perdu la possibilité de conserver une harmonie qui lui était spécifique, elle a cessé d’être « une société en tête à tête avec soi » selon l’expression de BALANDIER, citant C. LEVI-STRAUSS. Ubuhake ou servage pastoral joue pour accentuer la dominance du groupe Tutsi et pour développer au sein du groupe Hutu des discordances et des déséquilibres inconnus dans la pratique du bail à ferme du régime clanique Hutu.

Ces remarques conduisent à observer qu’if n’y a pas d’identité entre le bail à ferme et le servage pastoral (Ubuhake) et que l’un n’est pas la source de l’autre : leur fondement et leur but diffèrent.

Une deuxième différence entre le bail à ferme et le servage pastoral peut être trouvée dans la nature même des deux institutions.

Les considérations consacrées à la signification des mots utilisés dans le système foncier et dans le système d’Ubuhake ont été rendues nécessaires par le fait qu’il nous a paru possible de pénétrer la réalité rwandaise en explorant de nouvelles voies, en essayant de nouveaux modèles d’intelligibilité de cette réalité.

Aussi, sur base des éléments qui relèvent de la sémantique que nous avons rencontrés, nous pouvons proposer d’ubugererwa la définition suivante : c’est un contrat par lequel le propriétaire d’un fonds, appelé UMUKONDE, le donne à bail à un preneur, appelé UMUGERERWA. si le contrat est à durée indéterminée, ou UMWATISHA, si le contrat est à court terme, moyennant un prix, nommé ISOKANWA dans le cas d’umugererwa ou ICYATA-MULIMA dans le cas d’umwatisha, aux fins de l’exploitation agricole du fonds.

Cette définition appelle un tempérament. Lorsque nous parlons de prix, il faut écarter toute analogie entre ce contrat avec le contrat de vente par exemple. La notion même de kugerera (ou d’ubugererwa) exclut la vente. S’il y a vente, il y a droit de propriété. Or, la personne umugererwa n’est justement pas propriétaire mais en a la vocation. Dès lors, ce qui est appelé prix ci-dessus pour motif de traduction et de compréhension, doit être considéré comme un geste symbolique servant à rappeler au locataire que la partie louée n’est pas aliénée – et reste donc propriété familiale – mais en même temps ce loyer qui n’est qu’un symbole – à cause de son caractère non élevé – peut expliquer le souci de solidarité Cali dominait la société clanique Hutu.

A ce sujet les termes rwandais ISOKANWA ou IFURO (l’écume) sont significatifs en ce sens qu’ils expriment que ce que donne le locataire umugererwa correspond à ce qui est excédentaire, ce qu’on ne sait plus mettre dans le récipient ou grenier, parce que celui-ci est rempli jusqu’au bord. C’est à cet excédent que le propriétaire aura droit. En d’autres termes, le loyer sera proportionnel à la quantité suffisante produite par le locataire. Il faut noter que quand umugererwa recevait une terre en friche, il n’était pas obligé de verser ce loyer lors de la première récolte.

BOURGEOIS a prétendu que le montant du loyer constituait une « indemnité ». Cette façon de voir ne nous paraît pas conforme à la réalité. En effet, la langue rwandaise a des termes spécifiques pour exprimer la notion d’indemnité. Les mots « ICYIRU et INDISHYI » traduisent cette notion d’indemnité dans le sens d’un dédommagement ou d’une compensation. La notion d’indemnité dans la langue rwandaise implique toujours l’idée de réparation d’un tort que l’on a causé à quelqu’un. Dans ces conditions, si on considère que le loyer versé par le mugerera ou le locataire à court terme est une « indemnité » comme le fait BOURGEOIS, il faudrait en conclure que le contrat d’ubugererwa emporte une atteinte ou une diminution soit des droits d’umukonde (le propriétaire-bailleur), soit de sa propriété elle-même. Ce qui n’était pas le cas, du moins sur le plan juridique.

Cependant, il est important de remarquer qu’à dater du moment où des autorités politiques sont intervenues et ont prélevé des terres dans lesquelles elles ont installé leurs courtisans, en tant que gouvernants, la notion d’indemnisation est apparue. Mais, dès ce moment aussi, le régime clanique a été perturbé et a périclité. Là où ce régime a pu résister longtemps à la pénétration Tutsi, la terre est restée un moyen de renforcer les liens entre les clans et non un moyen d’assurer la domination d’un clan sur un autre. Aussi, a-t-on vu naître la distinction entre « abagererwa coutumiers» régis par le contrat du bail, tel que nous l’avons défini ci-dessus et « abagererwa politiques » qui, eux avaient été installés sur des terres enlevées aux clans par le pouvoir Tutsi et étaient soumis au contrat d’ubuhake.

C’est dans ce cadre des bagererwa politiques que la notion d’indemnité pourrait être acceptée. Du fait que les autorités politiques avaient érigé en droit propre le prélèvement libre sur des domaines contre le gré des propriétaires, en concédant ces terres à leurs suivants, ils considéraient cette concession comme une perte. D’où ceux qui bénéficiaient de ces terres étaient soumis à compenser cette perte en travaillant notamment un nombre de jours déterminés pour les maîtres qui les avaient installés. A ce titre, on peut parler d’indemnité. Mais il nous semble que cette considération est inapplicable dans le cadre de la structure clanique Hutu. Ce qui précède permet de résumer la nature du contrat de bail à ferme (Ubugererwa-Ubwatisha) et le servage pastoral (Ubuhake).

La longue analyse déjà consacrée à l’institution d’Ubuhake nous dispense de nous répéter ici pour déterminer sa nature. Au reste, on aura pu se rendre compte du caractère diffus et ambigu de cette institution que l’on trouve dominant chaque aspect de la vie dans la société rwandaise traditionnelle.

Pressé par le pouvoir colonial, le Conseil du Mwami en 1941 a tenté de définir un statut d’Ubuhake qui ne fait que reprendre et transposer la définition du contrat de location des maisons, tel que le donne certains codes civils occidentaux. Parlant de la « nature du contrat d’Ubugaragu (= ubuhake) », le même Conseil définit comme « une convention librement consentie entre deux personnes ; la première, appelée shebuja, donne à la seconde, appelée umugaragu, une ou plusieurs têtes de gros bétail ; l’umugaragu se charge de soigner ce bétail en bon père de famille et de fournir au shebuja des prestations nettement déterminées par le contrat ou prévues par la coutume ».

Nous avons montré, plus hauts, pour quels motifs ubuhake, à la différence d’Ubugererwa-ubwatisha, n’était pas un contrat. A ce qui a été dit, il faut ajouter due contrairement au propriétaire foncier, (Umukonde), pour qui le contrat ne pouvait pas sortir ses effets avant d’avoir concédé le domaine sur lequel il portait : le shebuja – (le patron) – ne pouvait pas être astreint à livrer la chose ; pourtant, le contrat était considéré comme parfait et umugaragu (client) restait lié et soumis à la volonté du patron. Comme le remarque le Groupe de Travail, « ‘ubuhake n’était pas la relation d’égalité entre deux hommes concluant une libre convention, mais plutôt une forme de contrat léonin. Le puissant accordait une protection nécessaire et désirée en des temps où la vie était précaire. Le paysan craintif et désarmé, pour l’obtenir, promettait de donner et de faire tout ce qu’on lui demanderait ».

Le Conseil du Mwami fausse délibérément la notion d’Ubuhake en voilant l’aspect contraignant de l’institution. Mais les faits qui jalonnent l’histoire du Rwanda contredisent la présentation du Conseil. Cependant, la définition que donne le Conseil d’Ubuhake contient une vérité en ce qu’elle traduit un des effets marquants de ce système, celui d’avoir réussi à « rabaisser inévitablement beaucoup de cœurs bien nés. Pour conserver la faveur du seigneur, poursuit NOTHOMB, et donc profiter des avantages du système, il n’y a qu’une voie à suivre : la résignation et la soumission inconditionnée ». Et le même auteur d’ajouter se référant à KAGAME : « Ce n’est pas sans motif qu’on a nommé le ubuhake : contrat de servage ». Ce qui est considéré comme une convention librement consentie n’est rien d’autre qu’« une chaîne de servitude, toute prête à lier les cœurs par la duplicité, la flatterie et la recherche de l’intérêt. D’où naissent fatalement les oppositions et les ressentiments mutuels d’autant plus pernicieux qu’ils sont habilement et doucement camouflés, par le jeu même de la structure de clientèle, sous des dehors de dévouement réciproque ».

En niant à l’institution d’ubuhake la qualification de contrat, nous avons admis qu’à la rigueur, il y aurait lieu de parler d’une sorte de contrat d’adhésion. On sait que dans ce genre de contrat, une partie consent à une offre que l’autre partie ne lui permet pas de discuter. Dans le cadre d’ubuhake mettant en rapport les Hutu et les Tutsi, c’est-à-dire les vaincus et les vainqueurs, il n’y avait pas de discussion possible, car à la source de cette relation les Tutsi posent leur supériorité, laquelle « loin d’être un service ou une responsabilité, un dévouement désintéressé et onéreux, est, tout au contraire, et avant tout (psychologiquement) un avantage social, un moyen de prestige, un droit à être servi et honoré, suivi et déchargé ».

En faisant dépendre la seigneurie « féodale » de la seigneurie territoriale au niveau des groupes et en les confondant en fait, il s’en est suivi une conception de l’autorité psychologiquement et moralement viciée : « le patron est devenu patron pour son propre avantage. La supériorité lui confère un droit à la recherche de son intérêt. L’autorité se confond avec le prestige et l’honneur. Plus on monte, moins on travaille ; plus on est puissant, moins on sert ; plus on distribue moins on se dépense ». On comprend que dans ces conditions, la liberté de contrat est illusoire, l’inférieur, le petit n’est pas libre d’éviter le désavantage qui découlera des relations voulues par les puissants, relations dictées par l’intérêt des gouvernants et du groupe dont ils sont issus. C’est cette vue des choses qui fait que « devenir client n’était guère matière à option pour les Hutu qui occupaient une position inférieure dans la société à castes du Rwanda ». Autrement dit, ce que le Conseil du Mwami appelle une convention librement consentie n’est que l’œuvre des seigneurs Tutsi qu’ils ont imposée aux Hutu. Or, justement, le contrat d’adhésion se caractérise généralement par ceci qu’il est l’œuvre d’une partie qui jouit, en fait ou même en droit, du monopole d’un service de première nécessité, de telle sorte que l’adhésion est forcée, parce qu’on n’est plus libre de ne pas contracter, ou de s’adresser à un autre offrant. Les abus qui peuvent découler de ce genre de contrats nous permettent de considérer qu’ils traduisent plus que d’autres la notion d’ubuhake-contrat.

Le Conseil du Mwami, à l’instar du propriétaire foncier qui loue une partie de son domaine à un solliciteur, fait intervenir le don d’une ou plusieurs têtes de gros bétail pour concrétiser le contrat.

Les développements faits précédemment ont mis en lumière le rôle secondaire dans l’établissement et le maintien de la relation d’ubuhake, à cause de l’intervention du pouvoir pour provoquer cette relation. Contrairement à ce qui se passait dans le système foncier où aucune obligation ne pouvait peser sur le candidat-locataire avant la conclusion du contrat, dans le système d’ubuhake non seulement, il fallait endurer pour obtenir, mais il fallait continuer à endurer pour conserver si on obtenait.

Le fossé qui sépare le bail à ferme (Ubugererwa-ubwatisha) et le servage Tutsi (Ubuhake) paraît tel qu’il fait hésiter pour essayer d’établir des comparaisons entre eux. Leurs éléments sont là pour se contredire. C’est ainsi qu’il faut constater par exemple que jamais une promesse n’entraînait une obligation de la part du preneur dans le système foncier, alors que pour la promesse d’une vache, toute vie s’abîmait en durs travaux sans même l’assurance que la promesse serait respectée.

De plus, le bailleur dans le système foncier, n’avait aucun droit sur les terres éventuelles que son locataire pouvait avoir en dehors de son domaine. Ce n’était pas le cas dans le système d’ubuhake : du fait d’être client (umugaragu) ayant reçu une vache, toutes les vaches possédées, sans aucun rapport avec la vache reçue ou son donateur, devenaient la propriété du patron ! Il semble qu’il n’y avait aucune exception : « LE JOUR OU IL RECEVRA UNE OU PLUSIEURS VACHES, C’EST-A-DIRE A LA FIN DE SON UBUHAKE, par le fait même de recevoir cette vache, toutes celles qu’il possédait deviennent la propriété du shebuja, tout comme si ce dernier les lui avait données ! ». A cause de ces faits, nous avons conclu que l’institution d’ubuhake était aussi un moyen d’exploitation économique en plus de son caractère politique.

Le caractère vague qui entoure l’institution d’ubuhake et donc sa nature ne permet pas de conclure qu’elle est identique à celle du bail à ferme ou même seulement semblable à celui -ci.

La résignation et la soumission inconditionnée circonscrivent parfaitement la nature de l’institution d’ubuhake. La formule choisie par KAGAME qui considère cette institution comme un « contrat de servage » (412) en adoucit la forme mais n’en change pas la nature qui est d’être un instrument de domination qui doit entraîner la soumission et non seulement l’obéissance des sujets.

Cette RESIGNATION et cette SOUMISSION des sujets – résultat de l’action d’ubuhake – étaient qualifiées par les gouvernants Tutsi de VERTUS et avaient des noms inoffensifs qui les présentaient réellement comme des vertus puisqu’elles se traduisaient par KWITONDA (être réservé) et KUBAHA (témoigner du respect). Ces vertus sont comme le nœud vital d’ubuhake, elles s’imposent et ne s’improvisent pas, elles sont le fruit d’une action solide, transformante. Et « en régime féodal, on se rend vite compte qu’on doit avoir ces qualités et d’autres ; en tout premier lieu on apprend à obéir… Une obéissance pleine et entière est de rigueur… L’action éducatrice de la féodalité développe le respect… Quand on est appelé, on ne se tient pas droit, mais un peu incliné comme quelqu’un qui veut tendre l’oreille… Puis, la fierté de l’attitude serait inconvenante… On se tutoie généralement, mais le vassal ne se le permettra pas à l’égard de son maître… On ne le regarde pas fixement, de moment à moment, on détourne les yeux. Quand un personnage haut placé tend la main pour le salut, on la prend sans lui adresser la parole, on attend qu’il parle le premier. Toujours on se tient sur le qui-vive pour contenter son seigneur.

Ces faits révèlent que l’institution d’ubuhake n’était pas une convention librement consentie comme a voulu le faire croire le Conseil du Mwami. Plus qu’un contrat de servage oui instituerait une relation normale de dépendance, UBUHAKE constituait un SYSTEME D’OPPRESSION des Hutu.

C’est sa vraie nature. Cette interprétation est confirmée par des réponses écrites fournies par des chefs à une enquête qu’avait lancée en 1946 le Résident (le plus haut représentant local du colonisateur) du Rwanda. Cette consultation fut des plus concluantes, observe BOURGEOIS. « Une première constatation s’imposa : les chefs chargés de procéder à l’enquête déclarèrent unanimement que UBUHAKE « N’ETAIT QU’UNE FORME DEGUISEE DE L’ESCLAVAGE » et qu’il convenait de le supprimer. Il apparut nettement que le fait d’engager non seulement, sa personne en qualité d’umugaragu (client) d’un grand, mais également de toute sa descendance, heurtait violemment les concepts de justice et de liberté que nous nous étions efforcés d’inculquer aux autochtones ». Étayant ses observations, le même auteur donne des extraits des réponses, venant des chefs de province, parmi lesquelles on peut lire : BWANAKWERI = « le contrat entre le SHEBUJA (le patron) et son MUGARAGU est pour ainsi dire éternel, il se perpétue de père en fils, héréditairement »;

KAYUMBA = « L’UBUGARAGU, tel qu’il se pratique dans le Rwanda est de l’esclavage mitigé. L’UBUHAKE est héréditaire. Pour quiconque est MUGARAGU = (client), ses descendants seront des serviteurs du SHEBUJA. La démocratie a aboli l’esclavage, pourquoi une institution qui reflète un caractère de l’esclavage peut-elle subsister » ;

KAYIHURA = « L’asservissement de l’homme le prive d’une partie de sa liberté » ;

RWIYAMILIRA = « L’UBUGARAGU favorise la paresse au Rwanda. Il existe deux catégories de personnes : les Bahutu actifs, les Batutsi passifs ne vivant que des efforts des premiers :

BIRASA = « Le mugaragu n’a pas la libre disposition de ce qu’il possède, ses propres enfants ne lui appartiennent pas totalement » ;

NYAMUCENSHERA = « Il est inadmissible qu’une seule vache reçue par un ancêtre doive lier toute la descendance du MUGARAGU ;

RWIGEMERA = Le maître n’a aucune considération pour ses subordonnés qu’il considère simplement comme des esclaves. Je recommande le droit foncier de la vaine pâture pour tout le bétail » ;

HAGUMA = « Pour une vache reçue, un père ne devrait pas lier toute sa descendance. Si l’ubugaragu est supprimé, les Bahutu seront libérés de cette forme d’esclavage ».

Ce tableau de l’institution d’ubuhake, peint par des spécialistes bien placés pour apprécier les effets et montrer la nature de l’institution, n’est pas une caricature. Il est révélateur des avatars du système et de la mentalité qui s’en sert. Le seul tempérament au déficit ainsi mis sur le compte d’ubuhake a souvent été que ceux qui étaient asservis par le système bénéficiaient d’une protection. Il est remarquable que sur les huit chefs dont les témoignages sont donnés ci-dessus, aucun ne fait mention de cette protection. Ils ont préféré décrire la réalité.

Nous croyons que c’est là une question d’honnêteté de leur part. Car en fait – et nous l’avons démontré – ce que l’on appelait protection et qui était généralement souligné pour montrer à l’étranger Que les Hutu n’avaient pas à se plaindre, profitait plus aux seigneurs qu’à leurs serfs. Ladite protection était destinée d’abord à montrer la puissance du maître, ensuite à son bien, car, le Tutsi ayant à ses services un Hutu, le considérait comme son bien, ce que rendait l’expression « umuhutu wanjye », c’est-àdire « mon Hutu », une véritable propriété dont il pouvait d’ailleurs disposer. Si ce client avait reçu une vache, la protection était avant tout attachée à cette vache, source de plus de services et de biens (c’est un investissement « éternel ») et secondairement à l’individu usufruitier de la vache qui, même sans elle, restait enchaîné. « Le maître protège son serviteur, écrit Ruhara et ses collaborateurs, d’abord parce que cette protection est la manifestation de sa puissance et en second lieu parce qu’il sauvegarde ainsi son propre bien… Le maître se charge toujours de la défense de son serviteur ; mais le zèle qu’il v met est en rapport direct avec l’attachement, le dévouement du serviteur et l’importance des biens qui sont en jeu ».

Le régime foncier comme le régime clanique Hutu où il opérait n’a pas été systématiquement étudié jusqu’ici. Les quelques articles ou références que des chercheurs et auteurs ont faits sur lui, l’ont été en fonction de l’administration Tutsi. Néanmoins, une mise en parallèle des éléments de l’organisation foncière Hutu et du système de clientèle Tutsi (Ubuhake) montre clairement que les deux systèmes sont différents et qu’on ne peut parler d’identité entre eux sans déformer l’un à l’avantage de l’autre comme l’ont fait KAGAME et le Conseil du Mwami pour expliquer Ubuhake Tutsi.

Sur un plan plus profond, cette réflexion sur la nature des institutions d’Ubugererwa (contrat de bail à ferme) et du servage pastoral ou régime de clientèle (Ubuhake) a permis de constater que la première est un véritable contrat librement conclu, tandis que la deuxième est la consécration du droit du plus fort. En effet, dans le système d’ubuhake, « lorsque le plus fort se rendait coupable d’injustice vis-à-vis d’un plus faible, cette iniquité ne devait pas être aussi révoltante qu’elle le doit être de nos jours; elle devait paraître alors une opération presque normale ».

Une troisième différence importante entre l’institution d’Ubugererwa et l’institution d’Ubuhake peut être trouvée dans les droits et obligations qui naissaient entre les parties à la relation.

Une des caractéristiques du bail à ferme (Ubugererwa) était que le fermier (Umugererwa) restait de statut libre. Il pouvait quand il le voulait, renoncer à son contrat, mais en perdant les avantages pour l’avenir. Ainsi, l’occupation de terre par contrat n’était même pas semblable au servage féodal européen. Umugererwa (fermier) n’était pas attaché à la glèbe. Mais s’il se soustrayait à ses obligations, il était privé des parcelles qui lui étaient concédées par la convention. Ce sont ces éléments qui ont fait que nous avons qualifié cette convention de contrat synallagmatique.

S’agissant des droits des parties découlant de contrat, il faut les considérer comme indissociables de la conception ou notion de la propriété dans l’organisation clanique (Huit) à base de parenté.

Cette conception du droit de propriété foncière clanique peut être résumée dans les éléments suivants (nous résumons ce qui a été développé dans les premières pages de ce chapitre) :

1° Seule la communauté (clan ou lignage) possède le droit de propriété foncière, non l’individu. Ce droit de propriété porte sur toutes les terres de son domaine.

2° La distinction n’est pas nette entre le droit de propriété foncière et le droit de souveraineté. Le chef du clan ou du lignage dans le système clanique Hutu est le représentant de la Communauté dans ses rapports avec d’autres communautés. Pour cela, c’est-à-dire du point de vue de ces rapports, ils sont titulaires du droit de propriété, ils cumulent ce droit de propriété foncière et celui de souveraineté.

3°La propriété, c’est-à-dire le fonds est essentiellement inaliénable. Le chef du clan ou du lignage sont des dépositaires (des gestionnaires comme nous l’avons indiqué) de l’héritage recueilli des ancêtres.

L’influence de cette conception du droit de propriété foncière fut déterminante dans la reconnaissance du droit d’usage de la propriété aux membres de la communauté.

Celle-ci, seule propriétaire, représentée par le chef de clan ou de lignage, concéda les terres de culture à ses membres, qui, de ce fait, acquirent un droit de jouissance Ce droit d’usufruit était un véritable droit foncier entendu comme le droit de jouir d’une chose dont on n’a pas la propriété, mais à charge d’en conserver la substance. La communauté restait donc nu-propriétaire.

Parmi les caractéristiques de ce droit d’usufruit, on peut relever :

1° Le titulaire du droit d’usufruit est un individu ou un groupe de parenté. Dans le système clanique que nous considérons, ce sont donc les membres d’un lignage qui, collectivement, sont titulaires du droit d’usufruit sur l’ensemble d’Ubukonde (domaine forestier). L’individu, chef du foyer, l’est sur sa parcelle.

2° La transmission du droit d’usufruit se fait par concession et par succession. Le droit d’usufruit n’est pas transmissible par voie de vente. En cas d’abandon, le droit d’usage s’éteint, la terre retourne à la communauté.

3°Le droit d’usage reconnu aux membres de la communauté n’est pas soumis à des prélèvements ; la jouissance est paisible et garantie par le chef de la communauté.

4° Exceptionnellement, en droit clanique, le droit d’usufruit était résiliable. Cette résiliation intervenait comme punition de faute très grave soumise à la réprobation générale du Conseil des anciens de la communauté. Celui qui était frappé par cette peine était en même temps exclu (banni) de la communauté, ce qui fait que cette mesure intervenait rarement dans l’intérêt même de la communauté.

5° Le droit de jouissance n’implique pas la propriété individuelle de la valeur ajoutée au sol : aménagement (travail, fertilité adjointe…) et superficie (constructions, plantations à l’exception des récoltes).

Membres à part entière de la communauté qu’ils forment, les titulaires du droit d’usage du domaine des ancêtres avaient pour obligation de respecter l’unité de ce domaine sous la surveillance du chef du clan ou du lignage.

Ces règles qui gouvernaient l’organisation foncière clanique seront à la base des conventions entre une communauté – par l’intermédiaire de son représentant – et les étrangers à cette communauté à la recherche de terres.

Plus précisément, le caractère communautaire indivis et inaliénable du droit de propriété constitue l’axe autour duquel tourneront les droits et obligations des fermiers (abagererwa) et locataires (abatisha). En aucun cas les droits de ces derniers ne peuvent être supérieurs à ceux des membres de la communauté et les obligations seront à déterminer par la convention eu égard à l’intérêt de la communauté, à l’étendue et à la qualité des parcelles concédées et selon pue le contrat est à long ou à court terme.

Ainsi Umugererwa, du fait de son contrat à long terme, possède le droit d’établir sur les terres concédées toutes constructions (l’époque d’avant la colonisation européenne ne connaissait pas les constructions en matériaux durables) et toutes cultures utiles même pérennes à l’instar des membres du clan ou du lignage dont il tenait la concession. Le droit de jouissance qu’il a sur les terres est limité dans les mêmes conditions que ceux des membres du clan ou du lignage, mais est soumis aussi au risque d’instabilité si l’usufruitier étranger est jugé peu recommandable pour la vie de la communauté. En ce cas, son contrat est résilié ou il devient celui d’un simple locataire.

Si les droits de ce dernier étaient les mêmes que ceux du muguètera quant à l’usage du sol, il faut cependant remarquer des différences Umwatisha (locataire à court terme) avait le droit de cultiver les terres louées mais pour une période déterminée. Les plantations qu’il avait le droit de faire sur ses terres ne devaient pas revêtir un caractère pérenne : ainsi il ne pouvait pas par exemple planter des arbres ou une bananeraie. Essentiellement les cultures devaient être temporaires, c’est-à-dire suivre le caractère du contrat. Passer outre pouvait entraîner non seulement la résiliation du contrat, mais une indemnisation en faveur du bailleur dont le fonds était transformé contre son gré. De plus, à la différence du mugererwa, le locataire à court terme ne pouvait jamais construire une habitation sur les terres louées.

Dans les deux cas, on peut remarquer, que UMUGERERWA et UMWATISHA sont seuls bénéficiaires des produits des terres oui leur ont été concédées, en vertu du contrat. En outre, il apparaît grâce aux divers éléments donnés par cette analyse, que les rapports du locataire à court terme avec le bailleur sont beaucoup plus impersonnels que ceux d’umugererwa à l’égard du même bailleur. Il s’ensuit que la position d’un simple locataire qui ne devient pas un familier du bailleur est défavorable sur le plan des obligations. Cependant « le chef du domaine foncier (Umukonde) s’il possédait sans restriction le droit d’éviction d’un tenancier récalcitrant, avait intérêt à s’attacher le dévouement de ses clients et à ne pas exagérer ses exigences ». En contrepartie de la jouissance des biens, umugererwa et umwatisha ont les obligations.

Nous avons traité plus haut de la nature et de l’étendue de ces obligations en ce qui concerne le mugererwa lorsque nous avons parlé du mode d’appropriation primitive de la forêt par les Hutu. Nous y renvoyons en rappelant que la tendance étant à l’assimilation de l’étranger, ces obligations devaient être un symbole comme semblent l’indiquer ces extraits de l’enquête de REISDORFF portant sur trois régions différentes :

« L’établissement d’un tenancier (umugererwa) ne donnait lieu à aucune redevance. Lorsque les terres étaient en rendement le tenancier acquittait annuellement une cruche de bière et un panier de haricots et une houe… Au bout d’un certain nombre d’années le tenancier qui s’était montré obéissant et dévoué entrait dans la communauté familiale. Il n’acquittait plus la redevance foncière (isokanwa), mais remettait annuellement au chef de famille sa part du tribut destiné au pouvoir politique (Ikoro). « Ikoro » est une des formes d’impôt dû au pouvoir Tutsi.

– Le tenancier qui recevait une partie de forêt à défricher était considéré d’emblée comme un membre de la famille et participait sur un pied d’égalité à l’acquittement du tribut royal (Ikoro). Celui qui était établi dans les terres de culture d’un premier occupant ne participait pas au tribut royal. Il versait une redevance annuelle au propriétaire foncier… Au bout d’un certain nombre d’années, le tenancier… lorsqu’il avait pris femme dans le clan de ses protecteurs, ou qu’il leur avait donné une fille en mariage, entrait de plein pied dans leur parenté. La même faveur était accordée au client qui s’était montré particulièrement dévoué, Cali avait assisté ses protecteurs dans les périodes de deuil et de difficultés ».

– L’usage et l’exploitation de ces terres, comme tout domaine au Rwanda, avait un caractère familial. Lorsque le nouvel arrivant donnait satisfaction il était relevé de sa condition de client et admis dans la famille. On lui accordait souvent une épouse. D’autres fois, c’est le nouvel arrivant qui avait un geste d’amitié en cédant sans dot une de ses filles en mariage à un membre de la famille qui avait assuré son établissement ».

Quant aux obligations du locataire à court terme (umwatisha), elles étaient fixées en tenant compte de l’étendue et de la fertilité du champ et selon la durée de l’utilisation. Aussi le taux du loyer était-il variable en fonction de ces critères, ainsi que du fait que les relations entre bailleur et locataire revêtaient un caractère plus ou moins personnel ou impersonnel. Ce « loyer était remis en vivres frais à la fin de chaque saison pour le sorgho (urutete) et les haricots (ipfukire). Pour les autres espèces, le prix se payait en bière »

On a indiqué quels étaient les droits du bailleur en tant que membre de la communauté-propriétaire. A l’égard du locataire, le bailleur remplissait le rôle de la communauté-propriétaire et devait donc veiller à la sauvegarde des droits de celle-ci.

En ce qui concerne les obligations du bailleur, elles peuvent se résumer en ceci : il a le devoir de garantir la jouissance paisible du locataire à qui le bien a été loué. Le bailleur répondra de tout trouble dont il est établi qu’il est l’auteur, mais aussi de tout trouble dont il est établi qu’il vient d’un tiers visant à gêner l’exercice des droits reconnus au locataire par le contrat.

Les considérations que l’on vient de faire montrent la consistance de la notion de contrat en matière foncière. C’est ce contrat de bail à ferme (Ubugererwa-Ubwate) qui précise les droits et les obligations du bailleur et du locataire au-delà ou en deçà desquels aucune des parties n’était autorisée à aller, au risque de mettre en cause le contrat lui-même.

Cette précision des droits et devoirs des parties dans le contrat de bail à ferme constitue une grande différence d’avec les droits et les devoirs qui étaient répartis entre le client (umugaragu) et le patron (shebuja) dans le système de servage pastoral (Ubuhake).

La place que nous avons réservée à l’analyse de cette institution dans le chapitre précédent a permis de se rendre compte qu’une des caractéristiques fondamentales de ce qui fut considéré comme droits et comme devoirs pour le client et pour le patron est le caractère vague entraînant un déséquilibre, tel qu’il a brisé l’unité des uns et a empêché l’union avec d’autres. Les conséquences de ce déséquilibre et de son aggravation ont été montrées appuyées par des faits que nous avons relatés.

Résumant la situation issue d’ubuhake, on peut constater avec NOTHOMB, que : « Certains proverbes évoquent d’une manière imagée, mais triste, la stoïque passivité et la capacité de souffrance dont doit s’armer le client : AMABOKO MARE ATERA IMICO MYIZA (la faiblesse impose la docilité). UBUKANA DW’IMBOGA NTIBWOTSA IMBEJE (la chaleur des légumes ne brûle pas l’assiette). SENS : la colère d’un faible est inefficace devant plus puissant que lui. UBONYE IMBWA MU ZAKUBURU AYUGAMISHA IZUBA (celui qui voit un vieux chien l’abrite du soleil) : SENS : Le faible n’a qu’une issue : céder toujours. Tout le monde sait qu’une tentative de se mettre sur pied d’égalité est cause de ruine certaine — TURARESHYA IRASHONJESHA (Dire : nous sommes égaux « affame »).

En forçant la réalité, KAGAME a qualifié cette institution de contrat de servage pastoral. Nous avons réfuté ce caractère de contrat, tandis que les grands chefs ont révélé que ce qui est qualifié servage pastoral n’est que esclavage. Ce point de vue des chefs confirmait la conclusion tirée plus haut de l’étude du rôle de l’institution d’ubuhake, ce qui supprimait toute relation de cause à effet entre la structure foncière et la structure d’ubuhake évoquée par KAGAME.

La différence entre les deux institutions est au niveau de leur essence même et s’étend à leurs effets. Cette différence, REISDORFF l’a remarquée dans son enquête. Parlant du régime foncier Ubukonde-Ubugererwa par rapport à l’institution d’Ubuhake, il écrit : «Ce régime de propriété forestière ne s’est pas révélé jusqu’à présent dans nos enquêtes comme le système d’oppression féodale généralement décrit. C’est un mode d’exploitation au caractère familial prononcé. Les étrangers admis dans le domaine, obéissent au chef du domaine et leur situation est celle d’un parent de rang inférieur. Ils participent sur un pied d’égalité à la construction en commun des huttes, à la fabrication de bière, à la transmission des messages ».

Ce n’est donc pas parce que l’organisation Tutsi l’a utilisé en transformant une relation familiale en relation sociale, en reportant sur le patron l’image du père », qu’il faut conclure à l’identité des deux organisations. Enfin, un dernier aspect peut servir d’élément de différenciation entre Ubukonde-Ugererwa et Ubuhake : la fin des relations entre parties.

Si le contrat est à durée indéterminée, la question ne se pose que pour le concessionnaire non encore intégré ou non assimilé aux membres du groupe familial du bailleur. La résolution du contrat survient à la suite soit de fautes graves du bailleur ou du concessionnaire, soit de malentendus graves entre les parties dus à l’interprétation des clauses de la convention. Les cas les plus connus concernent l’augmentation unilatérale du taux de la location par le bailleur, ainsi que le refus du concessionnaire de participer à certains travaux d’ordre communautaire. Dans les deux cas, il s’agissait d’une manifestation de la volonté de mettre fin au contrat. Enfin, le contrat prenait fin « suite au refus réitéré du preneur de verser le fermage convenu ». Aucune indemnité n’était versée au concessionnaire.

Cependant, dans les cas rares d’éviction, le preneur « conservait le droit d’effectuer les récoltes, de couper les régimes de bananes arrivés à maturité, ainsi que les arbres qu’il avait planté et d’emporter sa hutte »

Le cas du contrat à court terme (Kwatisha) est plus simple. Ce contrat prend fin à l’échéance convenue ou si le locataire ne paye pas son loyer. En ce cas, la notification de la résiliation du contrat sera faite verbalement avant que le locataire ne commence à labourer le champ pour une nouvelle saison. Il faut remarquer aussi que le locataire, insatisfait par la production du champ loué peut donner congé au bailleur après une récolte.

La situation doit être envisagée autrement dans l’institution d’ubuhake. Le fait que celle-ci n’était pas un contrat mais de l’esclavage lui enlève toute similitude avec le contrat d’ubugererwa-Ubwate, lequel était essentiellement une institution d’ordre Drivé et n’entraînait entre parties que des relations privées.

Par contre, les relations d’ubuhake étaient essentiellement des relations d’ordre public, des relations qui s’établissaient entre deux groupes différents, mais aussi à l’intérieur de l’un des groupes (le groupe Tutsi dominant) avec une signification différente pour chaque groupe et chaque individu dans le groupe. C’était des relations de gouvernants à gouvernés, de dominateurs à dominés. La situation du client (umugaragu) fut la conséquence de ce caractère de domination qui justifie l’institution d’ubuhake.

A la différence du concessionnaire ou du locataire dans le système foncier, le client (umugaragu) dans le régime d’ubuhake n’avait presque pas de droits mais des devoirs dont le patron (shebuja) « était seul juge de l’accomplissement ». Parce que le client était l’homme de son patron, il s’ensuivait que seul ce dernier avait des droits que son umugaragu ne pouvait ni discuter ni contester. Contester ces droits eût été violé la loi comme l’indique Ruhara : « Dans la coutume traditionnelle, la résolution du contrat par le fait ou par la volonté de l’une des parties, se traduisait toujours par la remise de l’entièreté du bétail au shebuja ».

Curieux contrat que celui de cette servitude volontaire dont il était impossible de se libérer sans risques. Mais la réalité dépassait la fiction comme le montre le jugement du tribunal indigène de Remera décidant que « le fait pour un mugaragu (client) de renoncer au contrat d’ubugaragu donne le droit au shebuja (patron) ou à son délégué de reprendre toutes les vaches d’ubuhake de ce mugaragu, même celles qu’il avait données comme titres matrimoniaux ». Une autre décision confirme la même règle en consacrant que « le fait pour le mugaragu (client) de nier l’existence du contrat d’ubugaragu conclu entre lui et son shebuja (patron), autorise le tribunal à permettre au shebuja d’enlever tout le bétail de son mugaragu ».

Ces faits font qu’il y a un décalage certain entre le système foncier Hutu et Ubuhake. Faire croire, sans le prouver que Ubuhake, qui est aussi un fait, est un effet nécessaire de l’organisation foncière Hutu qui l’a précédé, c’est se tromper et induire les non-avertis en erreur.

Tant qu’il n’est pas établi, faits à l’appui, que le système foncier clanique Hutu a reflété les caractéristiques retrouvées dans le système d’ubuhake, celui-ci supportera seul le jugement sévère sur lui et par là sur les méthodes Tutsi. A ce sujet, MAQUET et NAIGIZIKI, après bien d’autres, sont éclairants, lorsque concluant leur étude, ils écrivent : « Ces relations de clientèle (Ubuhake) établissaient une situation de dépendance permanente de l’inférieur par rapport au supérieur. Jamais le subordonné – ni ses héritiers – ne pouvaient se libérer de sa sujétion : s’il rompait l’accord, il perdait tout et racheter ses droits était impossible. Il était donc définitivement établi dans une situation de dépendance qui était à la fois sans issue et précaire. Car le patron pouvait toujours, sous un prétexte ou un autre, mettre fin à l’accord et ainsi priver son client de l’usufruit de biens importants : bétail, pâturages, champs ».