Le Régime Foncier Du Rwanda
Lorsque les leaders de la Révolution de novembre 1959 formulent leurs revendications ou réclament la réforme des institutions, ils insistent également sur la nécessité de reconnaître à « chacun la propriété foncière individuelle ». Pour eux, aucune réforme, si hardie soit-elle, ne peut être efficace, si elle ne transforme pas le régime foncier au même titre que l’organisation politique.
C’est qu’en effet, il existe un rapport extrêmement étroit entre l’institution foncière, rapport qui fait qu’elles se compénètrent intimement. L’une ne peut se concevoir sans l’autre, car « par le truchement du pouvoir politique et comme pour achever la conquête et la soumission des manants Hutu, les Tutsi se sont donnés dans les 3/4 du pays des droits pratiquement illimités sur tous les terrains, de telle sorte que le régime foncier- de l’administration Tutsi est aussi un handicap pour l’émancipation des Hutu ».
Considéré ainsi dans ses rapports avec le pouvoir politique et surtout avec l’exercice de celui-ci, le régime foncier du Rwanda d’avant 1959 apparaît comme un agent de contestation. C’est à ce titre que son étude nous intéresse. Il s’agit d’examiner comment sont établis les rapports entre les deux institutions et de déterminer les conséquences qui en découlent, conséquences qui constitueront l’élément actif dans la phase de la contestation.
Le problème fondamental est donc de savoir si en conquérant le pouvoir politique, les Tutsi sont en même temps devenus maîtres des terres et ont donc effectivement disposé du domaine foncier à l’usage de leurs groupements et au détriment des groupements Hutu de façon telle que ceux-ci y trouvent finalement argument contre l’administration Tutsi.
Pour donner une réponse à ce problème, il faut le replacer dans le système global qui veut qu’aucun élément d’importance pour la vie publique ou privée des habitants n’échappe à l’emprise et au contrôle du pouvoir. Le premier chapitre a servi à montrer combien forts étaient ce contrôle et cette emprise. Le sol ne pouvait pas faire exception et ce pour deux motifs principaux : d’abord s’en assurer le contrôle, c’était pour les conquérants Tutsi une façon de confirmer leur maîtrise sur le pays et ses habitants, ensuite ils s’assuraient par là les pâturages nécessaires à leur bétail. Aux souverains autochtones soumis, « ils laissent l’autorité paternelle sur leurs familles, les dépouillant seulement de l’autorité politique ».
En accaparant ainsi l’autorité souveraine des rois Hutu, les conquérants Tutsi ont porté en même temps atteinte au caractère de patriarches des familles que revêtaient ces monarques. Non seulement ceux-ci ont perdu leurs attributs politiques mais même leur rôle social s’est trouvé fortement entamé. La dislocation des groupes familiaux Hutu qui s’en est suivie et qu’à poursuivie inlassablement l’administration Tutsi, a entraîné la ruine de la cohésion Hutu. « Ainsi, note le Professeur G. MALENGREAU, une des conséquences de l’arrivée au pouvoir des Batutsi, fut la substitution aux anciens domaines claniques d’une division territoriale basée uniquement sur les nécessités politiques : les provinces et les collines ».
Cette nouvelle organisation politico-administrative du pays, conséquence de la conquête du pouvoir par les Tutsi a abouti en plus des effets relevés dans les trois sections du chapitre précédent, à une répartition du sol entre des subdivisions administratives déterminées par le souverain Tutsi. Les habitants de telle colline auront l’usage de cette colline sous l’autorité d’un chef investi par le souverain. Le facteur de base pour l’établissement de la domination Tutsi est donc politique puisque « à l’échelon familial, tout continue son cours comme si la conquête hamitique n’était pas intervenue ; cependant que la Cour désignera des hauts fonctionnaires hamites titulaires des provinces annexées. Les souverains de naguère agiront donc en subalternes de ces fonctionnaires ».
C’est l’action de ces fonctionnaires représentants du roi à l’intérieur du pays qui permettra de mesurer jusqu’à quel degré l’organisation foncière du Rwanda d’avant 1959 était tributaire de l’organisation administrative. Étant donné que cette dernière était généralement entre les mains des Tutsi, nous essayerons de vérifier si les privilèges dont ils bénéficiaient politiquement se réalisaient aussi en matière foncière. Si cet aspect de la question se trouve bien établi, il sera alors facile de comprendre et de s’expliquer pourquoi les leaders de la Révolution Hutu ont mis sur le même pied leurs revendications en matière politique et en matière foncier. Mais pour déterminer avec précision quels furent l’organisation et les droits fonciers du Rwanda sous la domination Tutsi, il importe de dire un mot au sujet de l’organisation Hutu à laquelle s’est substituée l’organisation Tutsi. Ce faisant, nous soulignons que les contestations d’ordre foncier ont aussi pour base un fond historique et non seulement des abus contemporains à ces contestations. « Le mal est dans le régime, déclara le porte-parole du Mouvement social Hutu devant le Groupe de Travail, et il serait superficiel de le croire installé seulement dans le réseau des abus sociaux : en réalité, ces maux sociaux ne sont que la conséquence d’un régime déficient, inadapté… ».