La plus grande partie des connaissances que l’on a sur le Rwanda traditionnel relève de la tradition orale. Cette situation n’est d’ailleurs pas le propre du Rwanda mais de plusieurs pays de l’Afrique Noire, longtemps dépourvues d’écriture. La mémoire collective ou si l’on veut la mémoire de quelques spécialistes au sein de la collectivité a tenu lieu de documents, elle a suppléé ce qui ailleurs était gardé par écrit.

La tradition orale du Rwanda s’est révélée abondante et se rapportant à différents domaines de la vie mais elle reste encore insuffisamment étudiée et exploitée.

L’abondance de cette tradition orale tient principalement à des motifs spécifiques qui ont poussé la société ou les groupes qui la composent à la conserver, motifs qui pourraient être résumés comme suit :

a. Motifs religieux : le culte des ancêtres exige que l’on connaisse les rites et formules d’usage et dans beaucoup de cas l’arbre généalogique des descendants du lignage paternel ou maternel.

b. Motif utilitaire : certaines traditions sont conservées parce qu’elles légitiment pour un groupe donné, la jouissance de certains droits politiques, sociaux, religieux, économique.

c. Motif national : les ancêtres illustrent, personnifient les vertus de la Communauté et ont une valeur d’exemple.

Par le fait que la société rwandaise s’est trouvée engagée à un moment de son histoire dans différents domaines de la vie, le champ de sa tradition s’est élargie dans la même mesure, en imprimant à son contenu un caractère soit officiel, soit privé selon que ce contenu touchait directement l’organisation ou les intérêts du Pouvoir, ou concernait simplement les individus ou groupes insolés. Aussi voyons-nous que la tradition officielle comporte : le Code ésotérique de la dynastie (Ubwiru), la généalogie dynastique (ubucurabgenge), la poésie dynastique (ibisigo), la poésie guerrière (ibyivugo), la poésie pastorale (amazina y’inka), l’histoire (ibitekerezo) et les chants guerriers.

Que constatons-nous à la vue de ce contenu de la tradition officielle ? Si l’on se rappelle l’analyse consacrée aux institutions du pays, on se rend compte d’une unité qui domine l’ensemble, on constate que « le Roi », le guerrier, c’est-à-dire le Conquérant, et la Vache, forment l’épine dorsale de la hiérarchie du Rwanda ». C’est que, en effet, l’histoire comme les institutions du Rwanda dominées par les Tutsi, tournent principalement autour de ces trois éléments que les TROIS GRANDS GENRES DE LA POESIE (LA DYNASTIE, LA GUERRIERE ET LA PASTORALE) VONT EMBRASSER « EN MEME TEMPS QU’ILS FOURNISSENT L’EXPLICATION clef de la hiérarchie profonde qui préside à la vie de notre pays».

C’est dans ce dernier point que la Poésie nous intéresse ici. Ce n’est pas tant le rapport de celle-ci avec l’histoire qui retiendra l’attention, mais il s’agit de chercher et de déterminer dans quelle mesure les poètes ont pu exercer une influence sur le comportement des gouvernants et surtout des gouvernés et donc sur la vie des institutions. Nous croyons que dans son développement, la poésie dynastique a été le véhicule d’un dessein politique eu du moins a été au service de celui-ci comme instrument de mystification, de prestige et de propagande auprès du peuple.

Un autre motif nous détermine à accorder l’attention à la poésie dynastique : alors que nous avons montré comment était charpentée la hiérarchie administrative, ainsi que les institutions au sein desquelles s’insérait cette hiérarchie, nulle part on n’a situé les poètes. Or, être POETE DYNASTIQUE était une FONCTION à laquelle était attaché un caractère héréditaire dans la personne du Préfet des Poètes dynastiques (Intebe y’Abasizi). La fonction comme la corporation des Poètes dynastiques fut créée par le roi afin que soient chantées les louanges de la dynastie et du roi qui la représente ; pour que du bien soit dit du monarque et de ses fidèles collaborateurs, tandis que les malheurs seraient appelés sur les ennemis.

L’importance de la fonction de poète dynastique apparaît aussi dans les faits suivants : d’abord parce que chaque famille de la corporation devait être représentée en permanence à la Cour, ensuite parce que en vue de certaines cérémonies ou pour dirimer une discussion sur des points traditionnels, il fallait recourir à des Poèmes faisant autorité dans la matière.

Ceci permet de penser qu’il y avait un rapport entre les Poètes dynastiques et les gardiens attitrés des traditions (Abiru) ou même qu’il n’y avait pas d’incompatibilités entre les deux charges. Ce qui expliquerait l’emprise qu’avait le roi sur les deux catégories de fonctionnaires et aussi le fait que les morceaux composés par les poètes étaient exclusivement dédiés au roi et à la dynastie de la même façon que le code ésotérique était centré sur le roi.

Les poètes dépendaient du roi et entretenaient avec lui des rapports, semble-t-il institutionnalisés, leur permettant d’être de véritables régulateurs de la vie sociale. Leur influence tend à donner aux gouvernants et au peuple un comportement particulier, en conférant une grande importance à certaines valeurs, comme le courage, le prestige, le souci de la renommée, la bonté du roi, la vache. Leur rôle est multifonctionnel et s’étend à presque toutes les manifestations de la vie du groupe mais il apparaît comme fort complexe, dès qu’on essaie de séparer les éléments qui caractérisent les individus ou les circonstances dans lesquelles ils interviennent.

Notre propos abordera l’œuvre des poètes sous deux angles :

1° Le poète et l’organisation de la société : aspect politique, social, militaire.

2° Le poète et le milieu culturel : le poids du passé sur le présent, l’interdépendance des traditions officielles (Ubwiru – Ubucurabwenge – Ibisigo).

Nous espérons que cette nouvelle approche constituera un apport à la compréhension des institutions précédemment étudiées. On pourra découvrir que rien n’a été laissé au hasard dans l’organisation politique du Rwanda, mais qu’au contraire tout s’enchaîne.