Moyen d’assurer la domination politique et l’exploitation économique.

Remarque préliminaire.

Pour des besoins de précision analytique, certains auteurs ont traité séparément ces institutions. Nous avons préféré les regrouper pour les motifs suivants :

1. Elles dépendent toutes les deux d’une même idéologie, d’une même conception philosophique du pouvoir dans le sens où nous l’avons analysé dans la section précédente.  

2. Le cumul de fonctions de gouverneur de province et de chef d’armée. ou l’intervention de ce dernier dans le contrôle de l’appareil administratif aboutissaient pratiquement aux mêmes effets pour les gouvernés et notamment pour les Hutu.

3. Ce regroupement des faits du pouvoir permet de saisir plus clairement pourquoi, avec la colonisation européenne, les mêmes faits ont subsisté et se sont reproduits alors que des deux structures administrative et militaire, la première se modernisait dans le sens de « fonction bureaucratique », tandis que la deuxième était supprimée au profit du colonisateur.

4. A l’examen des faits. il semble qu’il faille plus parler d’un « dédoublement » d’attributions chez lire même autorité (administrative et militaire) plutôt que de l’existence de plusieurs chefs administratifs auxquels seraient superposés des chefs d’armée sauf dans les cas d’exception par exemple des provinces frontalières. De la sorte on pourrait comprendre et expliquer aisément que dépouillés de leur qualité de chefs militaires pour ne rester que des chefs et sous-chefs administratifs, donc fonctionnaires du pouvoir colonial, ces autorités n’ont rien perdu puisque, d’une part leurs prérogatives étaient maintenues dans le cadre de la coutume et d’autre part ce qui leur revenait de par leurs fonctions de chefs militaires était obtenu au moyen des traitements alloués par le colonisateur.

5. Nous considérons davantage ces institutions comme des techniques d’organisation et non comme des entités autonomes au sein des institutions de l’Etat. «

Politiquement, écrit PAGES, les Banyarwanda appartiennent au type de sociétés plus hiérarchisées caractérisées par la constitution d’un pouvoir central dont les ordres obligatoires par eux-mêmes, sont transmis jusqu’aux plus humbles individus par une s.rie continue de chefs subalternes ».

C’est donc ce pouvoir central, constitué d’éléments que nous déterminerons dans la prochaine section, mais éminemment incarné par le roi, qui doit agir sur toutes les parties du territoire rwandais et sur l’ensemble des services.

Mais si dans les États démocratiques modernes, les fonctions normative, exécutive et juridictionnelle sont des fonctions propres de l’Etat et si donc les remplir revient à remplir des fonctions de l’Etat ; si le respect qui entoure les décisions de ceux qui mettent en œuvre ces fonctions est fondé sur le motif qu’ils représentent la nation souveraine, il n’en était pas de même en ce qui concerne le Rwanda ancien. Celui-ci ignore ces distinctions : le roi était le législateur suprême, il était le chef suprême de l’administration, sa justice était sans appel.

Considéré comme divin et donc sacré, aucun de ses actes ne pouvait connaître la censure ; désobéir à une loi était identique à désobéir à « sa » loi. Il n’était d’ailleurs pas rare que le roi poursuivît luimême celui qui était considéré comme coupable, pour lui infliger une peine exemplaire. Dans une telle situation, le roi est le seul organe de l’Etat, il se confond avec lui et l’Etat ne Subsiste qu’à titre d’appareil administratif étant donné que le pouvoir est tout entier concentré entre les mains du roi. Ce qui nous rapproche des caractéristiques des régimes de dictature et de tyrannie.

Cependant, si au niveau du roi, la confusion des pouvoirs était totale, un seul homme ne put pourvoir aux tâches qui lui incombaient. C’est pourquoi la création de « relais de puissance » fut indispensable. Des fonctionnaires nommés, recevant du Pouvoir Central (= le roi) une délégation d’autorité à exercer localement ou pour la gestion d’un service déterminé furent mis en place. Le Pouvoir demeura unitaire, mais son exercice fut démultiplié par la présence d’agents qu’il dépêcha aux points où il y avait lieu de décider. Le Pouvoir fut seulement déconcentré.

D’aucuns parmi les auteurs qui ont étudié les institutions du Rwanda précolonial ont parlé de la délégation de pouvoirs réalisée par le pouvoir central, sans aucune précision sur la technique choisie par le Pouvoir, cette technique pouvant être celle de la décentralisation ou celle de la déconcentration.

De la décentralisation on peut dire qu’il ne fut pas question, tout au moins à l’époque où la monarchie était consolidée sur une grande partie du pays. En effet, pour qu’il y ait décentralisation, il faut que l’autorité décentralisatrice reconnaisse l’existence autonome de certains intérêts généraux, mais d’une généralité moins large que ceux dont l’Etat a la charge. Cependant cette condition nécessaire doit s’accompagner d’une deuxième, savoir que la gestion des intérêts autonomes ainsi reconnus soit confiée à des organes ayant une certaine indépendance par rapport au pouvoir central. Enfin des techniques complémentaires donnent son efficacité à la décentralisation : telle la personnalité morale qui est la conséquence normale de la décentralisation, puisqu’elle tire la conclusion logique de la reconnaissance d’un centre d’intérêts juridiquement protégés, et l’autonomie financière.

L’étroite dépendance des différentes autorités locales par rapport au roi empêche qu’on puisse appliquer ce critère dans l’administration traditionnelle du Rwanda. Nommés et révoqués par le roi parmi ses vassaux, ces envoyés locaux organisent à leur tour leur administration pour le meilleur accomplissement de leur mission : représenter et faire respecter l’autorité centrale, au nom de laquelle ils agissent, assurer la rentrée des redevances. En réalité, la nature même de l’autorité royale était un obstacle à une technique décentralisatrice : de droit divin, le pouvoir du roi ne pouvait supporter le morcellement, seul le roi personnifiait le pays auquel il s’identifiait. Ce pouvoir, et donc le régime, était voué à la centralisation par sa nature même qui était d’opposer au pluralisme juridique qu’entraînait la décentralisation, la conception qu’il a du bien public. Par là, toute activité oui ne rencontrerait pas le point de vue du Pouvoir était paralysée ou incorporée dans l’appareil étatique.

Les exigences d’une bonne administration, c’est-à-dire d’une administration qui réponde aux besoins de l’Etat de s’affirmer en imposant sa volonté à l’ensemble de ses sujets et de contrôler ces derniers pour s’assurer de leur soumission, ont donc conduit à la création de cadres locaux.

Mais comme on l’a vu, le fait d’être des vassaux directs du roi, d’être choisis, nommés et révoqués par lui, le droit pour le roi de déterminer l’étendue de leur territoire et donc le nombre de leurs sujets dont ils tireront leur rémunération en même temps que les redevances dues à la Cour, ce fait permet de considérer que la délégation de pouvoirs dont ont pu jouir les fonctionnaires royaux relève plus de la technique de déconcentration que de celle de la décentralisation.

De plus, ces envoyés du roi (ou chefs) agissent constamment en son nom. C’est un principe constant ; ils le représentent sur le plan administratif (transmettre et faire respecter les ordres royaux, contrôler l’économie afin de mieux assurer la taxation), sur le plan militaire (le chef est un agent de recrutement, de mobilisation dans les limites autorisées par le roi), sur le plan judiciaire : c’est peut-être la chose essentielle si on tient compte du climat d’insécurité entretenu par la structure d’ubuhake analysée plus haut. Parce qu’ils partagent à des degrés divers l’autorité du roi, les chefs et autres dignitaires ne doivent rien entreprendre qui ne serve le Pouvoir Royal, sources de leurs prérogatives. KAGAME note au sujet de la place et des pouvoirs de ces délégués du roi dans l’organisation du pays : « Cette autorité et dignité sacrées du roi sont partagées, à des degrés divers, par quiconque exerce le pouvoir dans le pays. C’est qu’en effet, tout pouvoir est exercé au nom du roi, sommet de la hiérarchie. C’est pourquoi celui-là se rend coupable du crime de lèse-majesté, qui résiste à un membre quelconque de la hiérarchie du pays. Et c’est ce qu’un proverbe déclare « Un petit tambour condamne à mort, tout comme un tambour immense ! ».

Cet ensemble de considérations autorise à penser aue c’est la technique de déconcentration administrative oui a été appliquée en tant que technique d’organisation administrative qui consiste à remettre d’importante Pouvoirs de décision à des agents du pouvoir central placés à la tête d’, diverses circonscriptions administratives ou de divers services. Dans ce système, les agents délégués restent soumis au devoir d’obéissance hiérarchique contrairement au cas de la décentralisation où seule la tutelle administrative intervient comme moyen de contrôle des actes des organes décentralisés pour faire respecter la légalité, éviter des abus possibles et préserver l’intérêt national au regard des intérêts locaux. Alors que le pouvoir de tutelle lui, s’exerce à partir de certaines conditions.

Certes, déconcentration et décentralisation ont en commun le fait aile des pouvoirs de décision importants échappent au pouvoir central et sont exercés sur place. Elles ont pourtant des significations politiquement et pratiquement différentes : la déconcentration n’est qu’une technique de commandement laissant toute l’administration au pouvoir central ou à ses agents et par là manque de valeur démocratique ; selon l’expression d’Odilon Barrot : « C’est toujours le même marteau qui frappe, seulement on a raccourci le manche »; tandis que la décentralisation a une valeur démocratique, puisqu’elle se ramène à faire gérer le maximum d’affaires par les intéressés eux-mêmes ou par leurs représentants.

C’est donc en tant que technique de commandement que la déconcentration paraît avoir été pratiquée, car elle semble que plus ou moins se concilier avec lin régime où la confusion des pouvoirs est totale, tel le régime de l’ancien Rwanda. Comme le fait remarquer BOURGEOIS, « le roi Mutusi est un monarque absolu dans le sens le plus rigoureux du mot ; il ne connaît pratiquement pour limite à ses pouvoirs politiques, et même à ses pouvoirs judiciaires, que sa fantaisie. C’est d’ailleurs cette faculté illimitée du commandement qui le distinguait de ses représentants et de ses sujets. Le mwami décidait de finir la guerre, nommait et destituait chefs, souschefs et détenteurs de terres franches selon son bon plaisir… La création des échelons politiques, leur division comme leur fusion relevaient de sa volonté ».

De l’application de cette technique administrative à la mesure de l’évolution du pays, il résulte un découpage du territoire en circonscriptions administratives, ayant chacune à sa tête une autorité insérée dans un ensemble hiérarchique dont le sommet restait le roi. Ainsi apparurent le chef du sol, le chef du bétail, le chef de l’armée Loin d’être en opposition avec la centralisation qui caractérisait le régime, la déconcentration en est ainsi devenue une condition de réalisation.

Cette déconcentration et la délégation des pouvoirs qui l’ont accompagnée pouvaient s’explique, non seulement par la nature même du pouvoir royal et par l’ampleur des tâches à remplir pour un meilleur gouvernement de la société, mais aussi par l’absence de moyens de communication rapides permettant au roi de rappeler, sans interruption, à ses sujets son autorité par sa présence physique, la transmission des ordres royaux, d’homme à homme due à l’inexistence de l’écriture, la collecte des impôts, la défense des frontières, etc. Tous ces éléments nécessitaient la présence dans les provinces, d’hommes sûrs et dévoués à la cause du roi.

Dans la mesure où la possession du pouvoir suppose la conquête, dans cette même mesure l’organisation des institutions mettra en valeur ce facteur pour justifier Par exemple la distribution des postes dans l’administration. Et quand cette conquête est un fait d’hommes considérés comme de race supérieure. Il est logique pue les bénéficiaires des charges soient pris non seulement du groupe des vainqueurs mais du groupe des vainqueurs de race supérieure, ce oui exclut du bénéfice des charges, les alliés éventuels lors de la conquête s’ils appartiennent à nue race jugée inférieure.

Mettant à profit ces considérations lorsqu’il fallut trouver des hommes dévoués à sa cause qui était celle du groupe des conquérants, le roi crut effectivement ne les trouver que dans la caste Tutsi. De cette manière, les deux autres castes rwandaises furent écartées des fonctions publiques de l’époque. C’était conforme à la philosophie du Pouvoir oui voulait que le pouvoir public servît d’abord à exprimer l’inégalité fondamentale liée à. la stratification sociale La poursuite de cette ligne de conduite, même sous la colonisation européenne, aboutira à favoriser l’avènement, grâce à l’enseignement, d’un groupe de Personnes qui se considérant comme frustrés par ce système de discrimination dans la distribution des charges publiques, joueront un rôle majeur dans l’éclatement de la structure politique traditionnelle.

On peut se roser la question de savoir si la délégation du pouvoir politique ne pouvait pas constituer un danger, car elle pouvait mener à la désintégration de l’autorité et à la constitution de petits royaumes à travers le pays. Ce danger était d’autant Plus à craindre que les grands représentants du roi pouvaient s’entourer d’une nombreuse cour et que certains même étaient autorisés à se constituer une armée.  

Plusieurs facteurs ont pu jouer et ainsi prévenir ou empêcher ce phénomène de se produire. Parmi ces facteurs, il faut citer en premier lieu de caractère plural ou la complexité de l’organisation socio-politique du pays. Au-dessus de tous régnait le roi qui avait sous son autorité les grands chefs, (chefs d’armée), les chefs du sol et du bétail, les chefs de colline et de voisinage jusqu’au chef de famille. Conscient du danger que pouvaient constituer ces émissaires, le roi avait soin de disperser leurs apanages, ce qui lui permettait de neutraliser la puissance pouvant avoir pour origine ces faveurs. A ce sujet, la Commission Permanente des Mandats remarque que : « …la politique des anciens sultans était, d’une part, de se procurer l’appui des chefs en leur concédant successivement des apanages, mais d’autre part, de neutraliser la puissance résultant de ces faveurs en séparant ces apanages par des distances considérables et en les répartissant dans des régions opposées du territoire ».

C’était là des mesures de précaution qui en elles-mêmes constituaient un obstacle à l’éclatement du royaume. Car, avec un tel système, chaque chef était affaibli au point de départ, si on tient compte du fait que, dans la recherche d’un protecteur tout individu était autorisé à recourir à celui dont il espérait un maximum de protection en devenant son client. Ceci entraînait qu’une circonscription administrative pouvait être habitée d’individus soumis administrativement à un chef mais qui pouvaient recourir à un autre chef, leur patron, s’ils s’estimaient être victime d’une injustice. La conséquence était la menace continuelle d’un conflit entre les différentes autorités, conflit dont le dernier arbitre était le roi.

Cette référence au roi qu’ils représentaient, explique l’importance prise par les intrigues et l’habileté pour s’attirer sa faveur : chaque chef s’efforçait, tout en évitant d’être lui-même pris en défaut par ses rivaux, de dénoncer ceux-ci à la moindre faute réelle ou supposée. Cette course à l’obtention ou au maintien des faveurs du roi permettait à ce dernier d’être informé à n’importe quel moment de toute tentative d’insubordination à son autorité ou de tout essai de sécession. C’est la politique du «Divide ut imperes ».

Même si ce procédé n’a pas toujours réussi à empêcher toute révolte, on peut dire que l’ensemble du système a eu des résultats que pouvaient en attendre le pouvoir central : fournir au gouvernement central des revenus réguliers, maintenir sa position prédominante et privilégiée, assurer au souverain le contrôle ultime du pays et ainsi favoriser la cohésion sociale.

Considéré du point de vue de l’administration territoriale, le Rwanda était divisé en provinces et districts administratifs. Plusieurs districts formaient une province, dépendant d’un grand chef appelé « Umutware w’Intebe », lequel pouvait cumuler cette charge avec celle du chef d’armée (Umutware w’Ingabo) surtout dans les régions frontalières sujettes à des attaques extérieures. Soit qu’il agît comme grand chef ou comme chef d’armée, celui qui avait ces charges exerçait son autorité sur un même territoire et disposait de grandes prérogatives. Ainsi, par exemple, après sa désignation, le grand chef avait le droit de réclamer une vache de chacun de ses sujets qui en possédait, comme signe de reconnaissance de son autorité. Mais s’il était ensuite promu chef d’armée, on devait lui offrir aussi une vache (indabukirano) à titre de présent reconnaissant son autorité. De plus, comme le roi, le chef d’armée, lorsqu’il était nommé à sa charge, avait le droit de se faire présenter et recenser le bétail de son armée et de prélever un certain pourcentage sur ce bétail (umurundo) dont il disposait effectivement. Enfin, il faut noter que lorsqu’un membre de l’armée, à certaines occasions, désirait obtenir une faveur, il devait donner à son chef une vache appelé «ituro ». Finalement, le chef d’armée avait sa part dans le butin récolté au cours d’une expédition si son armée y avait participé.

De tels avantages devaient provoquer l’envie de ceux qui n’arrivaient pas à obtenir des faveurs de ce genre. Aussi, bien souvent les chefs nommés, après avoir pris possession de leur commandement n’étaient guère présents au sein de leur ressort ; ils séjournaient à la Cour afin de ne pas être dépossédés par le jeu des intrigues tramées durant leur absence, se contentant de se faire représenter à la tête de leur commandement par un de leur fils ou un homme-lige. A ce sujet R. de BRIEY note : « C’est du roi que les chefs reçoivent, mais à titre toujours précaire, terres, troupeaux et serfs, suivant un mode de partage savant qui, en morcelant leurs biens, diminue le prestige qui s’y attache. Tel chef recevra un troupeau placé au milieu des terres de tel autre, de façon à se contrôler réciproquement en entretenant soigneusement entre eux la suspicion et la jalousie, cette petite chose bien connue, dit un axiome populaire, qui a toujours été la perte des Batutsi – kakandi kamaze abatutsi – . On ne peut s’étonner, dans ces conditions, de la cour assidue faite par les vassaux à Nyanza, véritable Versailles nègre que les chefs ne quittent qu’avec l’autorisation du roi et où leur temps se passe à déjouer les cabales des envieux ».

Alors que plusieurs districts étaient dirigés par un seul grand chef, deux fonctionnaires indépendants l’un de l’autre étaient préposés à la tête de chaque district : le chef du sol (umunyabutaka) qui procédait aux redevances agricoles dues uniquement par les Hutu, et le chef des pâturages (umunyamukenke) qui distribuait les pâturages et qui percevait les redevances bovines dues par les Tutsi en général. Ces fonctionnaires étaient, comme le grand chef, nommés et révoqués par le roi. Il semble qu’en fait toutes ces fonctions étaient cumulées par le grand le chef. C’est aussi ce qui ressort de l’étude de SA NDRART lorsqu’i écrit : « Le Mutwale w’intebe » (grand chef) exerçait son autorité sur les terres et les Bahutu, il portait, en vertu même de cette charge, la qualification d’Umutware w’Ubutaka, c’est-à-dire « chef de la terre »… Enfin, il existait une troisième charge celle de « chef des Ngabo » (chef d’armée). En théorie, c’était commandant de formation guerrière. La charge du chef du Ngabo était souvent héréditaire et rien n’interdisait au « Mutwale w’intebe » (grand chef) de la cumuler ».

Le district lui-même était divisé en collines et chacune était gouvernée par le chef de colline (umutware w’umusozi) qui dans l’administration coloniale deviendra le sous-chef (igisonga). Ce chef de colline qui dépendait de l’autorité des deux fonctionnaires (chef du sol et chef des pâturages) mais qui était nommé par le grand chef, était très important en ce sens qu’il constituait la courroie de transmission des ordres respectifs de ses chefs hiérarchiques aulx différents chefs de lignages. Ce chef de colline était le dernier échelon institutionnalisé pour la perception des tribut et corvées.

Enfin, sur la colline, il y avait habituellement plusieurs voisinages. Pour mieux les atteindre, le chef de colline se choisissait un aide qu’il établissait comme chef de voisinage (Umukoresha, ikirongozi )et oui constituait la cellule de base aux perceptions des tributs de corvées, encore qu’il ne touchait les individus que par l’intermédiaire de chaque chef de famille ( Umukuru w’umuryângo). Profitant des charges « officieuses » aux yeux de la hiérarchie mais officielles aux veux des administrés, ces chefs de voisinage « vivaient en véritables parasites de la société indigène, s’arrogeant une partie des tributs et exigeaient pour eux-mêmes, la maind’œuvre qu’ils avaient mission de rassembler au profit de leurs supérieurs ». Leur suppression n’aura lieu qu’en 1958 à la faveur des protestations des révolutionnaires.

De ces trois échelons de la hiérarchie dépendant du roi, il semble que le plus important fut celui de grand chef. Cela ressort notamment des pouvoirs dont il était investi. BOURGEOIS les résume en :

1. Pouvoir de commandement et de juridiction sur tous les agriculteurs de son ressort et sur tous les indigènes s’il cumulait les fonctions de chef de pacages et d’armée.

2. Pouvoir de prélever les impôts et les corvées tant au profit du Mwami qu’au sien.

3.Pouvoir de distribuer les terres et de les reprendre.

Il semble que ‘es points constituaient l’essentiel des pouvoirs faisant l’objet de délégation aux fonctionnaires royaux nommés directement par la Cour. A notre avis, le grand chef s’identifiait au chef d’armée, seules les circonstances de temps et de lieu entraînant qu’il soit considéré plus comme chef ou comme chef d’armée ; ce qui reviendrait à dire qu’en temps de paix l’aspect de chef d’armée était moins souligné.

Cependant dans la mesure où il faut admettre que le Rwanda originel était moins étendu que le Rwanda d’aujourd’hui, et que donc l’expansion du premier noyau s’est réalisée par la conquête, en ce cas le chef de nouvelles terres conquises était davantage considéré comme chef d’armée, cet aspect dominant l’aspect administratif de sa charge pour mieux traduire le fait de la domination. Il n’y avait pas nécessairement dédoublement dans la répartition des charges, c’est-à-dire que le chef d’armée était en même temps le chef de province (grand chef) là où cela était nécessaire, tandis qu’ailleurs dans des régions non exposées aux attaques extérieures, et où une armée en action n’était pas indispensable, le grand chef n’exerçait pas les attributs militaires.

De toute manière la plus haute autorité dans une province avait toujours une formation guerrière comme chaque Tutsi bien né, puisque cette formation constituait le processus de socialisation institutionnalisé pour les jeunes Tutsi, à l’exclusion des Hutu et des Twa. C’est ce que KAGAME confirme dans son code des institutions politiques du Rwanda précolonial lorsqu’il dit, au sujet de la formation des armées : « Ces recrues, fils de la noblesse hamite (= Tutsi) du pays, constitueront la section des combattants officiels de l’armée en formation », et au même rythme que la Cour, « chaque chef d’armée doit procéder à l’enrôlement de compagnies recrutées parmi les parentèles de la noblesse de son commandement ».

Si donc chaque Tutsi recevait une instruction militaire et que la politique des Banyiginya (famille royale) consistait à répartir l’autorité entre les frères et les parents du roi donc aux Tutsi, il s’ensuivait que chaque autorité Tutsi était nécessairement un militaire et donc susceptible d’exercer son autorité sur une armée à partir du moment où le roi lui en confiait le pouvoir. En l’absence d’une telle promotion aux responsabilités de chef d’armée, le grand chef exerçait son autorité sans que son aspect guerrier soit mis en évidence, mais demeurait toujours prêt à assumer des responsabilités militaires en cas de nécessité. C’est dans cette optique que nous inférons qu’il y avait identité entre la personne chef d’armée et la personne grand chef, ce qui d’ailleurs semble rendre plus solide l’emprise du roi sur ses émissaires.

Ce point de vue nous est suggéré, notamment par un extrait du procèsverbal du Conseil du Mwami réuni en session extraordinaire pour examiner le problème du « régime foncier sous ses différents aspects dans le droit coutumier rwandais ». Après la définition des termes techniques ayant trait à la propriété foncière, le Conseil examina « quelle était anciennement l’organisation politique présidant à la distribution des terres ». Le procès-verbal poursuit :

« Le propriétaire éminent de toutes les terres du Rwanda était le Mwami. Dans la répartition immédiate des terres, il déléguait ses pouvoirs à trois hauts fonctionnaires dont les pouvoirs s’entrelaçaient et se contrebalançaient ». Énumérant ces hauts fonctionnaires le Conseil se résume en disant :

« A son avènement, chaque Mwami (roi), formait un groupe de pages danseurs, dont le nombre s’amplifiait progressivement au cours du règne. A la tête de cette milice en formation était placé un fonctionnaire appelé : « chef du palais » (Umutware w’Urugo rw’Umwami) responsable de la formation militaire et sociale des jeunes recrues. Lorsque le groupe était en mesure de prendre effectivement part aux expéditions guerrières, le fonctionnaire préposé à la milice recevait également du gros bétail en grand nombre, provenant des razzias effectués à l’étranger. Les fiefs prélevés en faveur de la jeune armée étaient politiquement administrées par elle et formaient la zone de pâturages pour ces vaches obtenues du Mwami ».

« A la mort de ce dernier, le « chef du palais » portait désormais le titre de « chef d’armée » (Umutware w’Ingabo). C’est lui qui nommait les souschefs des localités concédées en fief à son armée. De cette façon, on peut dire que toute la superficie du Rwanda était répartie comme zone de pâturages entre les vaches détenues par les différentes armées. Ces vaches, du reste étaient appelées «armées bovines » parce que leur organisation était calquée sur celle des armées qui les possédaient ».

« En plus de l’organisation militaire et pastorale, le Rwanda était divisé en districts civils. Ces districts étaient très vastes et englobaient parfois l’équivalent d’un territoire actuel (on est en 1951). A9 chef-lieu du district le Mwami plaçait deux fonctionnaires : un munyabutaka (préfet du sol) et un munyamukenke (préfet des pâturages). Le premier présidait à la perception des redevances vivrières, tandis que son collègue percevait les redevances bovines ».

Ce long extrait, œuvre de chefs de provinces et de notables au courant des coutumes, nous paraît revêtir de l’importance en ce qu’il met en évidence le fait que :

1. Les chefs d’armée sont intendants généraux des biens du roi (les hommes, les terres et le bétail au niveau de leurs provinces, fonctions qui sont remplies, comme nous l’avons vu, par les grands chefs. Il est à remarquer que le texte cité ignore le « grand chef », alors que ce personnage existait et exerçait de grands pouvoirs. Ceci permet de comprendre qu’il y avait identité ou cumul de fonctions chez une même autorité, c’est-à-dire que le même grand chef de province était le chef d’armée dans cette province. Nous rejoignons ici SANDRART (note 134). Le fait d’ignorer le « grand chef » dans l’analyse de l’organisation politico-administrative traditionnelle telle qu’elle a été faite par le Conseil auquel nous nous référons peut aussi signifier que ce caractère de « grand chef » servait simplement à souligner la hiérarchie faite au sein du corps des fonctionnaires au niveau du commandement territorial dont les titulaires, après le grand chef, portaient le nom de « chefs ».

Ceci paraît certain si l’on se rappelle que les gouverneurs de provinces (grands chefs) étant obligés de résider presqu’en permanence à la Cour pour défendre leurs postes; ils devaient déléguer leurs pouvoirs à des représentants de leur choix auxquels ils pouvaient refuser le caractère de chef d’armée, ce qui équivaudrait à s’assurer la dépendance et donc le caractère subalterne de ces délégués. Même si en fait, ces représentants ont pu être considérés comme des grands chefs, la limitation accordée à leurs pouvoirs (ils n’étaient pas en même temps chefs d’armée) conduit à les considérer sur le plan juridique comme de simples chefs.

Cette interprétation semble confirmée par de LACGER, lorsque, parlant des fonctionnaires territoriaux, il écrit : « Chaque pays igihugu – du domaine, en tout une cinquantaine, a son collecteur ou fermier général, qui a nom mutware w’intebe, « chef du siège », un grand, un prince du sang, poste envié, procurant richesse et puissance, objet de cumul pour les favoris et les ministres. Ce dignitaire réside peu. Vassal du souverain, il prend son service à l’ibgami (la Cour), où d’ailleurs il a constamment à lutter contre les brigues et les rapports perfides, faux ou véridiques. Il se fait remplacer au pays par un vicaire à sa nomination et à sa charge, igisonga, son obligé, mugaragu, qui, lui, réside effectivement et siège : d’où son titre d’intebe. Ce substitut commande à un certain nombre de chefs subalternes – abatware – préposés à un groupe de collines – ubwatsi, qui, eux, lèvent les contributions avec l’aide d’agents Bahutu sur chaque colline – umusozi, ou section de colline – umurenge… « Ces hauts fonctionnaires provinciaux, qu’ils soient héréditaires ou non, comtes, baillis ou sénéchaux de l’ancienne France, outre les nombreux troupeaux qu’ils tiennent de la munificence du prince en tant que vassaux et barons, perçoivent de leurs administrés prestations en vivres et en travaux, s’ajoutant sur les épaules du contribuable à la censive royale et de même nature qu’elle, appelée urutete, du nom du panier portatif contenant les légumes et céréales.

Enfin, le texte cité, mis en rapport avec l’institution d’ubuhake montre que l’organisation administrative et militaire constituait avant tout un appui pour le pouvoir du roi et n’était rien d’autre qu’un moyen d’assurer la domination politique conformément à l’idéologie des conquérants Tutsi. Les détenteurs des charges établissent entre eux des rapports de hiérarchie qui permettent de distinguer les hauts fonctionnaires nommés par l’autorité centrale pour administrer une province ou remplir telle fonction nationale, des simples agents chargés de la collecte des impôts, de maintenir l’ordre, la justice dans leurs ressorts.

Notre propos n’étant pas d’ordre historique, nous centrons notre réflexion sur ce qui dans l’organisation traditionnelle du Rwanda a pu être considéré par les révolutionnaires comme un fait ayant sa place parmi les causes de la révolution de novembre 1959. C’est le cas de la compénétration des rapports hiérarchiques à tous les niveaux : sociaux, politiques, économiques comme cela ressort de l’analyse consacrée à la structure d’Ubuhake et de cette partie sous examen.

Ce qu’il faut constater au niveau des institutions administratives et militaires, c’est la multiplication des autorités auxquelles les Hutu étaient soumis, et on peut se demander avec Helen CODERE, si cette multiplication des autorités n’avait pas pour fonction de garantir leur contrôle et d’extorquer le maximum de surplus agricoles. En ce qui concerne le contrôle des autorités par le pouvoir central, on ne peut douter qu’un des objectifs du monarque dans la distribution des fiefs ait été de garder dans la soumission ses émissaires, en multipliant leur nombre et surtout l’indépendance de leurs fonctions sur un même fief. Mais on peut aussi voir dans ce procédé de multiplier le nombre des autorités, la volonté du pouvoir central non seulement de maintenir dans la soumission ses sujets, mais un moyen de prévenir et de neutraliser rapidement toute manifestation jugée comme allant à l’encontre des volontés de ce pouvoir. Le caractère peu étendu de certains fiefs devait permettre d’exercer facilement le contrôle des habitants.

Quant aux avantages économiques à tirer des charges que l’on assumait à titre d’autorité, il est certain que plus il y avait de fonctionnaires, plus le contribuable devait endurer pour satisfaire les exigences de ses maîtres, situation qui était énervée par le fait de l’inégalité fondamentale admise des êtres en présence : les uns étant des « plus » hommes et les autres des « moins » hommes. Les conditions qui sont faites aux uns et aux autres découlaient de ce postulat fondamental.

D’où on peut dire que, pour autant que la philosophie du pouvoir Tutsi eut pour centre et moteur l’inégalité fondamentale des races, avec comme conséquences le maximum de droits pour la race des seigneurs, la logique du système postulait de jouir de ces droits par tous les moyens et particulièrement les moyens paraissant découler de la possession du pouvoir. Il semble qu’aucune occasion ne fut ratée par les fonctionnaires chargés de l’administration des provinces et de leurs subdivisions.

D’aucuns parmi les auteurs qui ont écrit sur le Rwanda se sont efforcés de démontrer l’excellence des institutions politico-administratives du Rwanda précolonial afin de justifier l’existence de la « race-classe » dominante Tutsi. Mais les serfs Hutu n’étaient pas convaincus au même titre que les Tutsi de l’excellence du système traditionnel et de la prétendue solidarité de leurs intérêts, puisqu’ils se révoltèrent contre la « philosophie de l’inégalité naturelle des races humaines » sur laquelle se fondait le système prévalant dans la société. « La société rwandaise d’avant la Révolution de novembre 1959 se caractérisait, écrit MAKUZA, par un système de ségrégation raciale a double étage, destiné à assurer l’asservissement du groupe majoritaire Hutu conquis, par les deux groupes minoritaires conquérants, Blanc et Tutsi. Les deux colonialistes, arrivés au Rwanda à des époques et de régions différentes, avaient conclu une alliance tacite de sauvegarde de leurs privilèges coloniaux, axée sur la politique ségrégationniste de l’époque, que le premier Résident européen traçait en ces termes : « Notre intérêt politique et colonial exige le soutien du roi ( Mwami) et le maintien de la domination Tutsi qui va de pair avec une forte dépendance de la grande masse (Hutu) du Rwanda ». Ce qui retient davantage notre attention, c’est ce qui se rapporte directement aux institutions traditionnelles, l’examen du comportement du colonisateur européen devant avoir sa place dans la suite de ce travail.

Décrivant la situation qui ait plus ou moins encore courante pour les Hutu dans certaines régions en 1949, PAGES relate des faits qui contredisent l’excellence des institutions traditionnel défendues par MULENZI et d’autres. Parlant des « droits et pouvoir des chefs sous la suzeraineté hamite », il écrit :

« Dans des régions des bananeraies qui sont renommées pour leur cru, le seigneur, stylé des courtisans qui s’empressaient autour de lui, réclamait ou s’emparait d’une ou plusieurs de ces plantations. Le prétexte le plus futile suffisait à l’accaparement- par le chef de quelques unes de ces propriétés. Il suffisait quelquefois que le maître d’une bananeraie aille s’engager pour un temps indéterminé en dehors du district pour s’exposer à une expropriation. Le chef animé d’esprit de vengeance à l’égard de l’absent, s’emparait de la propriété et cela malgré la présence de la femme restée au logis ou des autres membres de la famille, qui se tenaient cois pour ne pas s’attirer des représailles. On allait plus loin dans les sévices et cela quelquefois par manière de jeu et d’amusement. Il en est qui restaient estropiés toute leur vie quand ils n’en mourraient.

La vie d’un serf, en effet, comptait pour peu de chose avant la pénétration européenne. On raconte et nous y croyons sans peine que lors du passage des troupes du roi Rwabugiri, à travers les campagnes du royaume, lui-même, les jeunes écervelés de sa suite s’exerçaient, en cours de route ou à la dérobée, au maniement des armes, aux dépens des Bahutu isolés qui avaient la malchance de se trouver à leur portée, surtout quand ces derniers revenaient de la fontaine avec une cruche sur la tête. Grâce ou mieux à cause de cette circonstance, le tir à l’arc n’en devenait que plus palpitant d’intérêt. En principe on visait la cruche, mais les flèches s’égaraient involontairement ou même à dessein sur le cou et la tête de l’individu, qui y laissait quelquefois la vie ».

« D’autres en pleine période de paix, occupant leurs loisirs à ces mêmes exercices, obligeaient un de leurs suivants à se mettre sur la tête le fruit d’un arbuste (intobo), dont la grosseur atteignait celle d’une cerise. Se mettant ensuite à une certaine distance du malheureux, les joyeux et turbulents compères tiraient à la cible. Plus d’un Muhutu s’écroula sur le terrain. On vit aussi des Batutsi faire le pari d’achever un condamné à mort d’un seul coup de bâton ou encore de le faire agoniser lentement une journée entière sous les coups, et la gageure fut réalisée ».

« Un chef politique ne vient presque jamais seul surtout quand il est de condition modeste et que sa famille vit dans la pauvreté. Les différents membres de sa parenté ne tardaient pas à le rejoindre. Père, mère, frères et sœurs, oncles, neveux, cousins, etc… se mettaient à la remorque du parent plus fortuné auquel venait d’échoir un commandement. Le chef luimême était ou devenait polygame. Chacune de ses épouses devait avoir une demeure propre et une suite de fidèles (abagaragu) pour la plupart des oisifs et qui lui constituaient comme une petite cour. Nombre de grands seigneurs (abatware b’intebe) possédaient autrefois dix ou même quinze habitations distinctes et éloignées les unes des autres dans leurs fiefs respectifs.

« A chaque femme et à chaque nouvel hôte, il fallait donner, cela va de soi, une propriété, une bananeraie et des Bahutu oui devaient travailler et construire pour les nouveaux venus. Un Mututsi, membre de la famille d’un chef ne peut pas cultiver, ce serait se déshonorer. Les Bahutu, tout en vivant sur leurs propres champs, quand ils n’en étaient pas entièrement dépouillés purement et simplement devaient partager avec les immigrés dont ils devenaient les vassaux ou les serviteurs. Leur condition était de tout point identique à celle des anciens serfs taillables et corvéables à merci, selon la formule classique.

« Tel chef, fort de son autorité, sans y mettre aucune forme et sans se soucier des coutumes traditionnelles, s’attribuait au milieu d’une population dense, des centaines d’hectares en plein terrain cultivé pour y créer des pâturages et y installer de nombreuses concubines. Comme au Moyen Age, c’était un des abus du système féodal dont se rapproche sous plus d’un trait le gouvernement des Hamites ».

« Tous ces gens arrivaient « les mains vides et les dents longues et creuses », comme on pense. Ne sachant ni ne voulant travailler parce qu’ils estimaient que se serait déchoir, ils vivaient tous aux dépens des Bahutu ».

« Quand un chef, nouvellement élu, entrait en fonction et rejoignait sa colline, c’est-à-dire son fief, il était dès son arrivée, nourri directement par les contribuables. Tous les jours l’un ou l’autre des « notables » qui représentaient chacun un groupe familial lui apportait à tour de rôle, les vivres divers, haricots, petits pois, patates, bière, etc…, y compris l’eau et le bois de chauffage qui lui étaient nécessaires pour sa subsistance et celle de sa famille. Cette corvée durait obligatoirement et en principe jusqu’au jour où le chef, qui se devait de faire cultiver sans trop tarder au moment des labours pour ne pas être trop à charge à ses administrés, recueillait sa première récolte.

« Exploités par leur maître et ses mandataires, pressurés par des taxes et des corvées, soumis à un régime de spoliation et de rapine, les serfs Bahutu n’étaient sûrs de rien.

Ils végétaient alors dans les conditions misérables parce qu’ils étaient gouvernés par des chefs trop jeunes ou trop adonnés aux passions de l’humaine nature. Ils traversaient une existence d’incertitudes et de menaces dans un état social, heureusement changé aujourd’hui, où dominaient peut-être trop souvent l’illégalité et la spoliation.

« Comme le roi, le chef à son tour se considérait comme le maître de tout ce que pouvaient posséder ses administrés… Rares étaient parmi l’humble gent Muhutu les propriétaires qui réunissaient à conserver leur bétail. Les chefs avaient toujours un prétexte ou l’autre pour les dépouiller de leurs vaches. Tantôt c’était au nom du roi qu’on lui demandait la plus belle des génisses ou une vache-mère. Une autre fois le seigneur se faisait prêter une bête: « c’est, dit-il, pour nourrir un de mes enfants en bas âge ». La vache était livrée bien entendu et on oubliait de la rendre. « Plus simplement encore et le cas arrivait quelquefois, le propriétaire était invité sous un motif quelconque à se rendre chez le chef. Parvenu en sa présence, le malheureux était jeté Sur le sol. On lui liait les bras derrière le dos avec des cordes qui pénétraient peu à peu dans les chairs. La liberté lui était promise à condition de livrer une ou plusieurs bêtes selon le cas. Il fallait s’exécuter.

« Il y avait maintes façons plus ou moins explicites mais bien comprises des possesseurs de troupeaux pour se faire livrer de temps à autre une ou plusieurs bêtes. Il fallait se laisser tondre pour ne pas s’exposer à des tracasseries et à d’autres injustices sans fin ».

Dans cette analyse, nous avons essayé de comprendre comment étaient agencées et fonctionnaient les institutions administratives et militaires vues sous l’angle du rôle qu’elles jouaient dans la société du Rwanda traditionnel en parlant de l’idéologie qui les inspirait. 

Les faits que nous avons relatés ont servi à montrer que ces institutions ont fonctionné comme institutions politiques entendant par là que ces organisations administrative et militaire, dans la société rwandaise, servaient principalement à concrétiser la nature des rapports d’autorité et d’obéissance entre les gouvernants qui possédaient l’usage légal de la force physique pour garantir ces rapports, et les gouvernés. On a ainsi pu se rendre compte que ces institutions ont été des moyens à la disposition du pouvoir central d’assurer la domination politique et l’exploitation économique de sujets Hutu par la caste Tutsi et non seulement par les gouvernants Tutsi issus de cette caste.

L’analyse des faits nous révèle en outre que dans leurs relations, les

Tutsi et les Hutu se sont rencontrés en tant que catégories mais n’ont pas lié connaissance ; ils ne se sont pas adressés les uns aux autres en tant qu’individus, mais en tant que représentants d’une catégorie. C’est, à ce qu’il nous semble, ce qui explique que la subordination que connurent les Hutu fut dure et fournit un exemple assez net que la race que les conquérants Tutsi ont mis à la base de leurs relations fut l’équivalent pour eux d’un rôle. Dès lors, quelles que soient leurs qualités personnelles, les individus sont étiquetés dans une catégorie et il est interdit à ceux qui appartiennent à la catégorie inférieure de revendiquer les privilèges de la catégorie supérieure. Il est vrai que les relations raciales du début ont pris la forme de domination et les castes se sont différenciées apparemment autrement que par des attributs de race : revenus, éducation, normes des relations familiales, comme le suggère KAGAME, considérant qu’on appelle « Mututsi en droit pastoral, quiconque possède plusieurs têtes de gros bétail même s’il n’est pas de race hamite ».

Ainsi on n’est plus noble parce qu’appartenant à la race sacrée, mais on est noble par genre de vie. On voit immédiatement que la race sert cette fois de signe social, signe social indiquant les antécédents de l’individu et donnant droit au respect, et comptant dans les situations d’acceptation ou de rejet social. Ces différenciations compliquent la situation, mais lorsqu’on veut mieux comprendre le cas du Rwanda, il est nécessaire de les considérer comme souvent essentielles, car elles accentuent le fossé entre les catégories et le rendent plus difficile à combler. Cet aspect dans l’organisation et le fonctionnement des institutions socio-politiques du Rwanda traditionnel est très important à relever, car il permettra de comprendre pourquoi l’impossibilité ou le refus de dialogue entre les représentants des paysans et les gouvernants Tutsi fut une des causes fondamentales de la déflagration de novembre 1959.

Lors de l’analyse faite à propos de l’institution d’ubuhake, nous avons insisté sur l’élément coercitif, élément que nous retrouvons ici. L’on pourrait dès lors se demander s’il y a un rapport entre les structures administratives, militaires et ubuhake.

Ce qu’on peut en dire et qui ressort de cette étude, c’est que ces structures forment un véritable enchevêtrement dans plusieurs de leurs éléments et que c’est parce que leurs interférences étaient tellement continuelles qu’elles ont rendu plus compliquée leur analyse. Ainsi, lorsqu’on était en même temps sujet et client de son chef de colline, les obligations de client n’étaient pas simplement ajoutées aux tributs du sujet, mais le montant pouvait en être réduit. Tous les grands chefs politiques étaient de riches seigneurs. Leurs fonctions politiques les aidaient à accroître leur clientèle. D’autre part, leurs richesses les aidaient à obtenir d’importants offices et à les garder. Voilà autant de raisons qui fait qu’il faut considérer ces institutions comme étant des éléments inséparables dans le contexte sociologique et historique où se sont produits leurs effets. Non seulement les armées, mais l’ensemble de l’appareil institutionnel, c’est-à-dire du système au sens d’arrangement des éléments dans un ensemble simultané a servi et réussi conjointement à juguler le pouvoir des chefs originaires Hutu, faisant du roi un maître absolu et reconnu comme tel par les Hutu, même lorsque la tension avec les Tutsi atteignit le paroxysme.

L’ensemble des faits que nous avons relatés met en lumière que la société est maintenue par la force et la contrainte ; les gens font ce qu’ils font, non parce qu’ils acceptent la place que les gouvernants Tutsi leur assignent, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. C’est la signification profonde que contient cette petite phrase de PAGES, déjà citée résumant ses informations : « il fallait se laisser tondre pour ne pas s’exposer à des tracasseries et à d’autres injustices sans fin ». Ainsi, on peut comprendre que le comportement des gouvernants s’appuyant sur la force et la contrainte soit devenu provocant pour les serfs sous l’effet de changements ou de désaccords liés à l’action coloniale et ait tendu à la désintégration sociale.

Enfin, les développements faits dans cette section rendent compte du rôle des institutions administratives et militaires dans l’appareil institutionnel rwandais d’avant la colonisation européenne. En tant que moyens de domination politique, ces institutions ont surtout profité aux gouvernants et à la caste Tutsi, ce que constate MAQUET dans un article consacré au rôle des paysans rwandais dans le mouvement d’indépendance du Rwanda, en disant : « L’organisation territoriale, hiérarchisée en chefs de collines et chefs de province, représentait le roi dans diverses régions du pays. L’organisation militaire, composée de diverses armées, perpétuait les traditions des pasteurs. Instrument de conquête et de défense vis-à-vis de l’extérieur, l’organisation militaire était à l’intérieur l’outil Dar lequel le pouvoir, en dernière analyse, exerçait la contrainte. Cette forte et complexe structure étatique entièrement entre les mains des Tutsi, vivait de l’impôt et était organisée en vue de le récolter ».

Un autre élément et non des moindres – qu’il faut remarquer dans cet agencement des organes du pouvoir – c’est leur caractère discriminatoire, conséquence de l’idéologie à la base du système.

A ce sujet, KAGAME a mis suffisamment en évidence cet élément dans ce qu’on peut considérer comme un vade mecum pour les responsables de la société traditionnelle. On peut relever de ce code quelques articles démontrant ce caractère discriminatoire dans la législation traditionnelle. Ceci permettra d’être peut-être moins sévère à l’endroit des législations coloniales européennes dont on aura l’occasion de souligner aussi un certain caractère discriminatoire. Retenons ici trois domaines : culturel, administration (au sens du gouvernement) et fiscal (régime des corvées).

Dans le domaine culturel, l’armée constituait un processus de socialisation institutionnalisé pour les jeunes Tutsi. Durant les années qu’ils passaient à la cour du roi ou d’un grand chef, ils recevaient de façon suivie éducation et instruction. Par l’éducation, on leur transmettait l’ensemble des connaissances et des comportements que l’on attendait de tout membre du groupe noble, tandis que par l’instruction on leur communiquait des connaissances spécialisées pour la guerre et on leur enseignait tout ce qui était jugé utile par le groupe auquel ils appartenaient. En rapport avec ce caractère discriminatoire dans le recrutement des armées et dans la culture, KAGAME écrit dans son code : « Ces recrues, fils de la noblesse hamite du pays constitueront la section des combattants officiels », c’està-dire ayant reçu la formation guerrière et sociale, ajoute-t-il en note. Parlant de la formation que ces recrues Tutsi devaient recevoir, de celui qui en était chargé, il ajoute : « Il (le chef) doit donner à ces jeunes gens la même formation guerrière, littéraire et sociale que reçoivent les enrôlés de la cour ».

Ainsi ce processus de socialisation, note MAQUET, épuisant une personnalité avec les qualités requises d’un noble, d’un courtisan et d’un guerrier ne s’adressait qu’aux Tutsi. Les Hutu en étaient écartés. Certes, ceux-ci étaient membres des armées, mais pour eux cela signifiait être des auxiliaires qui approvisionnaient les guerriers pendant les expéditions et qui rendaient des services jugés propres à leur état de vaincus et donc désarmés. Ils seront « les fidèles compagnons des combattants officiels et constitueront un contingent anonyme, équivalent d’une compagnie, qui prendra part aux batailles sous le couvert de leur maître. Ils serviront de brancardiers pour ramener morts et blessés». 

Il est à remarquer que tout en refusant aux Hutu un commandement militaire et une formation guerrière suivant le style du vainqueur et en les empêchant de constituer une milice disciplinée, les Tutsi leur reconnaissent cependant la maîtrise des armes puisqu’ils les admettent à participer aux batailles en plus du rôle de porteurs des vivres qu’ils devaient remplir. C’est ce que suggèrent les passages suivants si on les met en rapport avec ceux qu’on a cité ci-dessus :

« Les familles Bahutu de chaque armée rachèteront l’enrôlement de leurs jeunes gens par la fourniture des redevances vivrières (amakoro) et de prestations manuelles que toute armée doit à la Cour » (art. 37). « A côté des combattants officiellement convoqués par appel des compagnies aux armes, les chefs d’armée mobiliseront un très grand nombre de porteurs de vivres également recrutés à tour de rôle et toujours par parentèle parmi les Bahutu de leurs milices respectives. Ces porteurs arriveront chacun avec une charge, soit de haricots, soit de petits pois, soit de sorgho, soit d’éleusine ou de farine » (art. 143). « Une fois passée la frontière du Rwanda, ces auxiliaires Bahutu formeront des compagnies irrégulières appelées ibitsimbanyi (sans discipline), chargées d’aller piller à la ronde les denrées dont leurs armées respectives auront besoin » (art. 146).

La question que l’on peut se poser ici, mais qui restera pour le moment sans réponse, est de savoir si l’exclusion des Hutu du processus de socialisation que constituait l’armée n’est pas la conséquence de la forte résistance que les Tutsi auront rencontrée chez les Hutu organisés aussi en armées avant d’arriver à assurer leur domination ? En ce cas, la crainte d’une révolte armée chez les Hutu momentanément vaincus pourrait avoir inspiré la discrimination dont les Tutsi ont fait preuve en réservant l’éducation et l’instruction aux seuls Tutsi.

Le monopole culturel doit retenir l’attention dans la mesure où, à l’époque moderne, c’est-à-dire avec la colonisation moderne, le même monopole se reproduira dans le domaine de l’enseignement et constituera un point d’appui dans les revendications des révolutionnaires de 1959.

En deuxième lieu, le caractère discriminatoire dans les institutions apparaissait dans le système de nomination aux postes administratifs. Les lignes que nous avons consacrées dans cette étude à cet aspect de la distribution du pouvoir, ainsi que les faits relatés montrent suffisamment que les organes administratifs dans le gouvernement du pays étaient dans leur ensemble des Tutsi. Il apparaît superflu d’y revenir.

L’abbé KAGAME, dans son « Code », signale que « dans le commandement civil, les Bahutu et les Batutsi sont sur le même pied en tout. Le préfet du sol sera en général un Muhutu et le préfet des pâturages un Mututsi. Le roi peut réunir les deux fonctions sur un même dignitaire sans distinction de race »

Contrairement à ce qu’il a fait pour avancer qu’il y a eu dans le temps des Hutu promus chefs d’armées et des Batwa anoblis pour qu’ils puissent remplir certaines fonctions «à cause du courage exceptionnel » dont ils avaient fait preuve sur le champ de bataille, l’auteur ne donne aucun nom à l’appui de son affirmation. Par contre, MAQUET nous autorise à émettre de sérieux doutes sur l’affirmation de KAGAME, puisque 91 % des Tutsi interrogés par MAQUET ont répondu que les Hutu ne pouvaient pas devenir par exemple chefs de bétail, fonction pourtant considérée par KAGAME comme relevant du commandement civil.

On peut se demander si KAGAME n’a pas été influencé dans sa proposition par les circonstances qui prévalaient à l’époque où il a écrit son livre et que par cette affirmation, il ait voulu contribuer à apaiser les critiques qui étaient faites sur le système Tutsi et à l’endroit du roi responsable coutumièrement du fonctionnement de ce système. En effet, à l’époque de la parution de ce livre, c’est-à-dire en 1952, quelques Hutu ayant eu une certaine formation scolaire commençaient – encore timidement – à dénoncer « l’injustice et la discrimination du système Tutsi à leur égard. Pour beaucoup d’entre eux, le « colonialisme Tutsi était de loin plus funeste que le colonialisme occidental. C’est à cette époque également qu’une certaine fraction de Tutsi clairvoyants s’est attachée à défendre les institutions traditionnelles, leur trouvant même souvent des vertus démocratiques qu’elles ignoraient, en les défendant contre accusations de discrimination et d’injustice dont elles étaient l’objet, afin de tempérer la fureur des Hutu qui ne faisait que commencer

Dès lors qu’il fut si difficile pour un Hutu d’être simplement nommé chef du bétail, on peut facilement s’imaginer combien il fut encore plus difficile ou même impossible de cumuler sur lui deux dignités. Ce serait d’ailleurs irréalisable dans l’optique Tutsi pour laquelle – on l’a vu – un Hutu ne peut rien être d’autre que Hutu. C’est-à-dire un être inférieur, congénitalement imperfectible, un « être  incapable de la plus élémentaire abstraction » selon l’expression du Parti de l’Union Nationale Rwandaise dans sa charte de fondation.

Enfin, le caractère discriminatoire dans le fonctionnement des institutions était remarquable dans le système de taxation : tributs, corvées et redevances. On a déjà eu l’occasion d’examiner la situation des clients dans la structure d’ubuhake, clients qui apparaissent ici davantage comme sujets-clients. Ce sont les mêmes considérations d’origine socio-raciales qui vont jouer lorsque les diverses autorités vont déterminer le caractère et le montant des impositions : le Tutsi fournira ses prestations en rapport avec la vache, le Hutu sera frappé dans tout ce qu’il possède et dans ce qu’il est. Ce que KAGAME résume dans son « Code » en disant : « A l’avènement du Roi, toutes les armées lui doivent la prestation de l’indabukirano (cadeau (?) d’allégeance), parentèle par parentèle. Les parentèles d’éleveurs (Tutsi) donneront des vaches laitières, mères de taurillons, suivant leur fortune en bovidés. Les cultivateurs (Hutu) donneront des brebis ou des houes » (art. 85). Mais si les Tutsi peuvent se contenter des prestations en bovidés, « tout Muhutu doit des corvées manuelles, soit de sa houe, soit de toute autre occupation qu’on lui désignera, à certaines époques de l’année. Le sous-chef livrera les cultivateurs qu’on lui imposera en proportion du nombre des habitants de son ressort et l’excédent de la main-d’œuvre travaillera pour lui. Cette prestation est réclamé à chaque foyer individuellement » (art. 354).

« Le fonctionnaire enverra des émissaires prélever des régimes de bananes sous-chefferie par sous-chefferie, pour faire du cidre destiné à ravitailler la Cour » (art. 360).

« Les chefs-lieux des districts doivent envoyer au Roi, en quelque lieu du pays qu’il tienne sa Cour, des caravanes de ravitaillement pour les besoins de ses familiers, pour les frais des veillées de hauts faits et autres dépenses » (art. 371)… Il n’y a pas du temps fixé pour l’organisation de ses caravanes de ravitaillement ; chaque district doit rivaliser de zèle au service du maître » (art. 372).

La portée .de ce Code dans la société que nous analysons ne peut être saisie que si l’on garde à l’esprit le principe sur lequel il se fonde : dans la société rwandaise précoloniale on naissait pour commander pour les uns, et on naissait pour obéir et servir pour les autres. Travailler pour celui qui a le pouvoir était un devoir pour les uns ; exiger ce travail, y contraindre et en profiter, était un privilège ou plutôt une obligation pour les autres. BOURGEOIS résume la situation en ces termes :

« Pour comprendre le régime des tributs et corvées tel qu’il existait au Ruanda-Urundi, il faut partir de ce fait liminaire que le pays était administré par une race de pasteurs BATUTSI qui, ne travaillant pas, devaient pour se maintenir et subvenir à leurs besoins, hormis ceux couverts par le gros bétail, avoir recours aux contributions en nature et en travail fournies par les populations assujetties. Les uns, simples Batutsi éleveurs, trouvaient leur main-d’œuvre grâce au contrat de servage pastoral ; les autres, participant aux institutions politiques, avec d’innombrables satellites pressuraient les régions conquises, d’impositions les plus diverses (…) tous les biens et activités étaient susceptibles de taxation, tandis que tous les sujets, hormis les Batutsi, étaient soumis aux corvées.

Ces lignes consacrées aux institutions administratives et militaires de l’ancien Rwanda font comprendre que le pouvoir qui apparaît assez tôt dans l’organisation du pays par les Tutsi comme un enjeu exceptionnel y signifie au moins quatre choses. Il signifie la volonté de puissance et de domination sur ceux qui n’appartiennent pas au groupe Tutsi. Ce pouvoir signifie en outre la possibilité de jouir d’un prestige social dont on ne peut sous-estimer les effets du fait du contexte culturel. D’autre part, le pouvoir signifie l’accession à des privilèges matériels certains. Enfin, c’est un instrument convoité pour tous ceux qui y voient un moyen d’imprimer leur marque idéologique à tout le système.

La section consacrée à l’étude de l’institution d’ubuhake, ainsi que les présents développements montrent que l’attraction du pouvoir comme volonté de domination, instrument de prestige, ouverture vers les privilèges et instrument de conquête idéologique, est énorme. La chose s’explique puisqu’on ne dissocie pas la réussite sociale de la participation au pouvoir, puisque ceux qui sont reconnus comme dignes de respect sont ceux qui ont leur part directe ou indirecte dans l’appareil politique. L’exercice de l’autorité en impose. Celle-ci ne pouvait par conséquent qu’être l’objet d’attention particulière et de convoitises pour une caste qui, y voyant un moyen de se défendre, d’acquérir et d’échapper à l’humiliation, a su se créer un culte de la fierté, voire même de l’orgueil qui l’emporte sur toute autre considération. Le joug imposé aux i4i du Rwanda trouve des éléments à son explication dans ce contexte.

Mais dans la mesure où le pouvoir a revêtu les significations indiquées ci-dessus, dans la mesure où il s’est imposé, il paraît avoir été à la base des situations de crise ou d’opposition plus ou moins latente, suscitées de l’intérieur par des forces Cali mettent en cause le système lui-même.

A ce propos, les rapports d’observateurs qui, au début du siècle ont connu la fin de l’isolement du Rwanda et donc son contact avec le monde occidental sont révélateurs. Écoutons ce missionnaire :

« …il y a eu cette année un fait exceptionnel qui a détourné l’attention des esprits de l’unique nécessaire. Je veux parler du mouvement révolutionnaire qui a mis tout le Rwanda en émoi et a faillé emporter le trône de Musinga. N’eut été l’intervention de l’autorité européenne, à l’heure actuelle il y aurait quelque chose de changé au pays des Batutsi. « De cette tentative de révolution ‘une conclusion se dégage, très nette, qui montre que les Banyarwanda (= Rwandais) sont fatigués du joug tyrannique que les Batutsi font peser sur eux depuis des années.

Le serf au Rwanda est taillable et corvéable à merci. Pas une motte de terre, pas un arbre, pas une poignée d’herbe qu’il puisse revendiquer comme sa propriété. La moindre parcelle de terrain se paie une vie de corvées, avec des tailles surtout. La couronne d’arbrisseaux qui forme l’enceinte devant la case du serf est à la merci du Batutsi ; les joncs, qui poussent dans les eaux du marais d’à côté, sont pour le pauvre paysans fruit défendu ; qu’il les arrache pour leur substituer des patates, le troupeau du chef en mangera les tiges. Qu’il moissonne son sorgho, les bêtes du Mututsi seront les premières à dévorer les bouture qui poussent au pied resté sur place ; que la chèvre ou le mouton du Muhutu crève, peu importe, pourvu que les vaches du Mututsi rentrent le soir bien arrondies. L’année a-t-elle été féconde ? Le serf a-t-il eu des haricots, du millet, des petits pois, et avec ses économies, il s’est peut-être procuré une vache ? Vite la part du lion pour le chef. Après le chef, son gérant, et ce sera une nouvelle razzia. Est-il étonnant après cela que le Munyarwanda (= le Rwandais) cherche du regard d’où viendra le libérateur ? Les Européens sont arrivés : les uns puissants mais sans compassion ; les autres compatissants mais trop faibles à son gré. A son tour, Ndungutse se présente au peuple et promet de le faire libre et le peuple, sans y réfléchir, se jette dans ses bras ; on l’en arrache et l’opprimé maudit la puissance qui l’assujettit tyran ».

Les épisodes de ce genre n’ont pas été rares dans l’histoire du Rwanda. Il semble cependant que les dirigeants du pays aient sous-estimé les aspirations du peuple écrasé et l’ampleur de leurs sentiments sinon de leur mouvement de révolte. L’élite moderne qui sortira de ce peuple analysera cette situation et l’exploitera pour provoquer et éduquer une véritable prise de conscience collective chez les paysans.

La révolution de novembre 1959, le renversement de la monarchie et proclamation de la République en janvier 1961 en sont les conséquences directes.

Nous vérifierons dans quelle mesure ces effets de la domination Tutsi ont pu jouer un rôle dans le mouvement révolutionnaire. SECTION m. Le Gouvernement Central.

On aura remarqué que nous avons intitulé cette première partie de notre étude : le régime et les institutions du Rwanda précolonial. L’analyse faite jusqu’ici a porté sur les institutions et leur structure mais n’a pas aborde la question du régime et de sa nature.

Il nous a semblé qu’il serait mieux indiqué de préciser la nature du régime politique du Rwanda traditionnel là où on aurait à traiter du roi et de son gouvernement, car c’est bien par référence au roi que le régime est défini et qu’on peut mesurer l’influence de celui-ci sur les institutions.

Comme dans les sections précédentes, notre réflexion aborde le sujet sous l’aspect des rapports entre le Pouvoir et les sujets, c’est-à-dire entre gouvernants et gouvernes. Mais plus qu’ailleurs, il s’agit de comprendre, de pénétrer dans l’âme des institutions, car le roi qui en inspire l’unité en est aussi le planificateur et le sommet. Rien n’est négligé pour exalter, magnifier la personne et le régime du roi ; l’unité du plan est remarquable : les hommes doivent reconnaître et admettre la toute-puissance du roi qui n’a de comptes à rendre à personne ; le roi est la seule source de toute autorité et de tout bien, de toute grandeur, de toute action. Il obéit à des règles qui ne sont pas les règles de la conduite humaine ordinaire, les hommes ne peuvent le juger d’après les critères humains, car il est un surhomme, un Dieu descendu sur terre pour commander aux hommes. Les sujets n’ont donc aucune voix à sa politique. La structure gouvernementale dépend de cette vision, elle est insérée dans ce cadre. Toutes les fonctions de l’Etat se résument dans la personne du roi.  

C’est ce plan résumé, véritable dessein politique que la poésie dynastique va véhiculer et diffuser. Ainsi les oeuvres d’art – vont être créées pour servir simultanément un idéal poétique et des desseins politiques bien définis. Faisant partie de la tradition Officielle, la poésie va servir à légitimer pour le roi et pour les gouvernants Tutsi, la jouissance de certains droits politiques, sociaux, religieux ou économiques. Elle jouera en même temps un rôle important dans la mystification du peuple.

Sans qu’il faille accorder une confiance aveugle aux sources poétiques, nous croyons cependant qu’une analyse politique ou historique des institutions du Rwanda surtout précolonial ne peut plus les ignorer comme elle ne peut pas ignorer ou minimiser la place et le rôle des poètes dynastiques clans le fonctionnement des institutions que nous étudions.

Si nous essayons de faire intervenir la poésie dans une étude qui se veut politique, c’est que nous croyons qu’elle peut nous éclairer sur la société eu égard à l’objectif de la poésie dynastique et à son rôle. En effet, cet objectif parait double : d’une part, elle défend la cause du roi et de la dynastie, d’autre part elle cherche à promouvoir les intérêts des compositeurs.

La poésie dynastique défend le roi contre l’opposition, définit les prérogatives du roi et vante les mérites de la monarchie. L’opposion est combattue en dénonçant l’insoumission e les tentatives de révoltes (cf. Bamenya : Mbaze abantu icyo bahora umwami ; Ngurusi : Urugo rugwije imbaga) et en proclamant les prétendants au trône (Musare : Ingoma iraragwa ntiyibwa). La poésie dynastique définit les droits et prérogatives du roi en proclamant sa prédestination unique, son caractère sacré et le droit exclusif de la maison régnante à donner naissance aux détenteurs du pouvoir suprême (Semidogoro : Umwami si umuntu) ; (Singayimbaga : Ubwami bugira ubwoko) ; enfin les aides exaltent les mérites du roi dans la défense et l’organisation du pays, la prospérité bovine, la protection des faibles, l’éloignement de la décheresse.

Il faut ajouter à ce premier but, un deuxième : la poésie dynastique apparait comme un organe par lequel les rois rwandais dénoncent les complots, attaquent leurs adversaires et s’attribuent des qualités exceptionnelles. Les poètes apparaissent ainsi dans un rôle de propagandistes dont la mission consiste, à raffermir la position de la monarchie, en soulignant son importance pour le pays auprès des hommes qui les entourent, dans des morceaux bien appréciés, faciles à retenir et à reproduire. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle tout Rwandais pouvait entendre ces poèmes et les réciter, alors que personne en dehors du roi n’avait le droit de se faire composer un poème. Plus que partout ailleurs, c’est dans la poésie dynastique que se découvre l’importance de la mystique dont les rois se sont entourés pour assurer leur maintien au pouvoir. L’œuvre des poètes ne peut être séparée de la volonté des rois de mystifier le peuple et donc de renforcer leur mythe et pouvoir.

Cet ensemble de considérations montrent pourquoi il faut rapprocher l’analyse de la structure du gouvernement central de la définition du régime qui le sous-tend et l’influence, le roi étant considéré comme l’incarnation du régime et le centre du gouvernement. La suite de l’étude permettra de juger de l’incidence de cette structure gouvernementale sur la vie de la société.

Pour définir le régime politique du Rwanda précolonial, nous prenons pour critères la place du roi dans la vie du pays, ainsi que les caractéristiques du pouvoir dont il est le revêtu.

Dans une étude récente sur le Rwanda, M. PATERNOSTRE de la MAIRIEU consacre un chapitre important aux « royautés sacrées » bantoues (Hutu) du Rwanda. Répondant à la question de savoir en quoi consistaient ces antiques « royautés sacrées » du Rwanda, l’auteur écrit : « Le pouvoir du monarque Hutu, qui portait le titre de Mwami ou de Muhinza, était un pouvoir absolu, limité toutefois par la coutume et tempéré par l’opinion… Sur le plan de l’organisation politique, le Rwanda a connu durant cette période (qui a suivi l’implantation des Hutu au Rwanda) les « royautés sacrées », avec leurs usages et leurs rites, et une évolution qui, dans l’ensemble, a jeté les premières bases de l’unité nationale actuelle : donnant à ses habitants tout au moins des usages sociaux communs, une langue commune ,et probablement la conscience de former ensemble une entité rwandaise ».

L’auteur relance ainsi le débat sur l’évolution des institutions et de la culture rwandaise que la majorité des auteurs ont lié jusqu’à ce jour aux Tutsi. Ce n’est pas à ce seul titre que l’étude de M. PATERNOSTRE revêtira une certaine importance, notamment pour les chercheurs : en abordant le problème des « royautés sacrées » Hutu, il met de ce fait en doute l’explication que les monarques et historiens Tutsi ont donnée du processus de leur domination sur les Hutu et sur la société entière. Mais si l’on garde à l’esprit, le fait que « dans le souci d’exalter leur race, les chroniqueurs Tutsi prirent le parti, avec quelque effronterie dira-t-on, de revendiquer pour leurs premiers Bami (rois), d’ailleurs mythologiques, l’introduction au Rwanda de tout cet acquis des civilisations bantoues interlacustres, on comprendra l’importance de l’audacieux effort de l’auteur. Sa contribution essentielle nous paraît résider dans cette tentative d’échapper au chauvinisme », imprimé à l’histoire du Rwanda, chauvinisme dénoncé avant lui par VANSINA, et en ce qu’il ouvre de nouvelles voies à une meilleure connaissance de la société rwandaise et de ses institutions.

On remarque, grâce à l’analyse de M. PATERNOSTRE que les premiers monarques Hutu étaient absolus. C’est ce caractère du pouvoir absolu qu’adoptèrent les rois Tutsi dans l’organisation politique du pays après leur conquête en y ajoutant, semble-t-il, « un caractère nouveau qui correspondait à leurs propres traditions et à leur pratique guerrière du pouvoir : la royauté devient autocratique, impitoyable, ce qu’elle ne devait pas être auparavant selon les traditions bantoues. Elle eut désormais tous pouvoirs ; et tout tomba en sa dépendance, comme une propriété à sa discrétion».

La monarchie rwandaise a donc connu un développement. Au stade où nous situons notre analyse, nous considérons ce développement comme achevé dans ses phases essentielles, c’est-à-dire que le pouvoir Tutsi est établi, les Hutu et leurs anciens chefs ont été vaincus et asservis. Après avoir cherché à prendre en mains toute décision et à contrôler toute l’administration, le monarque Tutsi a fini par placer son autorité suprême hors d’atteinte. C’est lui qui distribue les privilèges ; il n’est jugé par personne, n’est contrôle par personne. Aucun organe indépendant, autonome, ayant des pouvoirs propres n’existe dans sa sphère et ne peut donc le limiter. Du roi dépendent tous les pouvoirs, toutes les autorités, toutes les décisions.

La confusion des pouvoirs est donc absolue. Et comme celle-ci suppose l’existence dans l’Etat d’un organe unique, cumulant plusieurs fonctions, cet organe dans le cas du Rwanda se trouve être le souverain Tutsi, investi d’une multiplicité de fonctions, telles qu’elles ont été reprises aux monarchies Hutu car, écrit PAGES, ff un fait est certain, c’est que les Tutsi se sont adaptés aux mêmes façons de vivre, de manger, de se vêtir et de se loger que les Hutu… Même langage, même nourriture, mêmes costumes, mêmes habitations. Il n’est pas jusqu’aux coutumes et aux superstitions qui ne leur soient devenues communes… Les rois hamites ont été jusqu’à emprunter aux princes autochtones leur mode de sépulture et le cérémonial en usage à cette occasion». Dans un tel régime, les autres organes du pouvoir n’ont qu’un caractère administratif.

Le régime politique du Rwanda précolonial figure donc une confusion des pouvoirs par unité d’organe : le roi. Celui-ci est le centre de l’organisation politique dont la conception peut se résumer autour de cette idée : le pouvoir du roi a un caractère personnel. « Ils (les Rois) sont l’œil du Dieu par lequel il contemple le Rwanda.

Ce caractère personnel du Pouvoir signifie fondamentalement que celui-ci appartient à un seul, le roi, et qu’on ne peut concevoir une entité abstraite, permanente, supérieure à tous, indépendante de ceux qui l’incarnent et la servent ; il n’existe que la personne du monarque qui résume et absorbe tout ; il est la source exclusive et unique de tous les attributs de la souveraineté, ce qui lui confère une mainmise sur les hommes et sur les biens dans son royaume. L’intérêt privé du monarque et l’intérêt du royaume se confondent. Aussi est-il « le propriétaire éminent de tous les biens meubles et immeubles et porte-t-il le titre de « Sebantu c’està-dire « propriétaire des hommes ». A l’égard des personnes, le souverain a donc un pouvoir total qui ne saurait être limité par rien, et cette conception se traduit bien dans les assassinats fréquents, la conduite tyrannique et l’attitude très libre à l’égard des personnes, des biens et des institutions, vis-à-vis de qui il ne se laisse guider que par des considérations d’ordre personnel. Ces lignes de PAGES en donnent une idée : « Le roi inspirait à son entourage un respect très humble mêlé d’une inquiétude constante. L’incertitude de ce que leur réservait son attitude digne mais un peu hautaine, ne laissait pas que de tourmenter ces ambitieux de la fortune. Aussi épiaient-ils avec appréhension les mouvements de son visage auguste qui, pour rester le plus souvent fermé, trahissait parfois cependant ses sentiments les plus intimes et ses dispositions les plus subites. Un éclair rapide de colère dans ses yeux présageait la disgrâce et peut-être la mort ; un sourire illuminé dans son visage sévère faisait s’épanouir de radieux espoirs. Ces changements brusques et capricieux, qui pourraient décider de l’avenir et même de la vie, tenaient perpétuellement les âmes en suspens entre la peur qui fait frissonner et la paix aussi agréable qu’une douce fraicheur ». A l’égard des biens, le roi est le propriétaire des e pays » conquis qu’il gère pour en tirer des profits et des revenus, et qu’il s’efforce d’accroître par les guerres et les expéditions militaires, simples moyens de devenir plus puissant et plus riche. Le roi est donc considéré comme propriétaire du royaume et de tout ce qu’il comporte, et le fait que son royaume a été acquis par conquête consolide cette idée. Celle-ci est mise en application de deux façons :

a. Ayant tout pouvoir sur les biens constituant le royaume, il n’hésite pas à en disposer, à les aliéner au profit des grands, de sa famille et surtout des Tutsi ses frères, surhommes comme lui. Il dépouille des particuliers et des groupes au profit d’autres particuliers et groupes, sans que personne eut la possibilité de s’opposer à ses volontés, car tout ce qu’il fait est censé être dans l’intérêt du bien commun, lui que l’on appelle « Nyamugira-ubutangwa », c’est-à-dire celui qui fait tout ce qui lui plaît et dont les décisions exigent la soumission de tous »

b. A la mort du roi, le royaume se transmet comme le bien privé d’un propriétaire ordinaire, abstraction faite de l’éventualité de luttes pour le trône entre les prétendants. Il semble que cette transmission tenait compte non seulement du caractère patrimonial de la royauté mais aussi du rapport des forces entre les éléments politiques en présence, c’est-à-dire le rapport des forces entre les clans Tutsi, mais ce deuxième aspect parait secondaire, l’essentiel étant que « la royauté est héréditaire et passe de père en fils : un Roi unique par génération successive. Un roi issu d’une collatérale est une abomination, parce que rejeton d’une souche profane. Le Roi, en effet, ne peut engendrer qu’un seul Roi ».

La personne du Roi est confondue avec « l’Etat ». L’unité de la souveraineté entraîne l’unité de la direction politique : le roi, seul prédestiné à gouverner ne peut et ne doit partager son pouvoir avec personne ; procéder autrement reviendrait à partager l’Etat qu’il tient de Dieu seul. Implicitement l’Etat est subordonné au roi. Mais pour qu’il en soit toujours ainsi, il est indispensable que le Pouvoir soit absolu, c’est-à-dire délié de toute obligation et sans aucune limite ; le roi doit être hors de toute atteinte, il faut le considérer comme n’étant « ni Tutsi, ni Hutu, ni Twa », le roi est « un Dieu » l’en. N’est donc souverain que celui qui dépend de Dieu seul.

On touche ainsi un aspect très important du pouvoir royal : le caractère mystique ou le dogme qui le recouvre : image de Dieu et donc surhomme, mais Dieu pour ses sujets, l’autorité qu’il exerce est celle du représentant de Dieu, ce qui impose l’obéissance empressée des sujets mais implique également qu’il doit gouverner selon les lois qui tiennent à sa nature. Cette conception mystique de la monarchie entretenue chez le peuple plaçait le roi hors de portée des humains et rendait ainsi sa personne inviolable. II y a Une atmosphère religieuse qui contribue à la vénération, au loyalisme et à la confiance du peuple envers son roi et surtout à l’affermissement du pouvoir illimité du souverain. Nous avons relaté l’explication que les Tutsi donnaient de leur origine céleste. On ne la reprendra pas ici, mais ce qu’il faut remarquer, c’est que ce mythe situant l’origine divine de la royauté et de la caste Tutsi a été une base remarquable de développement de l’absolutisme. Sans doute était-ce une mystique et l’on s’en est le plus aperçu le jour où a. été rompue cette confiance en la conformité du bien commun de la Nation et la volonté du roi, c’est alors que le a mystère de la monarchie » a été détruit, on le vérifiera au temps de la Révolution de 1959.

Toujours est-il que pendant longtemps, l’absolutisme royal a pu se justifier dans la conscience du peuple. Cela allait tellement loin que le peuple était convaincu que le roi ne pouvait mal faire ou ordonner de faire le mal. Ceux que le peuple craignait le plus, ceux dont il fallait avoir peur, c’étaient ses conseillers, ses émissaires, tous ceux qui vivaient à l’ombre du pouvoir, car eux seuls font le mal, tuent le peuple. Un diction populaire résume ce sentiment en disant « Umwami ntiyica, hica rubanda », c’est-à-dire ce n’est pas le roi qui tue, mais son entourage. Nous pensons qu’il y a un sens plus profond dans cette attitude des sujets : ils reconnaissent l’injustice institutionnalisée et acceptent cette injustice institutionnalisée ; les faits du roi se situant au niveau de l’institution qu’il incarne : l’institution monarchique. Toute réaction attendue du peuple est donc une réaction d’approbation, de soumission, sous peine, de voir planer « au-dessus de sa tête l’odieuse accusation de « ennemi du roi » avec comme conséquence souvent inévitable la mort, car« quiconque refuse d’obéir à une autorité, même inférieure, est passible de la peine de mort ». Infaillible et impeccable, ses sentences sont sans appel. Les parents d’une victime qu’il a injustement frappée, lui apportent des présents, afin qu’il ne leur en veuille pas pour les avoir tant affligés. Ils espèrent encore tout de lui, car ses jugements sont toujours justes ; il reste malgré tout le seul seigneur, bon et magnifique NYAGASANI.

La mystique dont nous venons de parler se marque : « le roi ne pouvait jamais être considéré comme responsable des injustices dont il était l’auteur ou l’instrument. Le juger dans ce sens, le critiquer, nourrir à son égard des sentiments hostiles, c’était une malédiction immanente, automatique, s’attachant à la personne et aux affaires de celui qui s’en rendait coupable. Toutes les rancunes à ce sujet retombaient sur les favoris qui égaraient le roi ».

Dès lors, tout comportement, toute action qui tend à mettre en échec les sentiments hostiles au roi, revêtent une certaine importance. Ce qui est important, c’est d’arriver au roi pour le saisir et l’informer loyalement ; on craint que le roi ne se décide sur la pression de quelque intérêt particulier. C’est pourquoi le malaise se produit si l’on ne sent pas cette volonté personnelle ; le roi pense comme le peuple, c’est lui-même qui prend en main les affaires graves, un mot de sa bouche et la décision prise, tout le monde s’incline. Il n’est besoin ni de preuves ni de justifications : l’action politique se justifie d’elle-même par sa source.

Il y a un respect imposé, écrasant, mais qu’il serait fatal de déclarer tel, car « aucun Munyarwanda Rwandais n’aurait jamais avoué qu’il existait quelque inimitié entre lui et le roi. Être ennemi du roi est une malédiction. Et encore de nos jours (1945!) où cependant bien des éléments ne tombent plus sous l’autorité du roi, ses adversaires doivent se comporter de telle sorte qu’on ne les accuse pas publiquement d’être « ennemis du Roi ». Ceci explique la présence permanente de grands privilégiés à la Cour pour lutter contre les intrigues qui font partie de l’ambiance de Cour, s’assurer de garder ce qu’ils avaient obtenu et témoigner de leur loyalisme. Pour cela « ils suivaient le prince dans ses déplacements pour ne pas perdre ses faveurs, écarter les menées de leurs ennemis et profiter des miettes qui tombaient de la table royale. Tous s’avançaient et se pressaient pour s’approcher du monarque et avoir une place de choix auprès de lui… La vie et les papotages de la Cour étaient alimentés par les intrigues des envieux, les rivalités, l’âpre compétition du pouvoir, l’es brigues pour gagner et garder la faveur, les insinuations perfides des ennemis qui se poursuivaient avec haine et décence, les passions brutales assouvies à tout prix, les disgrâces éclatantes et les exécutions officielles qui en étaient parfois la conséquence ».

L’on voit jusqu’où va l’autoritarisme du roi : la crainte du jugement de celui-ci est un sentiment puissant et efficace. « Nous nous trouvons en effet, dit KAGAME, devant une autorité civile RELIGIEUSEMENT respectée, circonstance presque inobservée par les yeux du laïcisme occidental 1… Aussi longtemps qu’un Peuple est au stade de « primitif », qu’il adore encore l’organisation ancestrale, il serait dangereux de lui faire brûler les étapes sur des points essentiels et si complexes à la fois !… on ne devrait jamais porter atteinte à l’armature sacrée de ce pouvoir traditionnel, et avilir ainsi par ricochet, l’Autorité tout court ».

Qu’est-ce à dire sinon que tant que le souverain n’a pas lancé ses ordres, rien ne doit être entrepris. Aucune initiative en dehors de celle du roi ne peut trouver place, car seul il connaît son peuple et ses besoins, lui que les poètes proclament comme étant « l’incarnation de toutes les puissances et qu’on ne peut rien concevoir qui ne SOIT SOUS SON EMPIRE »

L’autorité du Roi est donc inséparable de sa dignité : « le roi n’est pas un homme », c’est « un être supérieur, surhumain », personnification de Dieu auprès des hommes au Rwanda ». C’est pourquoi le sacré se manifeste en lui et lui mérite d’être adoré par ses sujets. Il est le seul seigneur, le seul de qui tout doit et peut venir. « Le Roi que voici est le seul grand responsable, vante le poète, lui qui se charge de tout un pays, et le rassasie ! Il entretien ses sujets, ainsi pue ceux qui lui demandent asile, et à tous à la fois, il donne le suffisant ». « Le Roi, c’est lui le Dieu qui s’ des humains ! Ce n’est vraiment pas un homme, c’est un Roi !…Le Roi, c’est Dieu distributeur des bienfaits, et compensateur de nos pertes… ».

Cette conception de la royauté d’origine divine a servi à renforcer le pouvoir royal en le faisant apparaître comme d’une essence supérieure, celle qui correspond à l’essence même du roi, car celui-ci « ressemble seulement aux hommes… par la peau et non par le cœur ». Dans l’exercice de son pouvoir, le roi obéit à sa seule conscience et celle-ci est un système divin qui légitime tous les actes du souverain. Ceci conduit non seulement à l’absolutisme, mais aussi au despotisme : le roi peut abolir tous les droits individuels, il est propriétaire de tous les biens et même de la personne de ses sujets, cela a été dit plus haut. Ce qui permet de saisir la conception religieuse du pouvoir royal, c’est que non seulement le roi dirige les corps mais aussi les consciences : car il ne peut y avoir d’autorité souveraine vraie que si elle a l’adhésion intérieure : le roi est donc maître de la conscience de ses sujets qui doivent entre autres, avoir la même religion que lui. Nous retenons pour preuve assez récente ce passage de la lettre que le roi Yuhi IV Musinga fit écrire à une de ses filles le 5 janvier 1930 qui lui avait fait savoir qu’elle voulait se faire baptiser.

« … J’ai maudit quiconque parmi mes enfants se fera chrétien… qu’il soit abhorré par le Mwami (roi) d’en bas — Musinga lui-même — le Mwami d’en haut — Nkuba, le Tonnerre ». Qu’il ne trouve de laitage ni chez le serf, le Muhutu, ni chez le Seigneur, le Mutusi ! Qu’il soit maudit par tout homme qui sait maudire ! »

Ainsi, le pouvoir royal apparaît comme absolu, aucun domaine ne lui échappe et aucun contrôle ne peut s’exercer à son endroit.

Impressionnés par l’emprise de ce pouvoir et, grâce à lui, de la race Tutsi sur les races Hutu et Twa au cours de l’histoire du Rwanda, d’aucuns parmi les auteurs ont pu qualifier le régime politique ancien d’oligarchie de naissance plutôt que de monarchie absolue.

Ce point de vue s’explique si l’on admet avec ces auteurs que, le roi étant Tutsi (abstraction faite du mythe), la distance qui le séparait des individus de cette race était insignifiante par rapport à celle qui le séparait des individus des deux autres races. Il ne faut pas oublier que chaque Tutsi, surtout bien placé, – notre analyse l’a montré dans les sections précédentes – était un « roi en petit » dans ses rapports avec les Hutu et les Twa – Participant au pouvoir social et politique, ainsi qu’au prestige de la race, il pesait lourd dans leurs évaluations. Ce qui fait constater par PATERNOSTRE « que « les autorités et notables Tutsi se comportaient comme en pays conquis, et les populations Hutu des régions progressivement assujetties, avaient été privées de tout accès au pouvoir. L’ensemble des fonctions socio-politiques avait été réservé aux sujets Tutsi pour la protection de leurs privilèges d’envahisseurs et de conquérants ».

Il est donc vrai que, sociologiquement, le groupe Tutsi possédait et exerçait un pouvoir de pression sur les deux autres groupes. Mais comme nous l’avons souligné dans la partie consacrée aux institutions administratives, militaires et d’ubuhake, le pouvoir politique exercé par les Tutsi, si étendu fût-il, dérivait de la délégation de l’exercice des pouvoirs royaux plutôt que d’une copropriété de ceux-ci. KAGAME semble confirmer cette interprétation : « cette autorité et dignité sacrées du Roi sont partagées, à des degrés divers, par quiconque exerce le pouvoir dans le pays. C’est qu’en effet, tout pouvoir est exercé au nom du Roi, sommet de la hiérarchie. C’est pourquoi celui-là se rend coupable du crime de lèse-majesté, qui résiste à un membre quelconque de la hiérarchie du pays. Et c’est ce qu’un proverbe déclare : « Un petit tambour condamne à mort tout comme un tambour immense ».

Déléguer les pouvoirs royaux ne signifiait donc pas participer de la nature de ceux-ci. Seul le roi en était le dépositaire, car « son pouvoir est une prédestination native, comme infuse par Dieu, au moment de la création du futur roi du Rwanda ». Nous savons déjà que le roi étant unique, son pouvoir ne peut souffrir de partage.

Déléguer ses pouvoirs à ses émissaires ne signifiait pas s’en dessaisir. Juridiquement il était le seul à posséder le pouvoir et à l’exercer. Cet ascendant sur tous ceux qui ont l’autorité dans le pays favorise la stabilité : « Contre les injustices des chefs, une foi aveugle dans la providence du Mwami, lieutenant d’Imana (= Dieu), et la possibilité d’y faire appel, contiennent les sourdes colères prêtes à éclater ».

Dans ces conditions, nous pouvons définir le régime du Rwanda précolonial comme une monarchie absolue dans laquelle le Souverain restait le point vers lequel tout convergeait et au profit duquel tout existait. Il se trouvait « à la cime de la pyramide sociale, au-dessus des professions et des classes, franchi théoriquement de tout contrôle et de toute constitution. Un monarque absolu, de droit divin, héréditaire, propriétaire suzerain de tous les biens immobiliers et mobiliers du Rwanda, dont les sujets, grands et petits, sont les vassaux feudataires ou les d’omanies, tenant en ses mains leurs moyens d’existence tout comme leur vie, et qui peut sans injustice les tirer de leur néant et les y replonger à son gré ».

Il ressort de cet ensemble de considérations qu’un monarque autocrate, hiératique, haut propriétaire, justicier suprême, image de Dieu, père et protecteur du peuple domine le régime politique de l’ancien Rwanda et l’incarne en ce sens qu’il est l’élément fondamental et la synthèse de tout ce qui touche la vie de la société.

S’identifiant avec la Nation, mais ayant pouvoir sur elle, il possède seul en propres les fonctions de législateur, d’administrateur et de juge suprême du pays. En lui, les notions d’organe et de propriétaire du pouvoir sont confondues. Il n’y a pas de distinction entre les actes du roi – organe de l’Etat et les actes du roi – personne privée. Tout ce que faisait le roi était sacré ; aucune censure de ses actes ne pouvait être admise.

Cependant, comme nous l’avons souligné dans l’étude des institutions administrative et militaire, les exigences d’une bonne administration publique – au sens de la conduite des hommes – pour s’assurer de leur soumission ont conduit à la création de cadres locaux ou relais de puissance chargés de l’exécution des ordres royaux avec la possibilité pour ces commis de cumuler des fonctions déléguées. A tout ce que nous savons déjà, il faut ajouter quelques autres éléments en rapport avec la structure du gouvernement du roi au plus haut échelon ou si l’on veut le gouvernement central. Quatre éléments ont été analysés par les auteurs :

1° le roi ;

2° la reine-mère ;

3° les biru (gardiens du Code cérémonial de la dynastie) ;

4° Le Conseil des grands chefs.