Le territoire sur lequel s’est produit le bouleversement socio-politique, objet de ce travail, appartenait à un ensemble plus large, dénommé Rwanda Burundi, seul reconnu sur le plan du droit.

En fait, ce qui était un, aux yeux du colonisateur auteur de cet ensemble, restait séparé dans la réalité et dans l’esprit des habitants de chacun des pays artificiellement réunis dans l’intérêt majeur de la domination coloniale.

L’évolution parallèle et même opposée suivie par le Rwanda et le Burundi dans la phase de décolonisation a mis en évidence ce caractère artificiel de leur union : alors que les deux pays constituaient des royaumes au début de la colonisation européenne, le Rwanda a accédé à son indépendance sous un régime républicain, tandis que le Burundi demeurait une monarchie. Ce n’est que plus tard que celle-ci sera remplacée par une république.

Dans ces conditions, il importe de donner quelques caractéristiques du pays concerné par cette étude. Cette présentation du Rwanda et de ses habitants suggère déjà que si la révolution n’a eu lieu qu’en 1959, elle s’enracine au plus profond de l’histoire propre à ce pays.

1. Situation géographique.

La République Rwandaise est située au centre du continent africain, à 2 degrés de latitude méridionale et à 29 degrés de longitude Est. KIGALI, qui en est la capitale, est à égale distance du Caire et du Cap, soit à environ 4.000 kilomètres de chacun de ces points. En chiffres absolus, 1.000 km séparent la capitale du Rwanda de l’Océan Indien (Mombasa) à l’Est, tandis que l’Océan Atlantique (Pointe Noire) est à 2.000 kilomètres à l’Ouest. Comme la plupart des pays africains soumis à la colonisation occidentale, le Rwanda garde les frontières qui lui ont été fixées dans le cadre de la politique coloniale. Il est limité au Nord par l’Uganda, au Sud par le Burundi, à l’Est par la Tanzanie, à l’Ouest par la République Démocratique du Congo (Kinshasa). Sa superficie est aujourd’hui de 26.338 km².

Pays d’altitude élevée dont la moyenne atteint 1.700 m, le Rwanda offre dans son ensemble l’image d’une pénéplaine ondulée, bosselée, se relevant graduellement d’Est en Ouest et du Sud au Nord, découpée en grands compartiments par les sillons longitudinaux et transversaux des artères principales, décomposée par d’innombrables vallonnements en collines étroites et allongées qui se relient les unes aux autres par les étranglements et défilés en dos d’âne, portant chacune un nom propre distinct dont les habitants dans leur organisation ont su se servir pour marquer, soit leur individualité parentale (clanique), soit celle territoriale ou politique. Ces derniers traits semblent revêtir une certaine importance en ce qu’ils peuvent être à l’origine de cloisonnements internes et avoir des conséquences politiques. Le fait semble indéniable en ce qui concerne le Rwanda précolonial et les débuts de la colonisation occidentale. Ainsi lorsqu’il était dit à un Rwandais :

« Hariya ni mu Bagesera; hariya ni Ubugesera; hariya ni mu bwatsi bwa Muyange; Kamanzi yagabanye umusozi uyu n’uyu (= Là habite le clan ou la famille des Bagesera; là, c’est le territoire du Bagesera; là s’étend l’autorité (la juridiction) de Muyange; Kamanzi a reçu en fief telle colline (c’est-à-dire il est investi pour exercer le pouvoir mais aussi les gens habitant la localité reçue deviennent de ce fait ses serfs) », l’expression pouvait produire des réactions positives ou négatives liées aux rapports au sein de l’organisation considérée.

L’altitude élevée (dont la chaîne des volcans forme les plus hauts sommets), ainsi que la proximité des Grands Lacs confèrent au « Pays des Mille collines » un climat favorable à l’habitat humain.

Ainsi brièvement décrit, ce milieu physique est une véritable forteresse, un spacieux camp retranché que des glacis, des boulevards, des fossés profonds ou marécageux isolent au centre de l’Afrique (à l’époque où celle-ci était encore la « Terra Incognita »). La description faite ci-dessus permet d’imaginer combien il est important de bien connaître le terrain pour engager une action militaire par exemple en cas de troubles graves. La suite de ce travail illustrera ce point.

Ce qu’il faut noter ici, c’est que le relief du Rwanda et sa situation géographique sont peut-être parmi les causes du long isolement du pays et de la protection prolongée contre les envahisseurs arabes et les explorateurs européens. Il faut en effet constater que par rapport aux autres pays africains colonisés, à cause de ses barrières naturelles, le Rwanda a connu tardivement l’ouverture vers l’extérieur lointain, ce qui peut avoir favorisé l’édification d’un système socio-politique rigide susceptible de subir le choc du contact des civilisations, mais incapable de s’adapter aux conditions nouvelles.

2. L’occupation humaine.

Plusieurs hypothèses pour reconstituer l’histoire de l’occupation humaine du Rwanda ont été avancées. Nous ne les reprendrons pas ici, mais nous retiendrons les événements qui paraissent avoir le plus de signification pour cette étude, en tant que cette signification est intervenue comme facteur important dans la justification du phénomène révolutionnaire rwandais ou comme éléments de propagande pour la conquête du pouvoir. A ce titre, la dénomination des groupes qualifiés indistinctement de « groupes ethniques, groupes raciaux, groupes claniques ou castes » principalement par les leaders de la révolution aura une grande importance en ce sens qu’elle permet de mieux saisir le but et le sens du phénomène étudié, mais aussi de suivre les différentes phases que traversent les antagonistes dans leur action.

La population autochtone actuelle du Rwanda se compose de trois races ou ethnies : les Batwa, les Bahutu, les Batutsi. Ces dénominations pour les Rwandais d’avant 1959 ont toujours eu une signification historique, sociale, économique, politique, ethnique (ou raciale) et même culturelle.

Il est admis que ces trois races dont se compose le peuple rwandais se sont introduites dans le pays par vagues successives. Les TwA sont considérés comme les premiers habitants du Rwanda qu’ils occupaient lorsque la grande forêt le recouvrait entièrement. Ils vivaient de chasse et de cueillette, ce qui est encore le cas actuellement pour un certain nombre d’entre eux. D’autres vivaient plus disséminés parmi les autres populations et exerçaient surtout le métier de potiers. Malgré l’amélioration de la race Batwa » dont parle l’abbé Kagame due au fait que les « femmes Batwa, chantres, harpistes, artistes, vanneuses, vivaient à la Cour en trop grande familiarité avec les Batutsi », les Batwa peuvent facilement se reconnaître à leur parler un peu spécial. Mais si les femmes TWA avaient les faveurs des TUTSI dont « on va parfois jusqu’à identifier, parmi les grands Hamites du Royaume, les véritables pères de Batwa aux traits brusquement transformés » (e), il faut remarquer que pour les hommes (Twa) c’est « leur nature fruste et leur courage qui en font des guerriers redoutables et disciplinés que les maîtres locaux ont utilisé comme troupes de choc dans les opérations militaires. Ils forment 1 pet de la population.

Les HUTU, cultivateurs bantous, se sont introduits ensuite dans le pays qu’ils ont défriché, transformé. C’est de ces cultivateurs que DE LACGER dit qu’ils « s’engendrent les uns les autres, se détachent par essaims successifs, colonisent toujours plus au loin et ne gardent entre eux que les liens moraux et religieux. Ils forment des bourgs distincts, qui parfois s’opposent et se querellent, et qui ainsi s’offrent en proie à l’envahisseur étranger. Le Rwanda, au terme du processus, offrait l’aspect d’une mosaïque de principautés ou toparchies parentes, parlant la même langue, conservant chacune leur individualité politique ». Mais, ajoute le même auteur, « la littérature, soit académique, soit populaire, ne parait pas s’être intéressée aux tribus indépendantes, comme si elle les dédaignait, les jugeant frustes et arriérées. Elle est plus explicite sur les anciens monarques, abattus ou simplement assujettis par les Batutsi. Elle les présente… moins en eux mêmes que dans leurs relations d’alliés ou de satellites, finalement même de victimes, du vainqueur munyiginya

On verra ultérieurement par quel système ces Hutu qui forment « une race solide et à taux de natalité très élevé » sont devenus des instruments de production pour ceux qui dans l’histoire du Rwanda ont pu être leurs maîtres. Parlant des HUTU, M. BOURGEOIS écrit : « C’est sur eux que repose essentiellement l’évolution du pays dans son ensemble car ils possèdent le don de l’activité ubiquitaire» on, Ils forment 85% de la population.

L’immigration des TUTSI (appelés aussi Hamites est un fait historique auquel la littérature rwandaise a réservé une place d’honneur. La date de leur arrivée dans le pays n’est pas précisée, mais les auteurs tendent à la situer entre le XIIème et les XVe siècles. On leur reconnaît une origine éthiopienne, mais « ils n’ont même pas conservé leur propre langue, n’ont pas retenu la dénomination de leur pays d’origine»…ils ont adopté parler, mœurs, coutumes des populations noires, dont ils devenaient les hôtes… Nomades noyés dans la masse des sédentaires, ils ont pris naturellement les façons de vivre de ceux-ci, tels les Germains barbares au milieu des peuples latinisés de Gaule, d’Espagne et d’Italie. Ils se sont coulés dans le moule de la vie bantoue, adoptant même les formes usitées de gouvernement et jusqu’au titre de mwami donné au souverain »

La proportion des TUTSI avant la Révolution de 1959 (14 %) fait penser plus à une infiltration de ces pasteurs en pays bantou plutôt qu’à une conquête, du moins à leur arrivée. Que par la suite ils soient parvenus à dominer le pays dont la révolution leur a fait perdre la direction, le mode de cette domination peut être saisi à travers l’évolution historique du Rwanda, dont VANSINA dit avec pertinence qu’il faut « replacer le phénomène de l’évolution du Rwanda dans une perspective qui, pour être d’une moins belle ordonnance, moins hiératique et majestueuse, en deviendra plus réelle et peut-être plus vivante ».

La tâche de l’historien comme du politicologue n’est donc pas terminée dans le cas du Rwanda précolonial. Pour notre propos, il suffit de retenir ce qui est indéniable, à savoir que les TUTSI, les HUTU et les TWA ont créé ensemble une nation organisée, consciente de son individualité et de son unité dont la Révolution de novembre 1959 cherchera à supprimer les entraves pour lui faire respirer le souffle des temps modernes.

3. Données Démographiques et Habitat.

S’il est fait mention ici des données démographiques, c’est d’abord parce que ces données ont eu une importance de plus en plus accrue dans l’évolution sociale, politique et économique du Rwanda ; mais c’est aussi parce que les auteurs de la Révolution rwandaise en ont fait une arme de combat dans la motivation des réformes indispensables qu’ils entendaient provoquer. Le problème de la jeunesse a été des plus tranchants à ce point de vue d’autant que jamais auparavant cette jeunesse n’avait été considérée comme pouvant constituer un problème. On aura l’occasion d’y revenir ultérieurement lorsqu’il sera question du rôle de la presse dans le phénomène de prise de conscience de la masse paysanne.

Mais si ce problème de la jeunesse a été un des éléments de contestation dans la lutte pour le pouvoir, il faut ajouter qu’à partir du moment où l’attention lui a été accordée, il dépassait du même coup l’instant révolutionnaire et débouchait sur l’avenir du pays post-révolutionnaire. Cela veut dire que désormais on ne pourrait gouverner le Rwanda sans tenir compte de l’élément jeune de la population auquel s’ajoute la jeunesse de cette dernière, en tant que facteur de développement.

Le tableau ci-après donne un aperçu de l’importance de la question.

Tableau (page 17)

Comme on peut s’en rendre compte, le tableau ci-dessus indique que : la population du Rwanda est très jeune puisque le pourcentage des jeunes entre 0 et 17 ans atteint à l’époque considérée 55,3% de la population totale, et celui d’adultes de 18 ans et au-dessus est de 44,7 %.

Si l’on songe qu’en Belgique par exemple la jeunesse de 0 à 19 ans ne représente pas 30 % de la population, alors qu’au Rwanda celle de 0 à 17 ans représente 55,3 %, qu’en Belgique 12 % de la population a de 14 à 25 ans tandis que ce pourcentage s’élève à 25 % et même plus au Rwanda, on est forcé de conclure que l’élément jeune est à même de dominer et parfois de terroriser la population entière.

L’on se souviendra que la superficie du Rwanda est de 26.338 km². C’est sur ce territoire que se répartit la population dont la densité n’a pas cessé d’être un sujet d’inquiétude située sur le plan économique surtout. Mais le problème de la surpopulation humaine se double de celui de la surpopulation bovine. En 1950, on estimait qu’il y avait un surplus de 200.000 sur 650.000 têtes de bétail sans pâturages suffisamment disponibles alors qu’à la même époque il y avait 89,7 habitants par km² et par rapport à une population s’élevant à 2.132.807 habitants.

Si l’on songe que les populations du Rwanda sont des populations rurales et que donc à cette situation sont nécessairement liées l’utilisation de l’espace disponible et les structures foncières, on comprendra que cette double surpopulation, compte tenu des techniques pastorales et culturales encore rudimentaires, ait pu constituer de façon ouverte, en période de fièvre politique et sociale, l’un des éléments essentiels du programme de réformes des révolutionnaires rwandais. Autrement dit, les conflits liés 17 aux réformes agraires et pastorales furent des principaux facteurs de mobilisation des masses paysannes, de leur participation à la vie politique, ainsi que de leur engagement dans la Révolution de 1959. Ce point important est explicité lorsque nous examinerons le contenu des revendications des paysans.

Ce qu’il faut rappeler à la suite de ce qui a été dit au sujet du relief du sol, c’est que le Rwanda est un pays où la notion de village ne présente pas toutes les caractéristiques que l’on reconnaît habituellement au concept de « village » en Occident. Dès qu’on observe une commune rurale du Rwanda, on constate que celle-ci n’est pas une unité de petite dimension où l’on trouverait une quelconque concentration de l’habitat : les habitants y vivent dispersés sur plusieurs collines dont les limites suivent quelques unes des formes spatiales telles qu’éperons, ravins, etc… Sans nul doute, cette répartition de l’habitat a eu une certaine influence sur les phénomènes socio-politiques. Décrivant les institutions sociales et familiales de l’ancien Rwanda, l’abbé KAGAME considère que la colline en tant qu’entité spatiale dans l’organisation sociale est un élément ancien. Le pays était jadis « divisé en provinces commandées par des chefs d’armées. Chaque province était divisée en districts administratifs ayant chacun à sa tête et était juge des contestations sur le bétail. Chaque district était divisé en collines… ». Et M. EVERAERTS note : « Le pays n’est pas divisé en villages mais en collines, sur lesquelles sont dispersées, sans plan, les cases qui sont entourées, chacune, de la terre cultivée, de celle laissée momentanément deux fonctionnaires : l’un, chef du sol, procédait aux redevances résultant de travaux agricoles et était juge des contestations foncières ; l’autre, chef du bétail s’occupait des redevances des produits de l’élevage en jachère et de la bananeraie, qui constitue l’apanage du chef de famille ». Chacune de ces collines se présente comme une unité de petite dimension où tout le monde peut avoir des contacts avec tout le monde et où les activités se déroulent en général devant les mêmes personnes.

Dans ce contexte rural rwandais, les relations personnelles deviennent vite une base du système de contrôle social. En effet, l’ambiance quotidienne de la vie des individus et des groupes se caractérise par ces relations grâce aux quelles se réalise la circulation des informations parmi les membres du voisinage immédiat.

A travers ces contacts personnels où sont rapportés faits et gestes de chacun, à travers des informations qui, se transmettant de bouche à oreille, font rapidement le tour de collines avoisinantes, un contrôle social s’exerce d’autant plus facilement que les gens baignent dans un contexte bien connu qui fait que chacun est généralement jugé sur des critères fort personnalisés. Ce contrôle écologique polyvalent constitué essentiellement par le réseau formé par ces relations interpersonnelles permet l’intégration et l’orientation des groupes et des individus dans la vie quotidienne, où des visites amicales, qui constituent les péripéties de la journée, sont valorisées.

Ce point mérite l’attention avant d’entrer dans le vif du sujet, car on a pu encore réaliser son importance, lorsqu’il a fallu pour les leaders de la Révolution, faire pénétrer dans les masses paysannes — à grande majorité analphabètes — les idées révolutionnaires, surtout avant 1959. C’est de colline en colline que l’action a été préparée en profondeur, avec, en plus des contacts personnels au possible, la diffusion d’articles de journaux en langue du pays mettant en cause le régime en s’attaquant à ses méfaits. Ce procédé a eu pour principal effet de rendre les paysans plus conscients de leur situation tout en leur créant un espoir de libération. De la sorte, les contacts personnels sont devenus des moyens de contrôle de la progression des idées diffusées, mais en même temps ils furent un facteur de mobilisation de l’opinion publique pour la cause de la Révolution et pour un leadership en vue.

Tout le pays pouvant être considéré comme un vaste milieu rural couvert de collines avec l’habitat dispersé, l’absence de villes fait que l’on reste partout (avant 1959) dans le même univers de relations personnelles, lesquelles sur le plan collectif assurent la cohésion des participants, tandis que sur le plan individuel, elles évitent l’isolement.

La suite de ce travail permettra d’apprécier dans quelle mesure les auteurs de la Révolution HUTU ont exploité ces différents facteurs au cours de leur action, et aussi dans quelle mesure le but recherché a été atteint.

Ces considérations sur le Rwanda et ses habitants nous permettent de faire cette remarque, à savoir que malgré le contexte « Rwanda-Burundi » dans lequel le phénomène étudié se situe, notre investigation ne relève pas d’une optique comparative des évolutions que les deux pays ont connues. Si donc la référence au Burundi intervient dans nos réflexions, il faut l’appréhender dans le seul contexte où elle se situe dans l’analyse, sans l’étendre au reste du travail.

Il ressort aussi des considérations qui précèdent, et qui se vérifient dans les développements ultérieurs, que la Révolution rwandaise plonge ses racines plus loin que la date où elle est survenue. Ses causes ne sont donc pas à chercher dans son seul passé immédiat, et les faits mentionnés dans ce travail montreront que ces causes se sont développées à la faveur des temps forts et des temps faibles du système qui les a secrétées. Il est donc impossible de leur fixer un terminus a quo; il faut, les découvrir dans la vie même des institutions, pour constater finalement que leur existence a été la condition essentielle des troubles de 1959. Quant au terminus ad quem, leur conséquence, cet essai d’analyse interprétative du phénomène révolutionnaire rwandais le fixera au 1er juillet 1962, date à laquelle la Révolution qui a éclaté en novembre 1959 est considérée comme terminée.