L’influence du passé sur le présent en milieu culturel.
Avant d’imprimer de sa marque l’œuvre du poète, le milieu exerce d’abord son action sur ce dernier. En effet, c’est dans ce milieu très pénétré du respect des anciens et de l’héritage légué aux générations que le poète a reçu son éducation. La société à laquelle il appartient est régie par un pouvoir dictatorial qui insiste sur la soumission inconditionnelle aux chefs politiques comme aux seigneurs vachers. La religion à laquelle il adhère a pour centre le culte des ancêtres et occupe une place prépondérante dans la vie des gens. Cet ensemble, le poète l’assume, le respecte à son tour, l’admire et cherche à l’imiter ou à le reproduire. D’ailleurs, comment aurait-il pu faire autrement puisque ce qui est du passé, ce qui a été fait le rendait plus sûr, l’exposait moins à la désapprobation de l’entourage ? Ce qui existe a a – l’avantage d’avoir fait ses preuves et de stimuler l’effort.
De plus, le poète est un fonctionnaire convié à des charges spécifiques. Il est informé et connaît parfaitement la psychologie de son maître. Il sait que le monarque est flatté de s’entendre appliquer les qualités qui ont fait la gloire de ses prédécesseurs. Le poète est conformiste. Il n’a pas à innover. Aussi reprend-il l’expression que ses devanciers ont employée. Il fige à son tour la structure que les premiers poètes ont donnée à leurs compositions : on voit dès lors que le fond des poèmes récents est calqué sur les morceaux anciens lorsque les Aèdes rapportent les événements I relatifs aux règnes d’autrefois. L’analogie et frappante lorsqu’on compare les paragraphes des poèmes à refrain (impakanizi).
L’intronisation du nouveau roi est une occasion pour les Aèdes non seulement pour le féliciter mais surtout pour lui recommander d’imiter ses pères :
« Eh oui ! Cyilima, le père de Mukobanya
Ce puissant aux heureux présages, ô Répertoire-desnoms
S’est comparé à toi et te recommande d’être son émule !
Lutte désormais pour la royauté comme il le fit :
Distribue les biens à l’exemple de Gisanura
Maintiens-nous dans l’unité comme tu nous a trouvés ».
Toute action d’éclat qu’accomplit le monarque est rattachée ou comparée à celles de ses ancêtres, voilà la meilleure louange :
« Tu es pareil à ce Tonnerre-là, ton aïeul
Qui d’avance était informé de toutes les stratégies…
Qui balaya le butin de toutes les nations,
Faisant d’elles le domaine d’un unique Roi ».
En fait, derrière ce langage du poète se cache quelque chose de plus profond. Au-delà de ce conformisme et de ce respect du passé, les compositeurs nous font toucher du doigt un élément capital dans la vie de leurs contemporains : l’importance du précédent historique. Certains événements sont présentés comme devant avoir lieu quand se reproduisent certains autres qui, une fois, ont coïncidé avec eux. Ainsi à l’avènement d’un roi, il y a toujours une grande famine, aggravée par la sécheresse que le nouveau monarque doit écarter, ce qui constituera une preuve de plus de sa légitimité.
« Nous allions disparaître sans laisser souche de bovins et d’hommes…
Quel était l’état du ciel ? Il était devenu un foyer brûlant…
Tu as combattu la sécheresse et elle vient de s’éteindre.
0 toi qui éteins les malheurs, ô vivant digne de la royauté »
Reçois INCONTESTABLEMENT les honneurs de la royauté et vis,
Toi Archer par excellence, Créateur des royaumes ».
Ces félicitations que l’aède Munyanganzo adresse au roi sont aussi un rappel d’une des prérogatives royales : le roi est en effet le Grand « faiseur de pluies » du pays, à l’instar des monarques HUTU, dont il a repris tous les attributs. Le précédent que nous évoquons ici avait une telle importance qu’un grand connaisseur des institutions du Rwanda ancien a pu dire que « la Révolution tout court, brusquant les événements et faisant table rase du passé est anti-traditionnelle ; elle n’AMELIORE rien puisqu’elle ne tient pas compte du PRECEDENT. (Souligné dans le texte) ! Et par là, elle tue la vraie grandeur des nations comme des individus ».
Mais il existe un autre moyen important pour éloigner le fléau, et ce moyen est aussi une prérogative du roi, car lui seul étant le maître des vaches, il est seul la source du lait. En favorisant la prospérité du bétail et l’abondance du lait, la famine s’éloigne et le peuple est en paix, ce que souligne l’aède rehaussant ainsi le prestige du roi :
« Dès ton avènement tu te laisses traire sans regret,
Tu nous a fourni du lait aussi abondant que la pluie,
Nous ne nous plaignons de rien ».
De cette façon, diriger, gouverner le pays apparaît comme un droit puisque :
« Personne autant que le roi ne saurait être la providence du pays,
O vous maître du pays…
Nous étions à l’extrémité, nous le peuple,
Ainsi que les vaches du Héros svelte et rapide
Le Souverain notre Racine nous entendait et nous dit :
« Trêve aux afflictions : je vais traire le firmament ! ».
Pour quelle raison majeure ces thèmes de famine, sécheresse, prospérité bovine, retour de la pluie, reviennent-ils ainsi au début de chaque règne ? La raison est à voir dans la fonction politico-cosmique de la royauté. En fait, ce n’est pas un phénomène rwandais ; l’ethnologie a montré qu’il existe aussi dans d’autres sociétés, la différence se situant dans les procédés employés. Ainsi au Rwanda, il faut remarquer que le poète se sert d’images. Il choisit celles-ci pour exprimer la détresse dans laquelle le décès d’un monarque plonge le pays et la joie que l’intronisation d’un successeur apporte au peuple. En effet, pour le Rwanda traditionnel, « être privé de roi ferait la pire calamité ». A la mort du roi « tous ses sujets portaient le deuil suivant le même cérémonial que pour un père ou une mère : avant l’intronisation du nouveau roi, le pays était dans le veuvage ».
Les prescriptions du code ésotérique de la dynastie sont formelles, « on éloigne les taureaux des vaches et les hommes des femmes ».
Parmi les conséquences de l’importance donnée au précédent historique, il faut remarquer la tendance à attribuer les mêmes qualités et les mêmes comportements ou actes à ceux qui occupent les mêmes fonctions ou portent les mêmes noms. Eu fait que certains monarques ont été exaltés pour leurs mérites, leurs successeurs se voient attribuer les mêmes exploits sans les avoir accomplis. L’explication de l’histoire du Rwanda est ainsi cyclique. Ceci est particulièrement vrai pour les rois porteurs des mêmes appellations dynastiques. Ainsi, durant les solennités d’intronisation, alors que Mutura II n’avait fait preuve d’aucune prouesse, l’aède Nyakayonga proclama :
« Je suis commis à la garde d’un Taureau de hardiesse : Ceux qui sont craintifs s’enfuient à son approche !
Il disperse ceux qui tentent de riposter :
De sa corne, donnée au cœur, il les couche sur le sol ».
A son quatrième successeur, Mutara III, l’aède Karera conféra les mêmes mérites, alors qu’à l’époque (après 1930) le pays était sous domination coloniale ;
« Tu les traînas de longs jours, les Bovins,
Car tu les a cherchés comme les autres Rois.
Tu les a cherchés lorsque, dans notre désespoir, tu fus intronisé.
« Tu les a préservés de l’ennemi, et tu paras à leur razzia…
Dès ton avènement, tu es comparable aux anciens rois
Tu as également cherché les Vaches d’une façon inégalable :
Tu es pareil à tes ascendants »
Ainsi le retour cyclique des noms dynastiques ramène les mêmes idées et les mêmes expressions dans les compositions des aèdes. Il est aisé de comprendre qu’il en soit ainsi des poèmes puisque les poètes sont au service de la couronne : il leur revient de prêcher le conformisme et non d’introduire des changements. L’initiative des changements est réservée au seul souverain. Lui seul a le droit et le pouvoir de modifier la coutume, mais une simple recommandation de sa part oblige et lie au même titre que la règle elle-même. Un auteur non identifié a constaté ce fait et intitulé son poème : « Leur parole est irréformable, les Rois.