Histoire: Problème des Sources
La littérature, tant historique qu’anthropologique et sociologique sur le Rwanda est particulièrement abondante et présente, par des descriptions et des analyses, un corps d’idées relativement cohérent et élaboré sur les structures sociales et politiques, ainsi que sur l’histoire de la société rwandaise.
Il était alors indiqué d’y recourir et de s’y référer. Dans la mesure où l’objet de la présente étude nous semble avoir des fondements dans le passé en même temps qu’il traduit une situation nouvelle pour la société. Il était suggéré d’orienter la recherche sur le changement produit en situant la nouvelle société à l’égard de son propre passé.
Le problème était alors de considérer dans quelle mesure et comment cette littérature pouvait être utilisée. Source documentaire d’analyse et de réflexion, elle risquait de nous faire adopter un certain nombre d’idées sur la société rwandaise que plusieurs auteurs — on le verra plus loin — ont formulées et considérées comme définitives alors qu’on aurait dû les soumettre à la critique.
VANSINA a mis en relief la difficulté que soulève l’abondance de cette littérature pour son évaluation, soit parce que les analyses ont le plus souvent privilégié un groupe ou réduit la réalité de la société globale à celle du groupe dominant, soit encore parce que les auteurs ont tendance à se citer simplement et s’influencer mutuellement, ce qui aboutit à donner une cohérence remarquable à cette littérature en dépit des contradictions entre des points de vue des auteurs.
A partir des remarques aussi pertinentes que celles de VANSINA, faites à propos d’études historiques surtout, et au fur et à mesure de l’avance de notre recherche, nous avons d’avantage pris conscience de l’importance de ce conditionnement entre le chercheur et décidé de nous interroger sur l’existence et l’étendue de pareil conditionnement dans les études consacrées au domaine socio-politique.
Dès qu’il apparut que les critiques émises au sujet d’études sur l’histoire du Rwanda pouvaient être étendues aux principales publications portant sur le domaine socio-politique, il devint nécessaire d’évaluer ces publications en les soumettant à une critique (Introduction à la 1ère partie), avant de proposer des correctifs, une nouvelle perspective d’analyse ou d’interprétation des faits caractéristiques de la société et de ses institutions.
S’il a donc été nécessaire de recourir aux travaux disponibles sur le Rwanda, il a été aussi nécessaire quand besoin en était, de les soumettre à la critiqu3 avec le souci de contribuer à une meilleure connaissance de l’histoire politique du Rwanda, des habitants et des institutions. Nous croyons qu’un de no 3 apports à cette connaissance au niveau des institutions surtout est constitué par l’intégration de la démarche terminologique dans l’étude du système politique rwandais pris globalement. C’est aussi le premier aspect de l’originalité de ce travail dans la mesure où, à notre connaissance, une telle démarche est pour la première fois intégrée dans une étude du système politique global du Rwanda. En définitive, c’est l’utilisation de la démarche terminologique oui a rendu possibles les correctifs ou de nouvelles interprétations au sujet des faits ou des institutions dont la connaissance était censée définitivement acquise.
Il faut cependant ajouter à l’exposé qui précède que si l’objet de la recherche est limité au Rwanda, son traitement a exigé un recours à d’autres ouvrages susceptibles d’aider au développement des idées et de nourrir la pensée pour une meilleure compréhension du sujet.
Ce recours a été justifié notamment par la conjoncture dans laquelle a évolué le Rwanda depuis le début du siècle, conjoncture oui gardait son actualité à l’époque des événements auxquels se réfère cette étude. Le fait colonial ne pouvant être éliminé ou ignoré à cause de son impact sur la société. P nous a Daru indispensable de le situer par rapport aux éléments du corps social. Pour ce faire. Il fut nécessaire de faire appel aux ouvrages d’histoire, en particulier de l’histoire de la colonisation qui marqua la fin de l’isolement du Rwanda et introduisit celui-ci dans un ensemble plus vaste dont il ne manquerait pas de subir l’influence.
De plus, la révolution de 1959, telle qu’elle est envisagée ici étant un événement politique, notre analyse a fait intervenir des ouvrages consacrés à la science politique ainsi qu’à la sociologie et à l’anthropologie politiques pour l’exploitation de certains concepts.
En fait pour l’ensemble du travail, l’approche étant totalisante et dynamiste, c’est-à-dire axée sur une vision de la société totale dont nous reconnaissons que les structures comme le système des relations ne sont pas aussi figées que la plupart des études l’affirment, le choix des techniques a été lié à la situation particulière de l’objet de l’étude dans le temps (la Révolution Rwandaise de 1959 est en effet un phénomène politique qui appartient au passé) mais également par le souci d’orienter la recherche dans le cadre des nouvelles perspectives d’analyse des sociétés africaines dont le caractère statique semble enfin moins affirmé aujourd’hui par certains africanistes « décolonisés ». C’est dire que dans les développements qui suivent, le Rwanda sera moins perçu en fonction de l’Europe et le Rwandais sera moins perdu de vue, il sera même au centre de la réflexion dans la mesure où ce sont ses actions et réactions qui conditionnent la problématique de ce travail. Celui-ci veut être une contribution à une compréhension nouvelle de l’univers politique, social et culturel du Rwanda. Cette optique explique pourquoi l’analyse du système colonial réserve une grande place aux réactions des « colonisés » auxquelles les chercheurs n’ont pas accordé assez d’attention alors qu’elles furent souvent à la base des succès ou des échecs du système colonial allemand et belge au Rwanda.
Cette insertion du « point de vue » du peuple rwandais (et non des seuls gouvernants) dans l’étude du système colonial à partir d’une perception que les « colonisés » avaient de ce dernier constitue une nouveauté. Nous souhaitons que celle-ci puisse combler certaines lacunes qu’accuseraient des études antérieures à la présente et qu’elle soit un point de départ pour d’autres investigations qui amélioreront les connaissances sur le Rwanda et sur les Rwandais.
Dans cette perspective, outre les ouvrages généraux et les travaux spécialisés dont est fait mention ci-dessus, nous avons eu recours à d’autres sources documentaires : sources écrites inédites, sources écrites publiées publiques et privées, dont la bibliographie, à la fin de cette étude, donne les détails.
Il s’agit de documents d’archives officiels (cas des ARCHIVES AFRICAINES du Ministère des Affaires Étrangères belges) ou privées (cas des Diaires des Missions catholiques au Rwanda) dont l’utilisation n’avait pas été faite par les chercheurs dans leurs études sur la société politique rwandaise contemporaine, soit que ces documents fussent inaccessibles, soit que les chercheurs ne purent pas deviner l’existence ou la richesse qu’ils pouvaient contenir. Ainsi en est-il par exemple des Diaires qui sont des « Cahiers » manuscrits dans lesquels les missionnaires consignaient les faits dont ils avaient connaissance chaque jour depuis leur entrée au Rwanda au début du siècle. Ces « cahiers » nous ont semblé contenir, toute l’histoire moderne du Rwanda et ils sont une référence précieuse pour la compréhension de l’œuvre coloniale dans ses diverses dimensions. Le lecteur jugera de notre assertion dès qu’il aura terminé la lecture des pages qui suivent, notamment celles qui sont consacrées aux relations entre l’Eglise et l’État.
Quant aux sources écrites (officielles ou privées) publiées, il s’agit notamment des « RAPPORTS ANNUELS SUR L’ADMINISTRATION BELGE DU RWANDA-URUNDI (1921-1958) présentés par le Ministre des Colonies à la Chambre des Représentants (Bruxelles). L’inaccessibilité des archives a fait que ces rapports sont restés presque la seule référence de ceux qui ont eu à étudier le système colonial belge au Rwanda, avec comme conséquence que les réalisations décrites dans les rapports ont été interprétées comme la preuve d’une colonisation réussie. Pourtant, un examen critique de ces documents montre que le point de vue officiel qui y est exprimé ne reflète pas souvent la réalité du régime colonial tel que le perçoivent et le vivent les autochtones. C’est ainsi qu’il est rare que ces documents traitent de l’opposition aux ordres du colonisateur ou des plaintes des habitants contre les lourdes exigences du système, qui sont autant d’éléments qui ont formé l’arrière-fond de la révolution. Si on se limite à enregistrer le point de vue officiel exprimé dans les rapports, on ne peut pas ne pas être étonné devant un événement comme la révolution de 1959 que rien dans ces documents autorisés ne laissait prévoir. De là à considérer ledit événement comme le fait du colonisateur, il n’y a qu’un pas qui est vite franchi dès qu’aucune autre source ne permet à l’interrogation d’aller au-delà du seul point de vue familier. La confrontation avec d’autres sources met en évidence que malgré l’interprétation optimiste des faits reflétée par les rapports, il existait d’autres faits qui contredisaient ces rapports ; ce sont ces contradictions qui se traduiront en conflit ouvert. L’analyse critique des rapports doit permettre de réaliser que les troubles de novembre 1959 ne sont pas un fait produit spontanément. Nous avons accordé une attention particulière aux « RAPPORTS ANNUELS », établis par les Vicaires Apostoliques du Rwanda SUR LA SITUATION DES MISSIONS CATHOLIQUES (1906-1958).
L’intérêt que ces rapports ont suscité dans le cadre de ce travail tient aux motifs suivants :
1° ils offrent des renseignements précieux sur la situation politique, sociale, économique et religieuse du pays ;
2° ils permettent de saisir avec plus de précision l’impact produit par la présence européenne sur la société rwandaise ;
3°grâce à eux, on se rend mieux compte du rôle éminent et de l’influence de l’Eglise dans l’œuvre coloniale, un rôle qui dépassait la sphère spirituelle qui était censée lui revenir et faisait même confondre l’action de l’Eglise avec celle de l’État ;
4° enfin, dans la mesure où les relations entre l’Eglise et l’État au Rwanda n’ont pas encore fait l’objet d’une étude et pour autant que ces relations aient pu influer sur l’évolution des idées et des faits dans le sens de la contestation, les rapports des Évêques constituaient une pièce centrale pour situer et mesurer l’influence de l’Eglise sur le mouvement révolutionnaire rwandais. En fait, c’est l’étude de l’action politique de l’Eglise catholique au Rwanda qui est entreprise ici.
Il y a lieu d’ajouter, toujours à titré exemplatif de documents jusqu’à présent insuffisamment exploités dans le cadre de la société politique du Rwanda moderne, les « PROCES-VERBAUX DU CONSEIL SUPERIEUR DU PAYS » à travers lesquels apparaissent sous le couvert d’un vocabulaire moderne l’esprit conservateur et l’opposition des gouvernants à la promotion humaine et politique de leurs Sujets. C’est à l’analyse de ces documents complétés par le « COMPTE RENDU ANALYTIQUE DES AUDIENCES DU GROUPE DE TRAVAIL » (avril-mai 1959) que l’on comprend finalement pourquoi à un certain moment, la Révolution de 1959 est devenue inévitable pour le peuple rwandais.
Une dernière remarque en rapport avec la question des sources utilisées dans cette étude concerne « LA PRESSE ». Il faut entendre sous cette appellation, dans ce travail, principalement des journaux, revues ou feuilles d’information publiés, soit à l’échelon « Rwanda », soit à l’échelon « Rwanda-Burundi », en kinyarwanda (langue nationale du Rwanda) ou en français et qui, traitant de la situation au Rwanda, ont joué un grand rôle pour l’éveil politique des masses paysannes et pour la cohésion du mouvement révolutionnaire rwandais.
On retiendra, entre autres, à l’échelon du Rwanda : KINYAMATEKA, KURERA IMANA, IJWI RYA RUBANDA RUGUFI, SOMA et l’AMI.
A l’échelon dit Rwanda-Burundi : TEMPS NOUVEAUX D’AFRIQUE, et éventuellement LA DEPECHE DU RUANDA-URUNDI et LA CHRONIQUE CONGOLAISE.
L’intérêt créé par cette presse baptisée « presse indigène » par le colonisateur pour la distinguer de celle des Européens, cet intérêt tient aux considérations suivantes dans le cadre de notre recherche :
Sur le plan de l’information, cette presse fournit des faits qui sont souvent des témoignages Sur la situation sociale, politique, économique qui prévaut dans le pays à une époque donnée. A la lecture attentive des articles, on découvre une véritable histoire sociale, politique, religieuse et économique, laquelle permet de mieux se rendre compte de l’évolution des idées et des faits sur lesquels s’est appuyée plus tard la révolution.
Sur le plan de la formation ou éducation politique des masses, la presse, surtout celle oui était en kinyarwanda, a – loué un rôle déterminant pour sensibiliser la population aux problèmes socio-politiques du pays et pour la mobilisation de l’opinion publique autour des thèmes de décolonisation interne et externe. Reflet des courants d’opinion, cette presse a aussi contribué à former cette dernière, allant même jusqu’à polariser des tendances politiques on à entretenir des polémiques comme ce fut le cas à propos du problème HUTU-TUTSI
II convient enfin de noter que dans cette presse, les journaux les plus influents sont la propriété et dépendent de l’Eglise catholique. Il s’agit du journal Kinyamateka (en kinyarwanda), le plus vieux journal du Rwanda (fondé en 1933) et de TEMPS NOUVEAUX D’AFRIQUE, lancé en 1955. L’influence de ces deux Journaux fut telle dans le jeu politique du Rwanda qu’elle fit accuser l’Eglise catholique du Rwanda d’être de connivence avec les contestataires du régime et même d’être à la base de cette contestation.
En fait, pour saisir la portée de telles accusations, il faut situer les publications dénoncées par les gouvernants autochtones dans le cadre des relations entre l’Eglise et l’Etat. On remarque qu’au départ, en 1933, le Kinyamateka joue le jeu des gouvernants. Et même revêt le caractère d’un «journal officiel », en ce sens que les décisions et règlements de l’Administration qui intéressent la population sont communiqués au seul journal existant pour publication. La collaboration était alors totale entre les deux pouvoirs ; ils se complétaient ou se suppléaient dans leur action.
Mais pour des motifs explicités dans ce travail, les circonstances amenèrent l’Eglise à prendre ses distances vis-à-vis des gouvernants et à se mettre davantage à l’écoute du peuple. Ce changement d’attitude coïncida avec les premiers signes d’une opposition ouverte au régime.
La publication dans le Kinyamateka d’articles qui reflétaient les revendications de cette opposition provoqua la rupture des excellents rapports qui avaient prévalu jusque-là. En fait, par ses journaux, l’Eglise est entrée dans l’opposition et en a joué le rôle après une longue période de « coalition gouvernementale ». Par là, elle a rejoint le peuple et a été in facteur important de sa prise de conscience, comme le montre l’analyse de l’IIIème Partie de l’étude.
Cependant, l’intérêt qui a été porté aux publications des journaux relève d’un autre motif. Au cours de nos recherches, il est apparu que seuls ces journaux permettaient de savoir et de comprendre LA PSYCHOLOGIE DES LEADERS DE LA REVOLUTION, soit qu’ils aient eu affaire aux masses paysannes ou aux gouvernants autochtones, soit qu’ils aient eu à s’adresser aux autorités coloniales ou à l’Eglise. Il ressort de divers articles que les intéressés firent preuve chaque fois d’un comportement qui ne manquera pas d’étonner ceux qui voudront ne voir en ces hommes que des représentants d’un groupe de la société que la littérature a montré comme dépourvu de qualités « diplomatiques », faute d’avoir eu une part au pouvoir. Il y a comme de la hiérarchie dans les diverses positions qu’ils prennent : à l’encontre des autorités traditionnelles, ils sont très durs ; face au gouvernement colonial, ils cherchent à l’amener à changer d’attitude en lui rappelant sa responsabilité dans le sort qui est fait au peuple ; devant l’Eglise, ils se montrent des chrétiens d’avant-garde et militent dans les mouvements d’action catholique; pour le peuple, ils sont aussi les victimes de ceux dont il se plaint, ce qui facilite la cohésion élite HUTUmasse.
Faire une étude des comportements et des attitudes des révolutionnaires de 1959 et du rôle de la presse constitue une approche nouvelle dans les recherches consacrées au Rwanda. Nous ne prétendons pas être exhaustifs dans un sujet qui mériterait un travail plus approfondi. Ceci est donc un essai que nous souhaitons être in point de départ pour des investigations ultérieures. Car, au-delà de l’aspect que nous avons analysé dans le cadre de ce travail, il y a tout le problème de l’importance et des possibilités de l’information dans une société à majorité analphabète dont il faut promouvoir un développement « conscient ». L’information serait d’abord un moyen d’éducation et aurait la préséance sur la propagande, au moins au départ. L’expérience faite avec la presse à une époque où les moyens d’information étaient fort limités, pourrait être adaptée à la situation nouvelle où un grand nombre d’habitants disposent de postes de radio.
Il faut enfin souligner, à l’occasion de cette question des sources utilisées, que, dans la mesure du possible, nous n’avons pas hésité à faire de longues citations dans le texte, parce que bien souvent le document s’exprime de lui-même beaucoup plus nettement que ne le ferait une périphrase, voire une interprétation.
De plus, la plupart des documents étant inexistants au Rwanda, nous avons voulu à travers nos citations (cas des archives spécialement) mettre un instrument de travail à la disposition de ceux de nos compatriotes qui, désireux à leur tour de réfléchir sur un quelconque des aspects abordés dans cette étude, en seraient privés faute de pouvoir aller jusqu’en Europe pour prendre connaissance des choses qui concernent leur pays. Mais nous sommes conscient que les citations n’en demeurent pas moins l’objet d’un choix, et restent, par conséquent subjectives.