Pour celui qui veut comprendre, expliquer ou interpréter le phénomène révolutionnaire rwandais, il semble indispensable de le situer dans une perspective globale de la société où il s’est produit. Une telle perspective offre l’avantage de ne pas isoler le phénomène étudié d’un ensemble qui le sous-tend ou le conditionne ; sous cet angle, le même phénomène reste intégré, dans le temps comme dans l’espace, à la société où il se produit. C’est dire qu’à notre avis la Révolution rwandaise de 1959 n’aura d’explication valable que si elle est appréhendée à travers le cadre socio-politique, économique et culturel tel qu’il était vu et vécu au Rwanda jusqu’à l’événement.

Mais si dans une démarche scientifique comme celle entreprise ici, on opte pour cette vision « totale » pour mieux circonscrire l’objet à étudier, une difficulté surgit qui a son fondement dans l’état des travaux scientifiques actuellement disponibles sur le Rwanda. Car, si les études faites sur la révolution de 1959 sont encore très limitées, il n’en va pas de même en ce qui concerne les institutions du Rwanda d’avant la colonisation européenne.

La question peut dès lors se poser de savoir si l’option prise de revenir dans cette étude sur des sujets déjà traités constitue encore un apport valable sur le plan scientifique. Nous répondrons à cette objection qui est de taille en précisant que :

La référence à ces études actuellement disponibles n’implique pas que nous envisagions de reprendre les sujets déjà traités, mais de retenir des éléments susceptibles d’être explicatifs de certains aspects liés à la révolution.

Mais même en retenant des éléments des travaux effectués, il faut ajouter que le point de vue d’un auteur ne sera pas nécessairement partagé et que l’occasion de l’emprunt fournira celle d’une nouvelle interprétation ou rectification et donc d’un nouveau point de vue. Nous espérons même montrer au cours de ce travail que l’abondance des travaux sur le Rwanda ne doit pas être confondue avec le traitement exhaustif des sujets choisis, ni être considérée comme l’expression achevée de la connaissance de la société rwandaise.

Les contributions les plus importantes à l’étude empirique et à la conceptualisation du système socio-politique du Rwanda nous viennent des chercheurs tenant à des horizons divers : missionnaires, clergé indigène, anthropologues, historiens, sociologues, tous mus soit par un intérêt scientifique personnel, soit par celui d’organismes auxquels ces chercheurs étaient liés de diverses manières.

Venus de divers horizons, de formation inégale et ayant des objectifs différents, ces auteurs ont aussi effectué des travaux de valeur inégale où parfois l’interprétation d’un fait est faussée par une vision tronquée du même fait, résultat dû, soit à l’objectif poursuivi dans l’étude, soit à l’ignorance de la langue et de la culture du pays obligeant le chercheur à recourir à des interprètes d’occasion, soit à des préjugés, soit au cadre ou à l’orientation idéologique d’un auteur. Ceci invite à une certaine prudence devant l’abondance de ces travaux sur le Rwanda. Un tri s’impose donc.

Ce point de vue trouve appui chez M. J. VANSINA. Dans un ouvrage très important qu’il ait consacré à l’évolution du royaume du Rwanda jusqu’en 1900, cet auteur fait la critique de certaines oeuvres consacrées à ce pays.

Parlant du livre du R.P. PAGES, M. VANSINA remarque que cet auteur fut le premier qui publia une histoire du Rwanda en faisant paraître une série d’articles dans la revue « Congo » qu’il compléta en un livre « Un royaume hamite au centre de l’Afrique ». Dans cet ouvrage le Père PAGES « présente pour la première fois une vue d’ensemble sur l’histoire du Rwanda. Il cite SES SOURCES, SURTOUT LA GENEALOGIE ROYALE ET LES RECITS HISTORIQUES TELS QU’IL LES AVAIT PUISES DANS LES MILIEUX DE LA COUR. Du fait qu’il restait très proche de ses sources, sa vue d’ensemble sur l’histoire du pays resta cependant très floue ».

Dans les années qui suivirent, le chanoine L. DE LACGER fit paraître un ouvrage sur le Rwanda, synthèse de toutes les informations ethnographiques et historiques recueillies par les missionnaires. Ce fut un ouvrage en 2 volumes : I — le Rwanda ancien (1939) ; II — le Rwanda moderne (1940) dont la réédition est de 1959. C’est à propos de ce livre que VANSINA écrit notamment : « l’histoire de France lui étant familière, il entrevit des parallèles entre la France et le Rwanda et présenta l’évolution du Rwanda comme un développement à partir d’une « île de France », dans un système féodal, jusqu’à une monarchie éclairée, comparable aux États du XVIIème siècle européen. CETTE VUE ETAIT UNE SOPHISTICATION DE L’HISTOIRE DU PAYS TELLE QU’ELLE ETAIT INTERPRETEE A LA COUR. Malheureusement le chanoine n’avait pas eu un contact direct prolongé avec ses sources et n’avait pu se rendre compte de la déformation qu’elles offraient. L’effet de cette synthèse si bien construite et si bien présentée fut que personne ne l’a JAMAIS MISE EN QUESTION, DEPUIS LORS ».

Au sujet de l’Abbé A. KAGAME, Rwandais, VANSINA fait remarquer qu’il avait participé à cette tradition missionnaire des Pères Blancs, mais qu’il participait également à la culture et aux préjugés des milieux de la Cour. Étant Rwandais, il se rendit compte que, jusque là, on n’avait utilisé qu’une fraction des sources disponibles et son mérite fut d’explorer dans la littérature orale toutes les sources qui pouvaient éclairer l’histoire. De ce fait, il récolta de nombreux détails nouveaux sur l’histoire du pays et devint en peu de temps l’autorité incontestée en ce domaine. « IMPRESSIONNE PAR TOUS LES FAITS NOUVEAUX QUE PUBLIAIT CET AUTEUR, PERSONNE NE REMARQUA L’INFLUENCE PROFONDE DES PREJUGES QUI CONDITIONNAIENT DE PLUS EN PLUS SES OUVRAGES. EN FAIT, L’ABBE A. KAGAME, REPRENAIT SANS LES METTRE EN QUESTION LES OPINIONS DES MILIEUX DIRIGEANTS DE SON PAYS SUR DES POINTS AUSSI IMPORTANTS QUE LA VALEUR DE SES SOURCES ET LE SENS DE L’HISTOIRE ». «AINSI S’EST CREEE UNE HISTOIRE CHAUVINISTE, POSSEDANT TOUTES LES CARACTERISTIQUES D’UNE ŒUVRE DE PROPAGANDE ».

A ce stade, on peut se demander ce qu’il resterait de valable des publications sur le Rwanda pouvant se rapporter au domaine socio-politique pour une meilleure connaissance du pays. Nous envisageons le problème autrement : ne faut-il pas faire un effort de réflexion et de recherche pour présenter de la société rwandaise une image conforme à sa réalité ? Ou est-ce parce que cette image du peuple rwandais n’était pas la vraie qu’elle a servi comme facteur de revendication et de lutte dans la conquête du pouvoir par les paysans ?

A la première question, nous dirons que l’entreprise est indispensable dans la mesure où ce qui en sort peut servir au développement du pays et aussi pour autant que cela peut aider à une meilleure compréhension d’un peuple et de ses institutions.

Parlant du devoir des Japonais d’étudier leur société, M. TERUAKI KOBAYASHI dit : « L’étude de notre pays, de notre peuple, de notre société, tente aujourd’hui bon nombre d’étrangers, mais ils se heurtent à des obstacles ; pour n’en citer qu’un, l’extrême difficulté de rassembler des matériaux. En admettant même que leur entreprise ne leur soit pas impossible, encore est-il vrai qu’elle est singulièrement facilitée aux Japonais eux-mêmes. Aussi, tout ce qui jusqu’ici a paru sur le Japon se ramène à des ouvrages de la valeur d’un guide ; ce qu’on y trouve, il n’est pas un Japonais pour l’ignorer, ou à dire plus vrai, les ouvrages qu’un Japonais peut lire avec profit sont bien rares. L’étude de la société japonaise doit donc être achevée par les Japonais (ce leur sera d’ailleurs un moyen de s’acquitter de la dette qu’ils ont contractée envers les Européens, que de mener à bonne fin l’œuvre entreprise par eux) ».

Sans être aussi tranchant, les questions d’organisation, de moyens et de personnel suffisamment qualifié pour la recherche scientifique devant conduire à des nuances, nous sommes cependant d’accord avec cet auteur lorsqu’il estime que c’est aux Japonais à achever l’étude de la société japonaise. C’est aussi aux Rwandais d’abord à travailler efficacement à l’étude de leur société en la dépouillant de ce qui est extrême dans le chauvinisme.

VANSINA dans la préface de son livre dit que son « but est de donner du passé du Rwanda une image plus conforme à la réalité » parce qu’il lui semble que « toutes les histoires du Rwanda aient été systématiquement déformées par une fausse vision du réel et qu’il espère que ce travail sera utile au chercheur qui risque actuellement de se perdre dans la profusion des sources et des détails et souhaite un plan général qui donne un sens aux découvertes de détail ».

Une nouvelle vision des choses, une mise en question devient donc sinon nécessaire, du moins utile. Mais c’est là une tâche de longue haleine surtout dans l’optique de coopération avec ceux qui déjà ont fait des efforts remarquables en axant leurs recherches et leurs spécialisations sur l’Afrique en général et sur le Rwanda en particulier, car ceux-là aussi peuvent être marqués par la tentation du monopole sur le champ d’investigations et il n’est pas facile d’accepter d’être mis en question quand on est passé pour maître d’un terrain. Cependant, cela n’est pas impossible ; un esprit vraiment scientifique doit rester ouvert à la discussion, ne rien prendre pour absolu surtout dans le domaine des sciences humaines, accepter la modification de schémas jusque-là incontestés dans la manière de penser et d’exprimer des réalités auxquelles on est confronté.

Parmi les auteurs qui ont apporté une contribution importante à la connaissance du Rwanda, il faut citer J.J. MAQUET. Dans l’introduction de son livre «LE SYSTEME DES RELATIONS SOCIALES DANS LE RWANDA ANCIEN », paru en 1954, M. MAQUET dit qu’il décrit des structures et des institutions de l’organisation politique du Rwanda qui n’existe plus, au moins dans leur entièreté. Ce point de vue semble contredit par les premières manifestations officielles visant à provoquer un changement institutionnel au Rwanda. La révolution de 1959 a été faite contre une réalité vivante dont certains aspects mineurs avaient subi des modifications mais dont le fond était demeuré intact comme nous le verrons plus loin.

Mais il semble que malgré la valeur qu’il faut reconnaître à l’ouvrage de M. MAQUET, celui-ci n’a pas pu échapper à l’influence des oeuvres de KAGAME, PAGES, de LACGER, sur des points aussi essentiels que la mise à l’avant-plan de la vache et de la protection obtenues par les HUTU, pour expliquer une réalité aussi polyvalente et équivoque que l’institution d’ ubuhake.

Cet auteur dit que son « étude est fondée sur la littérature publiée sur le Rwanda et des matériaux rassemblés sur le terrain ». Il importe de remarquer de suite que les auteurs dont nous disons qu’il a subi l’influence ont principalement, sinon uniquement, travaillé sur le terrain, ce qui renforcerait l’opinion que « le système des relations sociales dans le Rwanda ancien » de M. MAQUET n’a pas toute l’originalité qu’on serait tenté de lui reconnaître à première vue.

Certes, la rigueur scientifique qui entoure l’œuvre est indiscutable, mais le fait que cette rigueur scientifique est appliquée à des faits dictéspar des informateurs tenant au même milieu que ceux qui, en général, ont été à la base des ouvrages déjà parus sur le Rwanda, n’implique pas que l’interprétation de ces faits soit nécessairement différente, en l’absence d’une confrontation avec d’autres faits émanant d’autres informateurs tenant à un autre milieu mais appartenant aussi à la société rwandaise. Ceci paraît d’autant plus probable que le chercheur se trouve obligé de passer par des intermédiaires (interprètes) pour appréhender l’objet de ses investigations, ce qui peut être l’occasion pour l’interprète d’orienter les résultats de la recherche et donc d’exercer une influence sur l’œuvre.

A ce propos, ce passage tiré de l’introduction du livre de l’abbé KAGAME « Le Code des Institutions politiques du Rwanda précolonial » semble révélateur :

« On peut… se demander s’il est vrai que le Rwanda ancien était organisé tel que je le décris. Je puis ici avancer que je me suis rendu compte du désir du lecteur de disposer de documents objectivement établis. D’autres personnes ont également exprimé la même pensée et en particulier M. MAQUET… Voulant m’aider en cette tâche, il entreprit une enquête qui lui fit visiter toutes les provinces du Rwanda, où grâce au concours de l’administration européenne et du roi Mutara III, l’attendaient les notables de ces diverses régions, chefs, sous-chefs et particulièrement, BATUTSI, BAHUTU et BATWA, qui avaient vécu sous le régime décrit par le Code. La liste de ces vieillards avait été dressée à Nyanza même, lors d’une réunion de chefs venus de tous les territoires et M. MAQUET lui-même avait complétée cette liste ultérieurement, à la suite de contacts personnels avec certains informateurs. L’ENQUETE CONSISTAIT EN UN TEST DE 100 QUESTIONS, DANS LESQUELLES SE TROUVAIENT CONDENSES LES ASPECTS FONDAMENTAUX DE CETTE MONOGRAPHIE. « … les matériaux recueillis dépassèrent de loin mes prévisions… Aussi m’est-il un véritable plaisir de pouvoir apprendre au lecteur de ces lignes que l’« organisation politique de l’ancien Rwanda » de M. MAQUET, viendra en son temps confirmer le bien-fondé de ce « Code des institutions politiques du Rwanda précolonial ».

Si nous avons réservé une place importante au livre de M. MAQUET, livre considéré comme « classique » pour l’étude des institutions du Rwanda d’avant la colonisation européenne, c’est à cause de l’influence qu’il fut susceptible d’exercer dans le cadre du fonctionnement des institutions politiques du Rwanda.

En effet, dans l’hypothèse de la continuité traditionnelle, ce livre aurait pu être considéré comme un nouveau chant en l’honneur des institutions coutumières du Rwanda.

Mais lorsque M. MAQUET publia son étude (1954) un climat de contestation s’installait déjà chez une partie de l’élite rwandaise et un malaise certain régnait dans les milieux des gouvernants « coutumiers », car une entorse venait d’être faite à l’une des justifications du pouvoir et du prestige de ces gouvernants par la mesure ordonnant la suppression d’ubuhake.

On verra plus loin l’importance de cette suppression qui ouvrit la porte à la contestation déclarée, favorisa l’acheminement vers la rupture de la digue « naturelle » de l’inégalité des races au Rwanda et fit entrevoir les possibilités de compétition dans la conquête du pouvoir.

Dans ces conditions, il semble qu’il devint impossible pour la caste dirigeante d’exploiter à son profit le contenu du livre de M. MAQUET sous peine d’aggraver une situation qui s’annonçait critique.

Par contre, il est vraisemblable que ceux qui souhaitaient ou voulaient des réformes mirent à profit ce livre pour dénoncer les méfaits du régime coutumier et sensibiliser la masse paysanne à la situation. Il semble que cela était imprévisible lorsque M. MAQUET réunissait ses matériaux, car on peut légitimement douter que l’aristocratie rwandaise au pouvoir à l’époque voulût fournir des armes contre son pouvoir, sa domination.

Ainsi, le livre de M. MAQUET apparaît dans l’image que l’on a faite de ses conclusions ; les révolutionnaires et les traditionnalistes lui reconnaîtront une valeur dans la mesure où il contient des éléments pouvant servir la cause des uns et des autres.

Au sujet des matériaux, l’auteur note : « plusieurs membres du service territorial et plusieurs missionnaires oui portaient un intérêt considérable à la société et à la culture du Rwanda, m’ont fourni de très précieuses informations et m’ont communiqué des opinions très encourageantes » en plus « des conversations avec des africains ». Il ajoute à propos de ses informateurs que « comme on pouvait s’y attendre, les personnes les plus compétentes sur l’organisation politique furent des TUTSI et en fait, tous nos informateurs sont des TUTSI choisis selon certains critères… Comme le nombre de HUTU et de TWA était trop restreint pour avoir aucune signification (il n’y avait en fait qu’un seul Twa) leurs interrogatoires ne furent pas pris en considération ».

On est en droit de penser, grâce à cette indication, que c’est notamment parce que les HUTU étaient considérés comme incompétents pour donner des informations valables sur l’organisation politique qu’ils furent pratiquement exclus de l’enquête. Mais comment expliquer que ces HUTU considérés comme ignorant l’organisation politique du Rwanda se soient ligués peu de temps après l’enquête de MAQUET pour accuser la même organisation et finalement la renverser ? N’est-ce pas là une preuve que cette organisation était encore vivante mais que ses manifestations étaient moins perceptibles à quelqu’un d’extérieur au système, lequel recevait dans ses informations une réalité bien habillée suivant le style mental des dirigeants à l’époque de l’étude ? Ne peut-on pas voir aussi, dans ce comportement des HUTU, la preuve qu’ils connaissaient bien cette organisation, et qu’en les excluant de la liste d’informateurs établie à Nyanza (résidence du roi), on voulait cacher au chercheur une partie de la réalité rwandaise ? Enfin, on peut dire que même M. MAQUET a suivi la voie traditionnelle des chercheurs étrangers sur le Rwanda qui ont toujours trouvé (à quelques exceptions près) leurs informations auprès d’une catégorie déterminée du peuple rwandais. Laquelle catégorie avait intérêt à présenter pour vrai ce oui répondait au mieux à ses intérêts et options, surtout si on tient compte de l’origine de l’informateur, car, comme nous l’avons dit, les rapports individuels reflètent toujours plus ou moins les relations entre groupes, et l’attitude d’un individu est généralement conditionnée par celle du groupement auquel il appartient.

C’est dans la mesure où l’informateur est conditionné par son milieu, son groupe, que l’information peut ne pas répondre au but recherché par l’investigateur. Cela est vrai dans le cas du Rwanda, où les sources de l’information dépendaient de ceux qui avaient le pouvoir. C’est un fait. Le résultat fut que malgré la valeur des ouvrages publiés, leur portée est limitée en ce sens que, quoique emportant la généralisation ils ne traitent pas de la société « totale », mais de la société telle que la caste qui occupe le pouvoir la présente. La connaissance du Rwanda à l’extérieur est demeurée celle qu’en ont donné les TUTSI jusqu’à la révolution.

Ce point de vue est confirmé dans les dépositions faites devant le Groupe de Travail par les leaders de la Révolution de 1959 :

« Il est à croire que si la Puissance Administrative avait clairement vu le problème, elle aurait depuis longtemps pris toutes les mesures antidiscriminatoires qui s’imposent. Or, il se fait que les difficultés pratiques d’atteindre toutes les couches de la population ont amené fonctionnaires et hommes de sciences à n’entendre qu’un seul son de cloche depuis le début de l’ère coloniale jusqu’à ce jour.

Il a fallu la publication d’un Manifeste des BAHUTU pour convaincre – et encore ! – les responsables, qu’il peut y avoir d’autres interlocuteurs valables que le Mwami et ses chefs ! C’est dire que toutes les informations relatives au Rwanda ancien et moderne ont été puisées auprès des personnes qui avaient tout intérêt à travestir la vérité.

Rien d’étonnant, dès lors, que presque tous les auteurs qui ont traité du Rwanda se soient fait chantres d’un régime corrompu dont la permanence nous préparera de douloureuses surprises. Ces informateurs, avocats de leur propre cause, plus préoccupés de prévenir des conséquences fâcheuses de leurs révélations due de renseigner les enquêteurs avec objectivité, sont parvenus à noyer le monde politique et même le monde scientifique dans le brouillard de leurs intrigues et de leurs ambiguïtés. Et je doute très sérieusement que l’Européen, quelle que soit sa lucidité, puisse échapper aux informations tendancieuses émanant du génie politique de l’aristocratie dirigeante, s’il ne peut les soumettre au crible de la critique par comparaison avec des enseignements provenant de divers autres milieux intéressés. Variété qui lui a manqué jusqu’à ce jour.

De là des slogans relatifs au « respect de la coutume et des structures traditionnelles », au « sens inné de commandement du MUTUTSI dont le MUHUTU est dépourvu », à « l’adaptation de la civilisation occidentale à la culture rwandaise », à « la nécessité d’éviter de bousculer les institutions traditionnelles qui ont fait leurs preuves », etc…, etc… Il en est résulté que l’opinion belge et l’opinion internationale a été faussée à tel point que, à l’ext4rieur de nos frontières, et sauf exception, CHACUN EST CONVA INCU QUE RWANDA EST SYNONYME DE TUTSI-HAMITE. Le HUTU-Bantou, lui n’est connu tel qu’il est que par quelques rarissimes érudits en ethnologie africaine. TOUTES CES AFFIRMATIONS GAGNERATENT A ETRE REPENSEES. Si elles RECELENT une certaine part de vérité, ELLES SONT LOIN D’EXPRIMER TOUTE LA VERITE » (14) ; et d’ailleurs « Les efforts de ceux qui agissent sur l’opinion publique, pendant longtemps n’eurent cure des 85% de la population : le Rwanda fut présenté par plus d’un auteur comme « Le Royaume Hamite », comme « Un Royaume Hamite au Centre de l’Afrique» ; le territoire fut présenté aux forums internationaux par les « danseurs watusi ». L’atmosphère féodo-coloniale, entretenue par l’administration indirecte mal au courant des réalités, a favorisé une information aussi fausse que répandue, la photographie et le film tendent à verser dans ce sens »

Les considérations qui précèdent suggèrent principalement les conclusions suivantes :

1. Devant la nécessité d’employer des matériaux disponibles sur le Rwanda, l’abondance de ces matériaux doit subir un examen attentif en vue d’une utilisation plus intensive au cours de la recherche, leur critique pouvant entraîner certaines rectifications ou même parfois permettre des changements de perspectives.

2. Il semble que dans la mesure où un grand nombre de publications faites sur le Rwanda ne répondent pas à la réalité totale du peuple rwandais mais restent axées sur une partie de cette réalité prise pour un tout. Les auteurs de ces ouvrages en général ont servi involontairement la cause de la révolution en fournissant aux leaders de celle-ci l’occasion d’exploiter plus systématiquement les contradictions du régime présentées rationnellement dans ces écrits. En d’autres termes, dans la mesure où l’image de la société rwandaise donnée dans ces publications ne correspondait pas à ce qu’était réellement la société totale, les leaders de la révolution y ont trouvé l’occasion d’exploiter ces contradictions pour une mise en cause du régime et pour la mobilisation des paysans HUTU. Nous reviendrons sur cette question dans la suite.

L’essentiel de notre réflexion a porté jusqu’ici sur les travaux pouvant servir dans la présente étude. Etant donné que celle-ci porte sur la Révolution rwandaise de 1959, on peut se demander si depuis cette date l’événement n’a pas retenu l’attention des chercheurs.

A notre connaissance il n’existe pas d’étude spécifique consacrée uniquement à la Révolution rwandaise. Des articles ou des brochures occasionnelles ont été publiés, dictés surtout par le fait du jour. Mais comme analyse systématique et approfondie du phénomène révolutionnaire total, envisagé dans l’optique et les limites indiquées plus haut, nos recherches n’ont pas abouti à en découvrir.

Toutefois, il faut noter le travail de M. J. BHATTACHARYYA effectué comme thèse de doctorat à l’Université de Delhi et consacré à la « BELGIAN ADMINISTRATION IN RWANDA DURING THE TRUSTERSHIP PERIOD WITH SPECIAL REFERENCE TO THE TUTSI-HUTU RELATIONSHIP ».

M. BHATTACHARYYA interprète sûrement dans une optique déterminée certains aspects de la Révolution rwandaise dans la mesure où il cherche à « expliquer le processus par lequel cette société à caste couronnée par une monarchie absolue, fut transformée en régime républicain ».

Cependant, on peut faire observer que l’explication que l’auteur donne de la révolution de 1959 et de l’événement du régime républicain est tronquée pour les motifs suivants :

1. Si on examine la documentation portant surtout sur la période essentielle dans le processus de l’évolution de la situation révolutionnaire, c’està-dire la période couvrant 1950 à 1962, on constate que cette documentation limitée a eu des conséquences sur le développement du sujet en profondeur, ce qui a influé sur la portée de l’interprétation, qu’une utilisation intensive de matériaux plus abondants doit permettre de combler.

2. Lorsque nous disons que l’explication donnée par BHATTACHARYYA est tronquée, nous nous référons aussi au fait que l’emploi des matériaux disponibles sur le Rwanda s’est limité à l’acceptation de la ligne « traditionnelle », adoptée en général par les auteurs qui ont traité du Rwanda avant lui. Mais ceci peut se comprendre si on tient compte du fait que BHATTACHARYYA ne pouvait pas, n’ayant jamais été au moins « sur le terrain », contredire des sources ou les rectifier sans disposer d’éléments nouveaux.

3. Enfin, aux deux motifs ci-dessus, on peut ajouter celui qui se rapporte à la méthode adoptée par BHATTACHARYYA. Mettant à profit les résultats déjà acquis, l’auteur paraît opter pour la démarche structuraliste, c’est-à-dire celle par laquelle « la politique est vue sous l’aspect des relations formelles qui rendent compte des rapports de pouvoir instaurés réellement entre les individus et entre les groupes». C’est là une méthode assez simple du moment qu’elle admet dès l’abord que « les systèmes structuraux tels que les anthropologues les décrivent sont toujours des systèmes statiques », considérant par là qu’ils constituent « des modèles de la réalité sociale qui présentent un état de cohérence et d’équilibre accentué, alors que cette réalité n’a pas le caractère d’un tout cohérent, qu’elle recèle des contradictions ». Sous cet angle les structures politiques deviennent des systèmes abstraits manifestant les principes qui unissent les éléments constitutifs, des sociétés politiques concrètes. Ceci entraîne, pour BHATTACHARYYA, la conclusion que la révolution rwandaise serait du domaine de la génération spontanée (The revolution which erupted in 1959… »).

L’examen que l’on vient de faire et celui que nous allons développer autorisent qu’on puisse émettre certaines réserves quant à l’exactitude de l’interprétation faite de la Révolution rwandaise, celle-ci se présentant autrement que née spontanément ou brusquement, ayant un fondement plus profond que les références à des dates déterminées.

D’une toute autre portée est le livre de M. LEMARCHAND : « Rwanda and Burundi ». Écrivant dans un but précis, LEMARCHAND veut « mettre le lecteur au courant de l’histoire passée et récente de ces deux États que les observateurs Occidentaux connaissent moins ». Mais il veut aussi proposer, au-delà d’une étude de cas, de nouvelles perspectives et de nouveaux champs d’investigation » avec l’espoir que de nouvelles voies pour plus de recherches « seraient ouvertes ». Remarquons pour l’instant avec le Prof. J. ZIEGLER que ce livre constitue un « ouvrage intéressant qui, visiblement, est le produit du choc reçu par LEMARCHAND à l’occasion de la révolution rwandaise. Effectuant un travail scientifique précis, LEMARCHAND ne cherche au fond, qu’à répondre à une seule question : comment les BATUTSI du Rwanda ont-ils consenti avec une passivité apparemment si étonnante à se faire massacrer par leurs sujets insurgés ? ».

Nous aurons l’occasion de revenir sur ce livre au cours de nos développements ultérieurs à cause de certaines interprétations de la Révolution rwandaise qu’il contient ; mais la perspective dans laquelle nous avons placé notre étude diffère de celle de LEMARCHAND. Car pour nous l’explication de la Révolution de 1959 dépasse la seule considération résultant d’un « choc culturel devant les massacres gratuits (« wanton killings ») », dont LEMARCHAND affirme avoir été témoin.

En terminant cet aperçu critique des oeuvres les plus significatives par rapport à l’objet de notre analyse, nous mentionnerons le livre de M. W. ROGER LOUIS: « RUANDA-URUNDI 1884-1919 ». Ce livre est consacré surtout à l’« histoire diplomatique et administrative de la colonisation du Rwanda et du Burundi en tant que ces deux pays furent avant la première guerre mondiale l’enjeu d’une lutte pour leur possession entre l’Allemagne, l’Angleterre et la Belgique ». Il nous intéresse, dans la mesure où, il fournit des éléments de réponse aux questions que nous aurons à trancher se rapportant à la période allemande et qui auront une signification pour la présente étude dont la perspective est différente de celle de M. LOUIS.