Rôles Ou Fonctions De L’institution.
Nous aurions pu résumer les rôles ou fonctions d’ubuhake dans l’intitulé même de cette section en disant qu’il est une justification de l’inégalité naturelle des races humaines, qu’il est l’expression de la domination politique et de l’exploitation économique des races inférieures et, enfin, qu’il constitue un moyen de défense contre les contestations.
L’analyse qui précède a permis d’aborder en partie ces points. Dans les lignes qui suivent, nous essayerons de compléter cette analyse en nous référant davantage à « la réalité pratique » qui est une conséquence de la philosophie du pouvoir, c’est-à-dire de la conception du monde que s’était faite la caste TUTSI.
Une précision qui s’impose avant de poursuivre : lorsque nous disons que ubuhake a marqué la mentalité, les attitudes et les comportements des Rwandais, il faut entendre par MENTALITE « l’ensemble des dispositions intellectuelles, des habitudes d’esprit et des croyances fondamentales d’un individu » ; quant à L’ATTITUDE, il s’agit du « contenu de la mentalité par rapport à une situation particulière ou à un ordre de questions délimité. Elle exerce donc une influence directrice sur la conduite de l’individu en le prédisposant à agir d’une certaine manière » ; enfin par COMPORTEMENT, il faut entendre « la manière d’être ou d’agir de l’individu en réponse à un stimulant extérieur. Se révélant concrètement, il est directement tributaire de l’observation ». Dans le cas du Rwanda, la réalité pratique qu’est ubuhake comporte ces trois couches de phénomènes.
Rappelons brièvement le fondement du droit des TUTSI à commander. L’élection par Dieu de la race TUTSI pour régner sur les autres races paraît être le premier fondement .du pouvoir TUTSI. La conquête et l’établissement de ce pouvoir sont dès lors des prolongements logiques de la mission reçue de l’Eternel. Groupe de parents au point de départ, ils se croient les descendants d’un dieu et par là marquent leur différence d’avec le reste des hommes.
C’est cette vision qui va fonder dans l’histoire du Rwanda la « doctrine » des races en ravivant ou aggravant l’idée d’hérédité et de continuité de l’esprit non seulement du groupe conquérant mais du groupe conquis. Pour les TUTSI, le groupe ne peut avoir identité, continuité, pérennité qu’en tant qu’il est issu du dieu, de qui il tient son rang et son esprit. Hérédité qui fait la sainteté, qui fait la pureté, comme nous l’a fait entendre BUSHAYIJA. Même si un seul membre du groupe est « divinisé », cela n’enlève rien au groupe d’origine (les autres sont ses « frères »), seule la stratégie a imposé cette divinisation, car il s’agissait de prévenir les contestations en feignant l’égalité dans l’obéissance à un même « père ». Le groupe TUTSI se croit fait de surhommes parce qu’issus d’un dieu. Et son autorité sur les impurs ou les moins purs est fin en soi et bien en soi. Ce sont les plus purs (les TUTSI conquérants) qui sont les plus forts, puisqu’ils sont dotés des pouvoirs des dieux. Cette pureté qui continue la sainteté revêt ainsi deux visages, mais qui n’en sont qu’un : pureté mystique, pureté ethnique.
La pureté mystique est l’unité d’esprit divin. Le sang et l’âme ne sont pas objets distincts ; le sang qui fait l’hérédité de la caste n’est que le véhicule de l’esprit. Et si les TUTSI sont des parents, c’est en vertu de leur lien direct avec Dieu. Ainsi, la pureté mystique est la parenté-esprit ou la parenté d’esprit.
Quant à la pureté ethnique, elle est l’unité de sang. La parenté mystique implique endogamie et non exogamie ; les TUTSI étant les purs et les seuls purs, doivent ne s’épouser qu’entre eux. Même si les circonstances font enfreindre cette loi, cela n’enlève rien à la philosophie qu’on en a. Par cette loi sacrée d’endogamie, la pureté ethnique est donc mise en valeur et il faut y tenir, car comme le dit l’abbé KAGAME, si la nature est semblable chez tous les êtres humains, l’inégalité des hommes cependant est naturelle quant aux dons, aptitudes, qualités personnelles et situation qui résulte de cet ensemble ».
La transmission du sang devient, en soi, raison du groupement et par la naissance on parvient à assurer le droit à commander. Dans cette naissance se trouve posé un impérialisme potentiel.
Une réflexion plus approfondie sur cette « doctrine » de l’inégalité des races pourrait, semble-t-il, faire découvrir que les TUTSI ont proposé deux doctrines différentes et superposées : la doctrine populaire consistant à affirmer devant les masses « l’origine céleste » des TUTSI, sans risque d’être contredit par les bénéficiaires de cette discrimination et la doctrine ésotérique à l’usage des initiés (penseurs et dirigeants traditionnels) qui ne pouvant être dupes d’une pareille hâblerie, trouvent leur refuge dans une tradition dont ils ont su aménager les cadres et les instruments.
Dans une telle philosophie, et comme la généralité des Rwandais en était convaincue, tout TUTSI « est forcé de représenter l’orgueil du tout : il lui faut donc parler et agir avec un extrême respect de soi-même. Cette responsabilité pour le tout procure à l’individu un regard étendu, une main sévère et terrible, une prudence, une grandeur de l’attitude et du geste qu’il ne donnerait pas pour lui-même »
Opérant la conquête du Rwanda, et justifiant par là l’établissement des groupes héréditaires par lequel les statuts de vainqueurs et de vaincus sont perpétués, le groupe TUTSI adopte l’idéologie d’inégalité qui en est le corollaire. Et « une théorie raciste semble la seule idéologie parfaitement compatible avec une structure à castes »
Mais il faut surtout voir dans cette philosophie de l’inégalité un instrument d’hégémonie politique : « Certain BATUTSI et non des moindres sont marqués par une mentalité raciste et « übermenschiste » qui tend à stratifier l’assimilation traditionnelle par le truchement des ridicules ennoblissements qui sont radicalement opposés à la solution du problème HUTU-TUTSI. En effet, l’absorption des HUTU dans l’ancien régime par la conquête TUTSI est quasi un absolu dans la politique générale hamite. Elle peut se cacher sous le prétexte d’ordre moral ou humanitaire : c’est un instrument d’hégémonie politique »
Mise en pratique, cette théorie raciste apparut comme très efficiente, assez compréhensible et même acceptée ; ce qui fit constater que « dans les royaumes du Rwanda et de l’Urundi, les relations politiques étaient fondées sur un principe d’inégalité fondamentale entre les hommes, qui se traduisait en paternalisme chez les supérieurs et en dépendance chez les inférieurs. Ceux qui commandaient étaient considérés comme supérieurs parce qu’ils appartenaient à la caste minoritaire des TUTSI ».
Le principe fondamental qui devait présider au gouvernement de la société étant bien posé dans la nature et dans l’histoire, il fallait en tirer toutes les conséquences et surtout concrétiser la domination totale de la race des conquérants (TUTSI) sur celle des conquis (HUTU). Mais la création d’institutions nécessaires au fonctionnement de l’Etat implique une certaine rationalité. Les conquérants ont dû donc conduire celle-ci jusqu’au point où ils pouvaient être assurés du meilleur niveau de possession permanent des biens et du pouvoir. Mais compte tenu de la rigueur du principe adopté, on peut légitimement penser que la rationalité du système de gouvernement fut moins celle d’un Etat organisant la société en son entier, que celle d’une caste organisant l’exploitation d’une majorité paysanne chargée de la production et soumise à des prestations multiples. La mécanique socio-politique fonctionna à cette fin. Nous en voulons pour confirmation les faits que rapporte l’histoire du Rwanda montrant que l’Etat d’avant la colonisation européenne n’a pu parvenir à établir son emprise de manière égale, et les « variantes » régionales témoignent des limites contrariant la généralisation du système administratif ; ce qui n’a pas empêché l’application efficace de la philosophie de l’inégalité.
La réflexion qui a été consacrée plus haut à la recherche de la signification d’ubuhake au niveau terminologique et au niveau de l’institution nous a conduit à la conclusion que l’institution ubuhake est essentiellement une institution politique en tant qu’elle concrétise la nature des rapports d’autorité et d’obéissance entre gouvernants et gouvernés. En d’autres mots : ubuhake inclut un régime politique, car il définit les rôles des gouvernants et des gouvernés. Les autres aspects que revêt cette institution en dépendent et n’ont leur pleine signification que vus à travers le prisme que constitue ubuhake. «Régime socio-politique féodal qui a généralisé l’hégémonie hamite ».
Conséquence de la doctrine de l’inégalité fondamentale, on pourrait dire prolongement – ubuhake extériorise celle-ci, en imprègne tous les domaines de la vie tant publique que privée et toutes les autres institutions.
Entendue comme l’extériorisation de la philosophie de l’inégalité des races, ubuhake apparaît comme telle d’abord au niveau de son élaboration, ensuite au niveau des droits et devoirs qu’implique la relation établie. Partout la distinction demeure : on est candidat-client ou client en tant que TUTSI ou HUTU et les droits ET DEVOIRS SONT DETERMINES en fonction de cette appartenance raciale.