UBURETWA
Le Rapport du Groupe de Travail définit UBURETWA comme une « contribution coutumière dont la signification est celle d’un impôt foncier, d’un loyer ».
Entendu sous cette forme, UBURETWA semble être de l’essence d’une réglementation à laquelle tous les Rwandais étaient soumis, ce qui est contraire à la pratique.
En réalité, UBURETWA traduit l’ensemble des prestations en nature et sous forme de travail, c’est-à-dire des corvées auxquelles les Hutu (cultivateurs) étaient coutumièrement astreints par famille au profit des autorités sans aucune rémunération.
C’est la même notion que donne BOURGEOIS pour qui UBURETWA consiste en travail sans rémunération, en « corvées dues par les agriculteurs Bahutu au titre de loyer de terre auprès du sous-chef de colline ou du chef dans sa terre inyarulembo et du Mwami, à raison de deux jours sur cinq que comportait la semaine indigène. Le cinquième jour étant consacré au repos dominical (icyumweru cya Gihanga). Ces corvées consistaient en travaux de culture, de construction, de portage, etc… ».
Sous l’administration européenne, la prestation UBURETWA fut ramenée (en 1924) à deux jours sur sept en ce qui concerne les travaux de culture au profit des autorités. UBURETWA a donc gardé sa signification : un travail OBLIGATOIRE et NON REMUNERE.
« Le service appelé UBURETWA » (servage) écrit SANDRART, comporte l’obligation de prester au même chef le travail de deux jours sur les cinq que comporte la semaine indigène… Suivant la région, l’on acquittait tantôt la redevance seule, tantôt le service ; dans d’autres les deux étaient exigés ».
L’importance de ces corvées pour les gouvernants et le groupe Tutsi (les Tutsi qui n’étaient pas gouvernants en étaient exonérés) était sans conteste capitale. Et pour comprendre cette importance, ainsi que ce régime de tributs et de corvées, « il faut partir de ce fait liminaire que le pays (à partir d’une certaine époque) était administré par une race de pasteurs Batutsi qui, ne travaillant pas, devaient pour se maintenir et subvenir à leurs besoins hormis ceux couverts par le gros bétail, avoir recours aux contributions en nature et en travail fournies par les populations assujetties… Tous les biens et activités étaient susceptibles de taxation, tandis que tous les sujets, hormis les Batutsi, étaient soumis aux corvées ».
Les corvées et notamment UBURETWA étaient donc justifiées par le fait de la domination des Tutsi sur les Hutu. En conséquence, quiconque appartenait au groupe des vainqueurs, c’est-à-dire au groupe Tutsi devait échapper à ces corvées. C’est ce que confirme cette déclaration d’un grand chef membre du Conseil Supérieur du Pays qui, en pleine réunion du Comité d’étude du problème social Muhutu-Mututsi et pour répondre à la plainte des représentants Hutu basée sur la constatation que « LES TRAVAUX DURS SONT TOUJOURS DEMANDES AU MUHUTU, C’EST LUI QUI EST TOUJOURS CORVEABLES », répondit avec candeur : « JE SAIS QUE LE MUTUTSI SOCIAL (NON GOUVERNANT) EST INCAPABLE DE FAIRE CERTAINES CORVEES ».
Le mot UBURETWA évoluera pour devenir synonyme du mot « AKAZI », imprécis et pouvant signifier entre autres tout travail rémunéré ou les corvées non rémunérées, telles que nous venons de les préciser.
ABARETWA (au sing. UMURETWA).
Le mot dérive du terme UBURETWA et signifie ceux qui font UBURETWA, c’est-à-dire « les corvéables » (note 520). « Ils (les corvéables) doivent, écrit KAGAME, fournir des prestations serviles au chef qui les installe : journées de travail en son champ, construction de son habitation, portage de bagages et autres occupations du même ordre ».
Cette définition que KAGAME donne des obligations des Abaretwa appelle un correctif. Cet auteur fait dépendre ces prestations du fait de l’installation d’un individu sur un terrain par l’autorité politico-administrative. Ce qui, dans cette optique, aurait pour conséquence de traiter de la même façon ceux qui se trouveraient dans les mêmes conditions, c’est-àdire les Hutu et les Tutsi installés par l’autorité compétente. Ce fait est inconciliable avec la notion même d’UBURETWA qui implique une discrimination pour ceux qui doivent y être soumis, comme le démontre l’analyse faite de ce terme.
De plus, la définition des obligations des ABARETWA que donne
KAGAME fait entendre que ceux qui n’avaient pas été installés sur leurs terres échappaient à la corvée UBURETWA. Ce qui revient à dire qu’étaient seuls corvéables ceux qui avaient bénéficié d’une installation par l’autorité. Ainsi il y aurait eu des Hutu qui, par principe, auraient échappé aux corvées et des Tutsi qui y auraient été soumis.
Outre que cette hypothèse est démentie par les considérations qui précèdent, il faut se rappeler que quiconque recevait un commandement politique avait de ce fait tous les droits et pouvoirs sur ce qui devenait son territoire et son domaine avec tout ce que ces notions comportent. Comme le remarque BOURGEOIS au sujet du Rwanda et du Burundi : « En même temps qu’ils les investissaient, les Bami (rois) accordaient à leurs mandataires la jouissance de certains avantages inhérents au domaine foncier, avantages qui se traduisaient par le prélèvement de tributs, de corvées et de terres personnelles.
Ce correctif étant fait, la notion d’ABARETWA, telle qu’elle résulte du texte de KAGAME paraît acceptable dès qu’il devient possible d’y insérer que l’installation par l’autorité ne constituait pas la condition essentielle pour soumettre les seuls Hutu aux corvées. Il ne faut pas oublier que ce sont ces tributs, corvées et redevances qui, dans le Rwanda d’avant la colonisation moderne, constituaient la rémunération des autorités.
Même sous l’administration coloniale (1-1-1932) seuls les Hutu restèrent effectivement frappés par ces prestations, car « les éleveurs furent soumis théoriquement aux mêmes tributs et corvées fonciers que les agriculteurs puisque ces redevances furent étendues à tous les indigènes. En fait, ils n’accomplirent jamais la corvée en travail et ne fournirent pas de vivres ».
Une remarque importante, que d’aucuns pourraient prendre pour une anecdote, s’impose, à cause de son retentissement psychologique dans la mentalité et dans la société rwandaises.
Des auteurs, comme la généralité des Tutsi, ont souligné l’importance de l’élément liquide, à l’exception de l’eau, dans l’alimentation des Tutsi allant jusqu’à faire croire que ces derniers se passaient de nourriture solide pendant des jours ou mangeaient à peine. Ce comportement était devenu presque légendaire.
Or, l’analyse faite ci-dessus des mots et de leur signification révèle qu’une grande partie de ces notions – qu’il s’agisse des tributs, corvées ou redevances – se rapporte aux denrées alimentaires.
Dès lors se pose la question : si les Tutsi ne mangeaient pas ou mangeaient à peine, pourquoi n’allégeaient-ils pas le fardeau qu’ils faisaient peser sur leurs sujets par ces prestations en vivres et en travail ? Comment expliquer que la perception de ces droits ait été soutenue de façon très régulière sans tolérer que la mesure soit en-deçà de ce qui était attendu ; qui donc bénéficiait des fruits de ces prestations ?
Il semble que l’explication de cette attitude qui devient indifférente, sinon méprisante à l’égard de la nourriture quand les cultivateurs ont rempli leur obligation de la fournir, vise à exprimer l’idée de différence dans les préoccupations des Tutsi et des Hutu, insinue la supériorité des Tutsi sur les paysans Hutu, puisque les premiers ne se portent pas physiquement moins bien que ces derniers, alors qu’ils ne se nourrissent pas comme eux des produits de la terre ; enfin il semble qu’en définitive les Tutsi aient voulu insinuer qu’il y avait une différence « fondamentale » entre eux pasteurs, et les paysans Hutu.
Ainsi s’explique l’emploi d’euphémismes et d’expressions métonymiques pour désigner les redevances en nature, telles que haricots, petits pois, bananes, sorgho etc…, donc des biens directement consommables.
D’abord par esprit de « discrétion » inculqué chez les Rwandais à l’égard de la nourriture. Jusque récemment, on ne parlait pas au Rwanda, du moins en public, des choses que l’on mange. Cela était considéré comme vulgaire, surtout dans les milieux Tutsi. Ce n’était pas distingué de nommer les aliments, sauf pour se moquer des Hutu et Twa, pour reprocher aux uns la gourmandise et aux autres la gloutonnerie. C’est un fait que les Hutu ne se cachaient pas et mangeaient sans craindre la vue des autres. Chez les Twa ce caractère était encore plus souligné, ce qui avait l’air d’ailleurs de fort amuser les Tutsi. Ceux-ci organisaient parfois des « joutes gastronomique» où les Twa étaient invités à venir faire admirer leurs talents, devant une assistance de Tutsi qui étaient plus intrigués qu’amusés par de telles prouesses.
Mais un tel comportement de la part des Hutu et des Twa ne doit pas surprendre, disent les Tutsi, car il est conforme à leur nature. Un tel comportement était considéré comme naturellement indigne de gens nobles. Ce langage n’est pas encore mort chez un grand nombre de Rwandais même après la révolution ! Il fait partie de leur mentalité.
Cette attitude cherchant à témoigner du mépris à l’égard de la nourriture (produits des champs) et à ridiculiser ceux qui osent en manger éventuellement, au vu et au su des gens qui ne font pas partie de la famille, était inculquée aux jeunes Tutsi dès leur jeune âge. Il semble qu’en dessous de 10 ans, l’enfant était essentiellement nourri au lait. Quand il avait faim, s’il voulait manger au lieu de boire du lait, il ne pouvait pas demander de la nourriture sous prétexte d’avoir faim. C’eut été le comble d’une mauvaise éducation. Un homme digne de ce nom, en l’occurrence un Tutsi, se devait de sublimer de tels besoins. Sinon, il était traité de gourmand, de Hutu. Ce qui correspond à traduire qu’il y a une différence entre un Hutu et un Tutsi, différence qui, si elle n’est pas de nature, est telle qu’elle doit interdire au noble de poser des gestes qui le feraient considérer comme un homme de nature quelque peu inférieure. Ce qui est affirmé dans cette attitude des Tutsi, c’est qu’en admettant que les Hutu pouvaient être des êtres humains comme eux, ils ne l’étaient pas de la même manière. Ainsi le fait de demander à manger en présence de gens qui ne sont pas des vôtres ou à la rigueur de votre condition, était considéré par les Tutsi comme étant une activité en dessous de leur dignité.
Malgré le fait indéniable des prestations en vivres dues aux Tutsi par les cultivateurs Hutu, les Tutsi sont parvenus à créer et à entretenir soigneusement un MYTHE quant à l’usage des redevances en denrées alimentaires, ce qui a eu pour effet d’augmenter leur prestige et surtout celui de la vache dont le lait les nourrissait. S’ils percevaient des tributs, s’ils exigeaient des corvées des cultivateurs, il fallait considérer que ces redevances servaient à nourrir les enfants, les Hutu-clients qui étaient attachés à leur maison et à leur personne et qui n’avaient pas l’occasion de cultiver leurs champs.
Cette dernière explication constituait une norme dont l’importance était telle que les Hutu-cuisiniers eux-mêmes étaient tenus de garder le secret le plus strict sur ce que mangeaient leurs maîtres Tutsi. Une indiscrétion dans ce domaine était sanctionnée « magiquement » : la lèpre, sinon la mort, affligeait le bavard et de façon imminente.
Les termes dont on vient d’expliquer le sens n’épuisent pas le répertoire des mots techniques en rapport avec le régime foncier de droit Tutsi ou de façon plus large en rapport avec la production économique.
Les notions développées soulignent, montrent que la terre, le bétail et le travail, en droit foncier pastoral, constituent des facteurs de production. Les termes rencontrés ci-dessus servent à en définir les modes ‘d’accès.
Mais là ne se limite pas la spécificité de ces mots. Ceux-ci indiquent spécialement que chacun d’eux correspond à un usage et par conséquent à un droit particulier. Cela veut dire qu’il était normal qu’une même personne ne puisse pas réunir en son chef tous les droits portant sur un même bien. Il était reconnu et admis que différentes personnes puissent réclamer divers usages par exemple d’un même terrain. Ainsi quelqu’un ayant un terrain ISAMBU avait le droit de semer cette parcelle et de recueillir la récolte, tandis que l’autorité, en vertu de son droit d’UBUBWIRIZE pouvait utiliser ce terrain, après récolte, comme pâturage (droit d’IBISIGATI ou d’IBLKORERA). Cela signifie finalement qu’aucun des deux n’était considéré comme le propriétaire, qui accorderait à quelqu’un d’autre l’usage de sa propriété comme pâturage ou comme champ de culture. Chacun pouvait simplement, en vertu des pouvoirs qu’il avait sur l’autre, réclamer l’usage d’une parcelle sur laquelle un autre pouvait réclamer un autre usage.
Il faut introduire ici une nuance. Quand nous avançons qu’aucun des deux usagers possibles d’un terrain n’était considéré comme propriétaire, ceci n’est vrai que sur le plan théorique et vrai seulement pour les Hutu. En effet, en posant le principe que le roi Tutsi est le propriétaire éminent de toutes les terres au nom du droit de conquête sur les aborigènes, les Tutsi lui ont ainsi reconnu l’usage exclusif du sol. Mais la souveraineté du sol qu’implique la souveraineté du roi n’est pas que la propriété publique qu’un Etat possède sur le territoire compris entre ses frontières; elle est une vraie propriété, c’est-à-dire que le roi possède, de manière opposable à ses sujets, chacun des droits d’utilisation pouvant porter sur un fonds. Le rôle éminent du roi était dès lors de mettre la terre à la disposition de ses sujets dès qu’une demande était formulée sans que la concession cessât de faire partie de tout le domaine sur lequel portait la souveraineté. C’est l’exercice de ces droits de souveraineté que le roi déléguait à ses représentants à l’intérieur du royaume, lesquels étaient surtout les Tutsi de naissance comme lui. Ce qui permet de les considérer comme propriétaires en second, en tant qu’ils participaient aux avantages que seul permettait l’exercice du pouvoir, ce dont les Hutu étaient privés individuellement et en tant que groupe vaincu et soumis.
Par cette pratique, inconnue dans le système foncier clanique Hutu, les autorités Tutsi ont éliminé progressivement les domaines collectifs (notamment par la mise sous inkungu (domaine public) et la redistribution des terres en lieu et place du patriarche de clan) et ont ainsi assuré leur emprise sur l’ensemble des terres. Usant des prérogatives du pouvoir, « le groupe Tutsi était parvenu à contrôler l’utilisation de la terre arable, en sorte que les cultivateurs n’étaient que les tenanciers précaires de leurs champs. Ce qui permettait aux Tutsi à la fois d’empêcher qu’une richesse, donc une puissance, se développe en dehors de leur sphère d’action et de s’approprier, sans devoir eux-mêmes travailler la terre, tout le surplus agricole, produit par la classe paysanne ».
Les mots employés, de signification différente, comme on l’a vu, jouent un rôle de synchronisation ou d’intégration des méthodes utilisées par ceux qui détenaient leur pouvoir, et donc leurs droits, directement du roi et ceux qui exerçaient le même pouvoir et jouissaient de mêmes droits suite à un arrangement entre personnes appartenant à un groupe dont les intérêts étaient communs.
Grâce à l’analyse des termes faite précédemment, on découvre qu’il existait une UNITE D’ACTION ET DE METHODE dans l’attitude des conquérants Tutsi visant à retirer au groupe des conquis leurs droits de propriété sur les terres. Comme le fait remarquer BOURGEOIS dans le cas du Bwishaza, « les éleveurs (qui n’étaient pas des autorités politiques) prirent arrangement avec les délégués locaux du chef de terres (qui pouvait être en même temps le grand chef de province : voir chapitre premier) afin que les Bahutu résidant sur leurs pacages leurs fussent directement subordonnés; ainsi, les éleveurs prélevèrent sur eux les redevances dues au titre de fermage dont ils conservèrent une partie à leur profit personnel tandis qu’ils cédaient l’autre au chef des terres ».
Il en résulte, on s’en rend compte, qu’en fait l’éleveur se muait ainsi en fonctionnaire fiscal et revêtait à son tour le caractère d’autorité par rapport aux paysans installés sur sa concession. C’est ce que confirme le Conseil du Mwami quand il déclare : « Lorsque le bénéficiaire d’igikingi installait dans son fief un solliciteur de terrain, ce dernier n’avait pas le droit d’en donner une parcelle à un autre individu qui ne dépendrait que de lui; c’est-à-dire, en d’autres mots que LE BENEFICIAIRE D’IGIKINGI QUEL QU’IL SOIT exerce l’autorité immédiate sur tous les foyers établis dans son fief ».
De même que « le sous-chef percevait les corvées de tous les détenteurs des MASAMBU de son ressort », de la même manière les détenteurs d’ibikingi concédés par la Cour et par le Chef d’armée exerçaient sur les habitants de leur fief, les droits reconnus au sous-chef » (ibid.).
UMUZINGA-KIRAGO (voir définition ci-dessus) exerçait sur ses subordonnés la même autorité et percevait les mêmes prestations que les précédents ».
Ainsi, il apparaît clairement que les Tutsi ont eu une même attitude pour s’assurer des droits sur la production économique des Hutu. S’appuyant sur la domination politique dont l’affaiblissement du pouvoir des patriarches Hutu avait favorisé l’extension, les Tutsi s’arrogèrent l’usage exclusif du sol, rendant ainsi les Hutu de simples usufruitiers. Hier encore propriétaire, « le Muhutu pour obtenir une tenure, dut la quémander aux nouveaux maîtres contre l’octroi de tributs et de corvées; d’homme libre, par suite du manque de cohésion clanique et inter-clanique, le Hutu devint un véritable serf taillable et corvéable à merci, évincé de sa tenure à la moindre velléité d’insubordination ou par simple fantaisie des dirigeants Batutsi ».
En résumé, l’organisation politique Tutsi, en concentrant le droit de propriété ou en tous tas l’usage prioritaire des terres entre les mains des Tutsi a abouti à trois résultats principaux :
1° le renforcement de la solidarité du groupe Tutsi;
2° la multiplication du nombre des fonctionnaires puisque chaque bénéficiaire Tutsi d’un domaine devenait un récolteur d’impôt au profit de la hiérarchie administrative;
3°chaque Tutsi était un fonctionnaire en puissance du moment qu’il pouvait espérer obtenir un fief sur lequel il lui était possible d’installer les cultivateurs Hutu, qui, de ce fait, devenaient ses sujets et desquels il avait le droit de tirer profit, sans pour autant abandonner son droit de propriété sur les parcelles à l’usage des Hutu. Ici, la conception du droit foncier rejoint le principe rencontré dans l’analyse d’ubuhake, principe selon lequel le patron a toujours le droit de reprendre l’usage d’une chose qu’il avait concédée à un client (umugaragu).
Ce principe d »ubuhake appliqué en matière foncière signifie que la tenure des terres n’était pas garantie, qu’elle était toujours résiliable, comme cela résulte des textes cités. Les titulaires d’amasambu étaient en fait considérés comme les clients fonciers de l’autorité politique. « Le Mwami et ses représentants dans les limites de leurs ressorts, pouvaient utiliser leur priorité de droit sur tout champ même occupé et se l’approprier de manière privative ». En fait, les Tutsi « en étaient arrivés à considérer ces terres comme les leurs, et les habitants comme des serfs, se reconnaissant progressivement, à la suite de successions en déshérence ou de mesures de confiscation politique, une propriété éminente qu’ils avaient finalement institutionnalisée. Ainsi avec plus ou moins de rigueur suivant les régions, la masse des Hutu était tenue, en une sorte d’esclavage domestique, par les féodaux Tutsi ».
Dans l’analyse faite plus haut de l’organisation et du rôle des institutions administratives et militaires, on s’est posé la question de savoir si la multiplication des autorités auxquelles les Hutu étaient soumis n’avait pas pour but de mieux assurer le contrôle de ces derniers et aussi d’extorquer de façon systématique le maximum de produits agricoles.
La question avait alors reçu une réponse qui semblait incomplète, mais que les données de la présente analyse confirment et complètent.
Lors de la même étude des institutions administratives et militaires, nous avons mentionné la hiérarchie qui existait, ainsi que la répartition des fonctions entre les différents agents. Les développements faits dans cette section montrent que tous ceux qui participaient à l’exercice du pouvoir n’étaient pas officiellement inclus dans cette hiérarchie puisque en plus du roi, du grand chef et du sous-chef, il y avait une masse de « fieffés » dont les faits étaient reconnus comme étant du pouvoir comme le prouve la récolte des impôts.
Nous avons admis, avec les auteurs qui ont écrit sur le Rwanda traditionnel, l’existence de chef de terre et de chef des pâturages sur un même territoire et qui étaient distincts du grand chef. Mais nous avons émis des réserves quant à la généralisation d’une telle division du pouvoir.
Nous croyons que la double institution du chef des terres et du chef des pâturages a été une institution pratiquée dans les fiefs réservés (ingaligali) dont « le Roi se sera réservé les revenus », ainsi que dans les fiefs de reine dont les revenus ont été donnés en apanage à une femme du roi ». Dans ces fiefs, qui dépendaient directement soit du Roi, soit d’une reine et échappaient à l’autorité du grand chef, il semble que les deux fonctionnaires aient existé pour en assurer l’administration et surtout la rentrée des redevances.
Partout ailleurs, il semble que le grand-chef (Umutware w’intebe) qui « exerçait son autorité sur les terres et les Bahutu » cumulait les deux fonctions puisqu’il « portait, en vertu même de cette charge, la qualification d’Umutware w’Ubutaka, c’est-à-dire chef de la terre ».
La même observation paraît valable en ce qui concerne le chef des pâturages. Ce personnage semble avoir été incarné par le grand chef lui-même, ce grand favori du roi, choisi pour sa fidélité à ce dernier et pour défendre les intérêts du monarque. Il est douteux que le roi ait flanqué un tel personnage de quelqu’un qui lui aurait porté ombrage dans le service du roi et dans les privilèges dont il jouissait. Dans ces conditions, nous pensons avec SANDRART que le chef d’UBUTAKA (on vient de voir que c’était le grand chef) « cumulait le plus souvent les deux fonctions, pour la paix générale ; dans l’éventualité contraire, c’était la pagaille ! ».
Mais au niveau de l’organisation locale des services du grand chef, il n’était pas exclu que celui-ci s’adjoignît des collaborateurs pour s’assurer particulièrement la rentrée des impôts en coordonnant les activités des autorités subalternes dont on a remarqué le grand nombre. Dans tous les cas, le fait d’être désigné par le grand chef n’empêchait pas de participer au pouvoir et de se considérer comme agent du roi, vu que le droit éminent de celui-ci « était, suivant la conception classique, délégué aux chefs, sous-chefs et jusqu’au dernier éleveur détenteur d’un sous-chef pastoral. Tous se considéraient propriétaires par délégation de ce patrimoine foncier, car dans la conception coutumière, pouvoir politique et propriété se confondent ».
Au debout de ce chapitre sur le régime foncier du Rwanda, précolonial, nous avons indiqué que l’intérêt porté à l’étude de ce régime relevait de deux motifs principaux : d’abord parce qu’il existait un rapport, une interférence, une interaction entre l’organisation politique et l’organisation foncière, ensuite parce qu’il semble que les effets produits par cette interaction ont constitué un élément important, en tant qu’une des causes de la révolution de 1959, comme on pourra le vérifier ultérieurement.
En d’autres termes, en intégrant l’analyse du régime foncier dans l’étude de l’organisation et du fonctionnement des structures de l’Etat, il s’agit de répondre à cette question fondamentale qui est de savoir si, en conquérant le pouvoir politique, les Tutsi sont en même temps devenus maîtres des terres et ont donc effectivement disposé du domaine foncier pour l’usage de leur groupement et au détriment des groupements Hutu, de façon telle que ces derniers y ont trouvé finalement argument contre l’administration Tutsi.
A ce stade de la réflexion, il semble indéniable que l’emprise des Tutsi sur les terres a été effective. Les lignes qui précèdent autorisent cette conclusion.
Le Rwanda est devenu la propriété des Tutsi par la force et l’astuce. Comme le note justement le Professeur MALENGREAU, « souvent la dépossession d’un peuple par un autre s’est faite sans violence extérieure, par une sorte d’évincement lent opéré par des manœuvres politiques menées avec adresse… On sait comment l’astuce des Batutsi a fini par les rendre maîtres de tous les pâturages occupés par la population paysanne autochtone ».
En alliant la force et l’astuce, les Tutsi ont érigé un système foncier à leur avantage, de manière progressive pour son affermissement, mais inflexible dans les méthodes. Ainsi, tout homme devenu puissant pouvait, « au vu et au su de tous, de sa force et son autorité, exercer le droit de KLTNYAGA (spolier), enlever le bétail ou confisquer la terre, à condition de le faire par la violence et en plein jour. Il ne faisait ainsi que reprendre la jouissance d’un bien qu’il n’avait accordée qu’à titre précaire ».
Certes, tontes les régions du Rwanda n’ont pas été touchées par le système de la même façon. Certaines régions ont pu résister longtemps à la conquête Tutsi et même une fois celle-ci admise, elles n’ont pas été totalement assimilées. C’est principalement le cas des régions du Nord et du Nord-Ouest, là même où le système d’Ubukonde a survécu, tout en évoluant.
Dans ces régions, les moins hamitisées jusqu’à la révolution de 1959, on pouvait trouver des cas où des Hutu ont gardé les domaines de leur clan. Mais même là, l’autorité politique Tutsi était finalement parvenue à s’assurer le contrôle de l’usage du sol suivant le principe reconnu aussi par ces régions que toutes les terres appartiennent au roi représenté par les différentes autorités.
En soumettant à son contrôle du à sa ratification, tout échange, donation, legs ou tractation quelconque en rapport avec le sol, l’autorité politique Tutsi a établi et s’est assuré un véritable régime de CO-POSSESSION des terres, tendant à atteindre et à achever la conquête sur celle-ci, sur les vaches (par le truchement des pâturages à donner ou à refuser) et tous les autres biens.
L’établissement des droits fonciers Tutsi et les méthodes employées sont évoqués devant le Groupe de Travail en ces termes : « Il y a eu des cas où les Hutu manants sont restés établis sur les terres traditionnellement appartenant à leur clan. Pour ceux-là le chef Tutsi a accaparé le pouvoir qu’avait le chef de famille Hutu (nous entendons famille dans le sens large africain). Le chef Tutsi dispose de tout terrain libre. Théoriquement, c’est pour le tenir à la disposition de la population qui viendra un jour habiter dans la circonscription. Mais en fait, il en dispose d’abord pour lui-même, ensuite pour les siens, et ensuite pour les Bahutu. C’est ainsi que dans les régions du Rwanda en général, les Tutsi possèdent des droits sur les terrains, droits qui leur sont contestés par les manants Hutu de la région. Ce sont eux qui sont les défricheurs de la forêt ».
Une recherche plus approfondie indique qu’en définitive, des pouvoirs aussi élargis entre les mains des autorités politiques proviennent d’une confusion dans les esprits entre la souveraineté territoriale du roi (et de ses représentants) et la propriété foncière. C’est cette confusion voulue au Rwanda qui a fini par se répercuter sur les institutions et par élargir considérablement les pouvoirs et les prérogatives des autorités Tutsi sur les terres collectives.
On pourrait objecter en disant que peut-être cette confusion avait un précédent dans l’organisation antérieure Hutu.
Une telle objection reviendrait, à notre avis, à identifier les deux systèmes dont la nature et les structures paraissent essentiellement différente d’abord dans leur conception de base, ensuite dans leurs organisations et fonctionnements.
En renvoyant à ce qui a été dit dans la première section de ce chapitre au sujet de la monarchie Hutu, il est important de rappeler que dans ce système le pouvoir souverain résidait en réalité dans la « Nation » (clannation) et que les groupes familiaux n’avaient à l’égard du Patriarche qu’une obligation conditionnelle de fidélité. Ils ne lui devaient obéissance que dans la mesure où il respectait son caractère paternel et où il tenait compte de la volonté populaire (exprimée par ses représentants au conseil du clan).
Il n’en fut pas de même dans le régime Tutsi. En effet, celui-ci est un régime monocratique au vrai sens du terme, c’est-à-dire celui dans lequel la souveraineté n’est pas exercée par le peuple lui-même, mais par un chef qui tient ses pouvoirs, non du peuple, mais de Dieu ou d’une autorité suprême mal définie. C’est le gouvernement d’un seul, souverain et maître de tous et de tout.
Si le roi est l’expression vivante de la collectivité parce qu’il est le symbole de la victoire, il est logique qu’il reprenne à son compte les droits fonciers de cette collectivité. Théorie qui confond, on s’en doute, le peuple souverain ou prétendu tel et le peuple propriétaire.
L’équivoque ainsi introduite permet au chef de porter atteinte à la propriété de ses sujets, non seulement lorsque l’intérêt général est en jeu, mais encore pour la sauvegarde de ses intérêts privés. Le pouvoir du Chef « cesse d’être un pouvoir de droit pour dégénérer en un pur phénomène de puissance », la monocratie devient du despotisme.
Ainsi, dans l’ensemble, « les chefs, forts de leur autorité et de leur prestige, sont tentés de commettre des abus en élevant au plus haut les profits de leur charge, au mépris bien souvent de la justice et de l’ordre social dont ils sont les gardiens ».
Les profits de leur charge. L’expression mérite d’être soulignée. Pour une caste qui abhorre tout travail qui la rapprocherait de la condition de ceux qui sont à ses yeux des êtres inférieurs, le profit devient le but du pouvoir et de l’exercice de celui-ci. Il est comme la dernière explication, « la raison de la multiplicité des organes revêtus d’une parcelle d’autorité dans la société indigène ; c’est aussi l’origine de leurs abus » (543) .
C’est, croyons-nous, cette recherche du profit par tous les moyens qui est à la bas- du régime de copossession des terres permettant à n’importe quel Tutsi d’espérer, par le truchement des vaches qui ne sont pas nécessairement les siennes, obtenir un commandement, occasion d’abus, vu le but poursuivi.
Il semble que le profit faisait partie de la philosophie du pouvoir, telle que les Tutsi l’avaient conçue au fur et à mesure de leur conquête. C’est ce que laisse entrevoir cette déclaration devant le Groupe de Travail :
« La co-possession consiste en ceci que le possesseur des vaches (en général Tutsi) obtenait du grand chef ou du Mwami le droit de faire pâturer ses vaches sur les terres des agriculteurs Hutu. Il n’y cultivait pas puisqu’en général le Tutsi ne cultivait pas. Ce droit était tel que si même le Hutu cultivateur installé sur sa terre ainsi aliénée en partie, avait luimême une vache, ou une chèvre, il rie pouvait la faire paître sur ses champs sans l’autorisation du Tutsi éleveur. Cette autorisation s’obtenait normalement par des cadeaux au Noble, serviteur du Mwami ou de grand chef Tutsi. « Un tel régime ne permet pas au manant Hutu d’avoir une assurance sur sa possession. Si l’on ajoute le réseau d’injustices sociales qui sont la conséquence d’une race sur une autre, il est clair qu’aucun paysan ne peut « arroser son champs de son sang ni l’engraisser de ses sueurs, dans la pensée que ses enfants lui succèderont.
« L’influence du monopole Tutsi, poursuit la déclaration, monopole politique à base ethnique, interdit au paysan pacifique ou au faible toute conscience de propriété, laquelle est à la base de ce don total de soi à la terre. Pourquoi nous tuer, dit un jour un paysan à qui l’on parlait d’entretien rationnel de ses terres, pourquoi me tuer tant si éventuellement je ne peux ni vendre ma terre ni faire paître ma chèvre sur cette terre ? C’est là, la réponse devenue générale de la part des manants Hutu devant les éducateurs officiels (il s’agit de l’administration européenne), Qui parlent de travail rationnel, de fumures, de luttes anti-érosives ».
Ce texte n’est pas une anticipation sur les causes immédiates de la révolution de 1959. Il a sa place ici dans la mesure où il est une illustration des méthodes employées par les Tutsi dans leur organisation et donc de leur attitude vis-à-vis des groupements Hutu.
Mais si tel est le point de vue des Hutu à un moment qui s’avérait délicat dans l’histoire du pays, il faut noter que telle n’était pas l’opinion du Conseil Supérieur du Pays, composé de chefs et Notables Tutsi et donc d’autorités directement concernées par ce jugement de condamnation.
Le Conseil Supérieur du pays a vu dans cette présentation de la situation un travail de sape des institutions, un jeu « d’influences provenant d’agents de division », « provocation à la lutte des classes ». Le Conseil nie les faits, l’évidence. Pourtant, la Commission qu’il avait créée en son sein pour étudier notamment le problème des corvées est formel dans son rapport : « Chacun des Conseillers a dû entendre les plaintes du peuple contre l’obligation du kazi (corvées)… Ils le disent au premier venu.
Ils s’en plaignent dans leurs conversations, ils osent même s’en plaindre dans les journaux. On a lu des articles de Kinyamateka (journal), venu des quatre coins du Rwanda. Les réponses adoucissantes de la Rédaction ne suffisent pas toujours à apaiser les malaises, et d’autres articles pleuvent successivement. On perçoit même de ces plaintes dans les Conseils constitués. Nous ne disons pas que ces faits sont toujours fondés. Mais la réalité est là, flagrante, crevant les oreilles. Il lui faut une solution ».
Si cette solution n’est pas donnée poursuit la Commission, « les relations des administrés et des administrants vont connaître une tension qui irait jusqu’à une rupture violente… La situation peut se précipiter… » et « il serait difficile de dire que le jeu n’a pas commencé. Bien que d’une façon indue, l’administration indigène aux yeux du peuple, se confond avec Umututsi par race. Or, il y a Umututsi par métissage, par élévation sociale et par race. De même qu’il y a Umuhutu par race et par diminution de rang social… Et l’erreur montre le Mututsi en général opprimant le Muhutu en général et cela par l’intermédiaire de l’administration, qui ne serait constituée que par l’intermédiaire de l’administration, qui ne serait constituée que par les Batutsi. C’est ‘une façon de cacher la provocation de la lutte des classes ».
Le commentaire de ces textes aura sa place ailleurs dans ce travail. Relevons cependant un accord dans l’opposition qui caractérise les acteurs ci-dessus : le peuple se plaint de la situation qui lui est faite par ses gouvernants, il ne veut plus « se tuer » au travail quand il ne peut pas en profiter.
Mais tandis que le Mouvement Social Muhutu réclame « une transformation qui doit être radicale et révolutionnaire » de tout le régime foncier pour corriger le mal dans les racines et poser de vraies bases d’une paix sûre et solide », les autorités politiques représentées par le Conseil du Pays que préside le roi en personne, s’alarment et crient à la division du peuple par des ennemis du pays, son souci est de savoir « d’abord les raisons profondes qui animent les auteurs de ces rumeurs ».
On comprend aisément cette réaction des autorités ; car réclamer des réformes foncières, c’était la meilleure voie d’ébranler tout l’édifice Tutsi. Jusque là, le principe de gouvernement resta que « chacun doit voir où sont ses intérêts ». Habitués à ne voir dans leurs administrés qu’un moyen, les gouvernants Tutsi n’auraient jamais toléré qu’ils deviennent un obstacle. Aussi, note MALENGREAU, « il n’est pas exagéré de dire que jusqu’à la veille de notre occupation, l’indigène du Rwanda vivait sous un régime de force et d’arbitraire. Le chef se croyait-il assez puissant, il pressurait ses sujets dans toute la mesure du possible, les chassant de leurs terres et s’y installant à leur place. Tout était matière à abus et tous les prétextes servaient à les justifier ».
L’erreur la plus grave qu’aient peut-être commise les Tutsi dans l’histoire politique du Rwanda fut de fermer l’oreille aux manifestations des Hutu réclamant un adoucissement du joug qui pesait sur eux. Mais une autre erreur a été de persévérer dans ce système, en raffinant les méthodes d’exploitation, aveuglés par la réussite du système de l’époque même où dans d’autres pays, on écrivait dans la presse que « les corvées ont été supprimées sauf au Congo belge et au Ruanda-Urundi ».
En cherchant à « modérer ces appétits de liberté outrée que certains désirent voir assouvis afin de mieux semer l’anarchie », le Conseil a mis le feu aux poudres. En refusant de mettre fin aux corvées et à l’exploitation dont se plaint ouvertement le peuple, il nous semble que le Conseil a fourni une occasion propice aux réformateurs d’abord, aux révolutionnaires ensuite, d’exploiter ces faits à leur avantage. Par là, nous disons que l’attitude des conquérants Tutsi en matière foncière a été une des causes principales de la révolution.
En voyant son attitude, on a l’impression que le Conseil Supérieur du Pays s’est trouvé en retard sur l’évolution mentale du peuple. Il a voulu s’en prendre à ceux qui d’une façon certaine avait provoqué cette évolution en espérant ainsi sauvegarder ses privilèges, mais la brèche était déjà faite : le régime chancelait déjà. Comme le remarque ADRIAENSSENS. « L’amour pour les institutions propres du pays est difficile pour ceux qui sont les victimes du système. Les lacunes du régime foncier coutumier sont perçues avec plus d’acuité par ceux qui en souffrent que par ceux qui en profitent. L’attachement d’un groupe privilégié aux structures traditionnelles s’appuie souvent sur d’autres soucis que ceux de la vérité et de la justice. La masse n’est pas romantique… LE REFUS CAMOUFLE DES AUTORITES FEODALES DE DONNER UNE SOLUTION AU PROBLEME FONCIER A ETE UNE DES PRINCIPALES CAUSES DE LA REVOLUTION DE NOVEMBRE 1959 ».
Avec ce chapitre se clôt la page précoloniale. Elle n’est close que chronologiquement, c’est-à-dire pour répondre au schéma proposé pour la clarté de l’exposé. Les acteurs ainsi que leurs faits, demeurent, afin que « le présent… s’éclaire, en vue de l’avenir qu’il prépare, à la lumière du passé dont l’histoire lui apporte l’expérience ».
Le problème- foncier dont l’analyse s’achève pour une époque a paru complexe et même d’interprétation délicate : qu’il s’agisse de déterminer la nature des droits sur le sol dans le système clanique Hutu ou dans l’organisation Tutsi; qu’il s’agisse de montrer le rôle de la terre comme lien de solidarité au moyen d’asservissement, le problème foncier s’est avéré comme une des pièces centrales dans la vie de la société rwandaise d’avant la rencontre avec l’Occident.
L’organisation foncière a trouvé sa place dans cette étude à cause de ses interférences avec l’organisation politique : le droit de jouissance sur le sol, sous le régime Tutsi, dépendait largement de la volonté des gouvernants.
En enserrant les paysans Hutu dans un réseau subtil d’obligations devant lesquelles aucun choix n’était consenti, l’aristocratie et les gouvernants Tutsi ont créé une situation dans laquelle la liberté politique s’est trouvée détériorée. Ce fut le règne de la subordination. Là où la conquête a assuré le pouvoir aux Tutsi, l’appropriation des terres a achevé l’aliénation politico-économique, garantissant ainsi des privilèges sociaux au groupe des gouvernants. Cet aspect a fait considérer l’organisation foncière comme faisant partie intégrante du système politique. Dès lors, son analyse ne pouvait être séparée de ce qui, à nos yeux, constitue la caractéristique fondamentale du régime Tutsi : étendre son emprise sur tout ce qui peut être une source de revenus pour chaque gouvernant et pour le groupe auquel il appartient. Les faits relatés dans cette partie du travail démontrent suffisamment que dans l’ensemble, le système a atteint ses résultats : la masse des Hutu n’avait d’autre issue que de se mettre à la disposition des conquérants Tutsi. Pour avoir une parcelle, il fallait se faire « homme d’un puissant suivant les modes décrits ci-dessus. Sans « cadeaux » et sans bras solides à offrir, les chances étaient très limitées.
Ainsi dans le système foncier de droit Tutsi, comme dans l’institution d Ubuhake et les organisations administrative et militaire, les relations s’établissaient en termes de gouvernants et de gouvernés.
L’accent a été mis sur les diverses formes de l’action des gouvernants sur les gouvernés. Comme celle-ci comprend l’ensemble des activités des gouvernants, l’analyse des moyens employés par ceux-ci pour assurer la direction de la société qu’ils gouvernaient est ainsi justifiée.
En monopolisant le pouvoir conquis, les gouvernants Tutsi ont pu étendre leur autorité et s’affirmer comme classe privilégiée aristocratique. Point ne fut donc besoin d’un appel à l’expression du consentement des gouvernés.
Cette monopolisation du pouvoir a permis aux Tutsi de profiter du surplus économique des Hutu et a conduit à une répartition inégale des ressources, ouvrant ainsi la porte à la constitution d’une classe de non-producteurs et créant une société hiérarchisée participant de façon différenciée aux avantages sociaux du système. Dorénavant, le système politique se fonde sur les relations d’autorité de supérieur à inférieur par suite de l’interférence mutuelle de deux principes : statut héréditaire et dépendance personnelle. Les relations de gouvernants à gouvernés ne sont pas un dialogue politique, elles sont un rapport de domination économique. C’est à ce niveau que nous disons que l’appropriation des terres ou l’organisation foncière de droit Tutsi parfait l’organisation politique, c’est-à-dire rejoint Ubuhake et s’y insère en même temps qu’elle permet un plus grand déploiement de puissance des gouvernants. Le rapport est de subordination de l’individu aux rouages de l’Etat.
Cet Etat est apparu comme étant une organisation politique de la société dans laquelle il n’y avait pas d’intervention des gouvernés. Nous avons qualifié la monarchie rwandaise de monarchie absolue : une monocratie dans laquelle le chef du groupe politique exerce seul tout le pouvoir.
Il faut s’entendre. Il ne s’agit pas tant de l’avènement d’un pouvoir individuel que de la prise de conscience pour le groupe Tutsi de son unité autour de celui qui le représente. En tant que seul détenteur de la POTESTAS, le roi seul gouverne son peuple, ses sujets. Il les gouverne par ses agents, qui reçoivent leur pouvoir de lui. Les sujets n’ont aucun pouvoir ; ils doivent obéissance au chef (cette vertu tant appréciée !) ils doivent avoir foi en lui. C’est de cette conception descendante du pouvoir que nous avons dit qu’elle s’oppose à la conception ascendante du système Hutu, dans laquelle le pouvoir vient du peuple (par ses représentants au Conseil du Clan).
Dans sa formulation la plus simple, on peut dire que, dans la société rwandaise précoloniale, la fonction des gouvernants consistait à commander, à diriger le groupe socio-politique, à y exercer le pouvoir politique, à prendre les décisions politiques en sauvegardant le pouvoir dans chacun de ses attributs. Sauvegarder l’unité du pouvoir, cela veut dire que chaque gouvernant a le droit et le devoir d’intervenir dans tous les domaines qui touchent à la société qu’il gouverne : c’est la confusion des pouvoirs de haut en bas.
A la veille de la pénétration européenne, la société rwandaise pouvait se résumer dans cette phrase de BURDEAU : « Des hommes qui commandent, d’autres qui obéissent, tel est, dans sa nudité essentielle, le squelette irréductible de la vie politique »
Toute la vie des paysans Hutu était comme enserrée et paralysée dans ce squelette de la vie politique. On pourrait peut-être nuancer suivant les régions, mais la réalité politique, économique et sociale n’en demeurait pas moins. Ce texte de TOCQUEVILLE n’est pas loin de l’image de cette vie :
« Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du XVIIIème siècle… si passionnément épris de la terre qu’il consacre à l’acheter toutes ses épargnes et l’achète à tout prix. Pour l’acquérir, il lui faut d’abord payer un droit, non au gouvernement, mais à d’autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l’administration des affaires publiques… Il la possède enfin ; il y enterre son cœur avec son grain… Surviennent pourtant ces mêmes voisins qui l’arrachent à son champ et l’obligent à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier : les mêmes l’en empêchent ; les mêmes l’attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu’après l’avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C’est à leur faire des rentes que passe une partie des revenus de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables. Quoiqu’il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses produits ; et quand il a fini avec ceux-ci, d’autres, vêtus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d’envie qui se sont amassés dans son cœur ».
Comme le paysan français ou plus que lui, le paysan Hutu, sous la domination Tutsi ne se caractérisait plus par un lien avec le sol. Il travaillait ce sol mais au profit des puissants. Sa marque propre était de dépendre si étroitement d’un autre homme, d’un Tutsi, que partout où il se rendait, cette attache le suivait et collait à sa postérité.
Héritage des siècles et des générations, fait d’alternances, de douceur et d’âpreté, de grandeurs et d’injustices, chaque Hutu en général en était marqué. Le cadre s’y prêtait comme cela peut se voir dans les exemples donnés.
Combien de temps la situation pourra-t-elle durer encore ? La réponse est dans l’avenir, cet avenir où les Rwandais ne seront plus seuls sur la scène, où les Hutu ne seront pas seuls soumis, mais où leurs maîtres Tutsi ne seront plus les plus maîtres du pays. En définitive, cet avenir dépendra de toutes les parties en présence. Continuité ou changement, la deuxième partie de ce travail introduit la matière.